Le silence du psychanalyste

Le premier silence est le silence du refoulement. Le silence de l’analyste est un écho, un miroir de ce refoulement, nécessaire à ce qu'il se mette au travail pour retrouver un désir humain derrière un symptôme. Le présupposé avéré de cette démarche est que le symptôme psychique  n'est pas une anomalie mentale, mais un aléa du développement du désir.
 
Mais, dès lors, il ne marche pas lorsque le problème posé n’est pas de l’ordre du refoulement ! Et rien n’indique que l’analyste n’ait à faire qu’avec ce refoulement. Même là, il n’est pas certain que le silence, s’il est une procédure centrale, soit la seule…Silence et transfert,, dé-construction et construction sont en fait les deux axes de toute rencontre psychothérapique, y compris en psychanalyse. S'il y a à déconstruire des narcissismes en impasse dans le symptôme, il y a aussi à laisser se reconstruire ce narcissisme, sous d'autres modes. Cet aspect a déjà été abordé dans le travail intitulé «Transfert et structure», auquel je renvoie donc ceux qui pensent, et ils ont raison, que la psychanalyse n'est pas que silence. Mais, bon, aujourd'hui, il s'agira de cela.
 
 
Silence et transfert
 
Le silence de l’analyste est d'abord un silence indiquant que la castration existe chez lui. Elle est la place faite à l’autre, le témoin de l’absence de toute puissance théorique, le signe que le chemin du patient  peut se faire à côté de celui de l’analyste, et non être dans l’obligation d’être le même, où de s'y inclure, comme dans un modèle médical trop courant et pseudo scientifique. Notons qu'il est d'autres façons de pratiquer la médecine, ceux qui s'essayent à la pratique du Balint en sont la preuve.
 
A ce silence répondra en fin de cure la distance prise par le patient, qui n’est pas un calque hystérique de celle prise par l’analyste, comme on le voit trop souvent, c’est au contraire l’aperçu par le patient que son chemin est singulier, n’est jamais réductible à aucun autre, fût-ce celui de l’analyste.
 
Cet espace, ce silence, ne se font pas tout seuls, ils n’existent que si cette castration est montrée comme possible par l’analyste, voire si elle est souligné par certaines de ses interventions.
 
Ce silence de l'analyste est le début de l’espace possible entre l’autre et soi, à condition que cela ne soit pas un silence inhabité, un jeu de désêtre où la tristesse d’être soi l’emporte sur le plaisir de l’invention personnelle. Le risque est grand que derrière ce silence se cache en fait une théorie figée proche de la théorie idéale du mélancolique...  Sinon, le silence est alors l’écoute, l’écoute de l’autre, l’écoute de ce que l’autre suscite en nous, l’écoute de l’espace entre les êtres, l'espace des possibles.
 
Il peut au contraire être une forme d’inhibition psychique, se teintant alors d’angoisse, de peur, de honte, de tristesse, d’arrêt de la pensée, de replis psychopathologique. Ce silence se rencontre chez les analystes qui ont tenté de résoudre leurs problèmes dans une identification à l'analyste, au décours d'une analyse trop incomplète. Rien ne peut se produire de bon à ce moment, sauf un effet de groupe et de collage dans lequel les patients sont à leur tour entraînés. Le gourou est alors celui qui a besoin d'élève pour qu'il puisse lui-même croire à ses balivernes… L'illusion groupale est une des multiples défense contre la souffrance psychique, tendant à réduire le monde à un groupe, dans un manichéisme stérile et pathogène. Ce type de silence se repère bien d'être de mise dès que le registre abordé dérange la théorisation défensive qui est à l'oeuvre : pas de castration, là, pas de limite articulable et désignable de son propre fonctionnement, pas d'évaluation critique de sa pratique et de ses résultats. Ces réflexes de défense de l'identité malgré l'évidence d'un problème dans la réalité rencontrée est une psychorigidité bien humaine dans sa nature même, ce qui implique que les dégâts qui s'ensuivent ne sont pas près de finir : faire silence sur sa propre œuvre afin de permettre une transmission qui ne soit pas du copiage n'est pas donné à tout le monde !
 
Ce silence, pourtant, reste la clé, dans la pratique de l'analyse, pour que le patient ait quelques chances de passer du symptôme au désir. L'analyse du transfert, telle qu'elle est souvent décrite, qui rapporte à la structure du patient tout événement de la cure, ne peut tendre compte de la réalité du travail, qui reste un travail de limite sur deux systèmes de pensée, celui du patient et de l'analyste. Dès lors qu'un des deux points de référence du dialogue reste inamovible, pas de rencontre, pas de remaniement. Le silence de l'analyste n'est pas un silence de sanctuarisation, d'abri de son cher système théorique, mais un silence d'interrogation, de doute, de remaniement.
 
Ce silence est, alors seulement, le lieu de l’analyse du transfert, du contre-transfert.  La critique lacanienne du contre-transfert s’entend bien, et je partage l’idée qu’il n’est qu’un transfert. Mais, encore une fois, cela peut être mal entendu, comme l’idée que tout l’espace transférentiel serait au fond à charge du patient.. Non, si le transfert est unique, c’est en raison du fait qu’il agit de part et d’autre du divan, à la fois sur l’analyste et le patient, selon ce statut particulier du signifiant bien étudié par Lacan. Tout mot prononcé, par l’un ou l’autre, tout silence, toute intervention constitue l’espace du transfert, qui agit, interfère, modifie, crée de la résistance ou de l’ouverture chez l’un comme chez l’autre… Les multiples objets ainsi créés par l'un ou l'autre auront pour fonction d'explorer l'inassumable singularité du patient d'un côté, la limite de ses appuis théoriques pour l'analyste. Le silence de l'être, moteur puissant de l'accès au désir, passera par ces conditions, qui sont toutes du versant de la déprise de l'objet, pour l'un et pour l'autre. Sans cela, rien ne se passe.
 
Nous verrons plus loin que l'œuvre de Lupasco donne quelques raisons théoriques précises à ces propositions.
 
Les logiques du dialogue analytique sont avec profit réductibles aux échanges concrets, leurs effets étant, heureusement, largement incontrôlables de part et d’autre du divan. Sans une part importante de silence, ces effets, tant chez l’analyste que chez l’analysant, risquent de se perdre dans un faux dialogue, qui ne serait que la logique de l’échange, du semblant de savoir, du bruit, sans plus avoir grand chose avec les logiques de l’inconscient.
 
Silence, donc, pour entendre les effets chez soi comme chez l’autre de ce qui vient de se passer. Le silence est donc la condition d’existence d’un transfert analysable, au sens d’une attention après coup à ce qui vient de se dire, de part et d’autre.
 
 
Silence, narcissisme.
 
J’ai l’habitude de dire à mes patients que le plus important est toujours pour eux ce qui se passe en dehors de l’analyse, en mon absence, donc. C’est dire d'emblée qu’on est pas du tout dans la sphère de la réassurance narcissique, mais dans la réalité d’un désir singulier, ce qui n’est pas la même chose. La réassurance narcissique, l’encouragement, les phrases du genre « Il faut positiver » ne servent qu’à renforcer l’aliénation à l’analyste, qu’à restaurer une dictature de l’image dont les effets paradoxaux ne vont pas tarder à survenir, dès que le réel soit du pb psychique, soit de la vie va resurgir.
 
Par contre, prendre acte de la vanité des images, de soi ou des autres, et de la force du vivant, du désir, cela engage dans une transmission d’actes, d’invention, de prise de risque, de liberté, y compris vis-à-vis de l’analyste, qui augurent mieux d’un fin de cure possible.
 
Cette absence de l’analyste au monde de l’idéal, et sa présence à l’univers du désir, tout ceci passe par le silence de la valorisation narcissique. Bref, être content de ce qu’on a fait n’est pas la même chose que d’être content de ce qu’on est…
 
Trop de présence, trop de paroles vont participer à enfler un axe narcissique dont l’évidence de la grande faiblesse au départ du travail ne justifie pas qu’on en fasse une inflation aliénante.
 
Mais trop de silence, un manque de présence vont aussi impliquer que l’espace transférentiel ne se crée pas, empêchant la survenue du  matériel minimum au déroulement d’une analyse. Pour que le théâtre transférentiel commence, il faut un minimum de texte commun, d’histoire commune.
 
Un temps d’engagement, un temps de saisie dans le transfert est nécessaire à l’amorce de l’espace transférentiel, puis un temps de silence, de retrait, d’analyse silencieuse de ce qui vient de se passer permet l’élaboration désirante, qui n’est pas cette identité narcissique.
 
Seulement, si manque la base minimum de réparation narcissique, l’élaboration du désir fait défaut, remplacée par les productions symptomatiques qui ont toutes pour fonction la restauration narcissique imaginaire.
 
L’analyse n’a donc pas l'unique vocation, devant les failles narcissiques, d'en permettre la restauration. Elle ne peut remettre en marche le désir qu’à aider le patient à saisir que derrière son envie de restauration narcissique, se cache un désir de toute puissance imaginaire qui ne peut que le faire passer à côté de son désir. A l'analyste de comprendre, lui aussi, que cette toute puissance du symptôme n'est que l'infantile conséquence d'une construction de la castration qui n'a pu se faire, et qu'il ne suffit pas d'analyser pour que quelque chose se passe : il faut aussi qu'elle se reprenne dans le théâtre du transfert analytique. En fait, l'abandon de la toute puissance du symptôme sera parallèle  la reconstruction du savoir de la castration.
 
Si la faille narcissique est la règle, elle existe aussi du côté de l’Autre, ce que cachent au sujet les parents de l’analysant (je parle ici des parents du discours de l’analysant, pas des parents réels…). C’est lorsque l’aperçu de cette faille chez l'autre est claire pour le patient que son désir se restaure peu à peu, à condition que cette faille existe aussi du côté de son analyste, ce qui n’est pas une condition universelle lorsque l’analyste s’appuie trop, pour diverses raisons narcissiques, elles aussi, sur la théorie. Il n’est pas toujours commode, quand on a choisi ce métier, de faire silence sur les motivations inconscientes qui nous poussent de l’autre côté du manche. Qu’on puisse être certain, à priori, qu’une faille existe là est sans doute le minimum de silence qu’on s’impose alors, pour que l’autre puisse s’en sortir…Ce silence de l'analyste témoigne alors de la faille narcissique minimum nécessaire à ce que les échanges soient possibles entre les vivants, seul condition pour que la signification devienne de l'information, avec ses conséquences d'enrichissement subjectif.
 
Lorsqu’il a cette fonction d’introduire à la castration de la personne même de l’analyste, alors le silence peut jouer son rôle. Mais, lorsqu’il n’est que le témoin d’une toute puissance ou d’une toute croyance, ce qui est la même chose, alors, il passe à côté d’un réel effet analytique pour participer à un jeu vite pervers de miroir narcissique.
 
Sinon, commence alors une oscillation féconde pour le désir entre silence et présence.
 
 
Silence et présence réelle.
 
Car le silence dévoile la figure de l’autre, l’imago primordiale qui est la forme à priori que prend le partenaire dans le mécanisme de l’altérité.
 
Ce patern fondamental est d’autant plus accessible que le silence existe dans la position de l’analyse et fait résonner avec ce qu’on appelle parfois la présence réelle.
 
C’est que l’imago et la présence réelle sont précisément deux fonctions complémentaires et constamment remaniables l’une avec l’autre.
 
C’est la fonction du silence de permettre que les deux se dévoilent, l’imago pour l’analyste, la présence réelle pour l’analysant.
 
Le véritable miroir transférentiel est celui-là, qui articule deux images de l’Autre, l’interne et l’externe, l’imago et la présence. C’est le silence qui fait bailler ce miroir, permettant d’en apercevoir la structure.
 
Le stade du miroir est en réalité une propriété des grands singes, une sorte de spécialisation de l’importance de la mimique dans l’apprentissage du code social, puis du langage.
 
Le visage est ainsi neurologiquement reconnu dès les premières heures, ainsi que les réactions de mimétisme. Viennent ensuite tous les jeux de mime et de vocalise entre l’enfant et les adultes qui l’entourent. Du grand singe à l’homme, le visage est le signal principal du fait social, faisant jouer cette harmonique entre l’expérience interne de ces signaux et les signaux eux-mêmes. C’est le fondement de ce que j’appelle une logique subjective, qui n’est ni soi ni l’autre, mais une logique qui fonctionne grâce une interaction, à la présence de deux humains.
 
L’objet analysable, là, est l’interaction, c’est l’ensemble des deux personnes en jeu dans le miroir. Ensuite, dans un deuxième temps, ce qui vient de se passer est intériorisé chez chacun pour son propre compte, remaniant de part et d’autre imagos et univers symbolique.
 
Le silence vient faire disjonction entre ces deux plans de l’interne et de l’externe, permettant en fait de dévoiler les deux, donc de les analyser, de les repérer, les comprendre, puis les remanier.
 
Ce décalage par le silence de la réponse entre présence réelle et imago permet de les entendre toutes deux, deux faces d’une même médaille, deux plans du miroir.
 
Ainsi, il est deux autres faces au transfert, à côté de l’analyse et la construction : la face de l’interaction réelle liée à la présence réelle de l’analyste, et le versant de l’imago remanié par cette rencontre.
 
La part du transfert qui nous intéresse dans l’analyse de sa part constructive est liée à la présence réelle, dans la séance, car c’est celui qui est remanié continuellement dans la cure. Les effets imaginaires s’ensuivent automatiquement.
 
Ainsi, si le stade du miroir est sans fin tant que la cure dure, le silence est aussi sans cesse ce qui va permettre de le mettre en remaniement, et non en répétition sans trêve dans une identification collabée, collée, où l’une et l’autre répètent sans cesse les mêmes blocages narcissiques, au lieu de se remanier, de se réorganiser.
 
Le silence est littéralement ce qui va séparer les deux plans du narcissisme, ce que Freud appelait l’idéal du moi et le moi idéal, qu’il est plus clair de poser comme présence réelle et imago.
 
Si l’imago colle à la présence réelle, grâce à ce qu’on appelle la conversation, des actes sont possibles, des pensées se répètent, mais pas d’analyse.
 
Si par contre, le silence joue sa fonction de séparateur dans le processus narcissique, alors, l’analyse des divers plans du miroir devient possible, et après ou avec elle la reconstruction, le remaniement.
 
C’est bien le silence ainsi, qui permet d’approcher au plus profond et au plus vrai à la fois du patient, mais aussi de son analyste… Mais si on oublie que le silence n’est que le préalable à une reconstruction désirante, alors, on transforme ce silence en séparation traumatique et parfois définitive entre soi et l’autre..
 
La parole se déconstruit donc dans le silence, qui peut devenir de ce fait traumatique si ce même silence à travers la présence réelle de l’analyste, n’autorise pas aussi la reconstruction de cette parole. Un désir ne se soutient donc ni sans silence, ni sans paroles
 
Le silence permet alors l’élaboration, précisément… Il est le pendant nécessaire de la communication, ce qui lui permet de rester vrai, c’est à dire dans sa limite.
 
Le silence est alors accueil, place vide, creux, interstice dans lequel l’autre vient parler de sa place, de sa vie, de son désir.
 
Mais est-il possible pour un désir de faire place à un autre ? Sans doute non, et tout silence proposé à l’écoute de l’autre est de ce point de vue une impossibilité, voire une imposture lorsque la proposition est précisément que l’autre s’y retrouve en cet endroit, qui n’est pas le sien. Lorsqu’on est invité, on n’est pas chez soi…
 
Aussi ce silence de l’analyste n’est pas à proprement parler une place faite au désir de l’autre, mais simplement lieu d’élaboration d’un problème, voire l’endroit où un désir peut s’amorcer, mais non pas se vivre…
 
Autrement dit, encore une fois, un lieu d’analyse n’est pas un lieu de reconnaissance narcissique. Lorsque cela se produit, on est plutôt dans une configuration perverse par laquelle se réamorce l’aliénation à l’image, ici dans le transfert.
 
Le silence de l’analyse est une invite à ce qu’une impasse désirante montre sa structure, afin qu’elle puisse être travaillée. Il n’est pas une place faite au désir de l’autre. Le désir trouve sa place, avec l’autre, mais sans lui… La présence réelle fait obstacle, quoiqu’on en veuille, à la réalité du désir. Ainsi, plus que dans le silence de l’analyste, c’est en son absence réelle que le désir du patient pourra resurgir, en dehors même de la séance…
 
 
Silence et angoisse.
 
Reste le silence opposé à une question, ou le silence devant l’angoisse. Le premier est la base même de l’analyse, comme on l’a vu plus haut, permettant d’ouvrir les deux plans du narcissisme, afin de permettre une lecture du symptôme. A l’inverse, le refus de la dimension psychothérapique, reconstructive, par l’analyste peut être à l’origine d’angoisse, le silence de l’analysant montrant ce qu’on appelle une résistance… mais du côté de l’analyste.
 
Si la perlaboration est la conséquence du silence, ou , dit autrement, si le silence est une nécessité pour qu’une perlaboration existe., les techniques de psychothérapie qui ne font pas place au silence posent sans doute le pb d’une élaboration surtout hystérique d’un discours commun faisant office de base identitaire, avec son risque majeur de résultat à court terme, et d’absence de changement à moyen et long terme, au motif qu’on a alors pas travaillé sur le désir.
 
Mais un trop de silence peut aboutir au même résultat, en raison de l’absence de changement structurel lié au défaut d’intervention de l’analyste. Celle-ci vise le changement de la structure, le silence qui suit vise l’intégration de ce changement, après avoir été la condition majeure de son dévoilement, le rêve assigne enfin un fondement à l’ensemble, stabilisé par les actes inventifs qui se font alors jour dans la vie du patient..
 
En effet, le symptôme a un sens, et son exposé nécessite le silence, si on part du principe que l’inconscient est structuré comme un langage. Le silence est là une nécessité logique pour l’aperçu d’une structure symptomatique, pour que le langage du symptôme apparaisse dans la parole du patient. Le langage se déduit en effet toujours d’une parole, dans laquelle on entend alors à la fois la structure, le désir et le symptôme. Le travail de l’intervention, qui suit le silence, est de dégager l’un de l’autre, à l'aide de la structure, de même que le travail de l'ethnologue et du linguiste, à l'inverse, consiste à dégager de la parole symptôme et désir, pour que la structure du langage seule apparaisse.
 
Ainsi, seul le symptôme sera interprétable, le désir, lui, ne l’est pas. L’absence d’intervention à ce moment du déroulé de la parole du patient laisse collés les plans du désir et du symptôme, provoquant alors l’angoisse, mais une angoisse non productive, contre productive même pour l’analyse.
 
Mais le désir lui-même doit-il être validé par une intervention de l’analyste, si la structure du symptôme a à l’être, comme on vient de le voir.? Cette question est la plus complexe concernant le silence.
 
Il faut pour avancer dans cette affaire repartir du fait avéré que toute intervention de l’analyste est nécessairement une erreur.. Dès lors, valider un désir est par définition une erreur aussi. Alors, pour qu’une intervention soit une erreur, encore faut-il qu’elle soit exprimée… Mais si elle ne l’est pas, elle reste dans le statut du fantasme, sauf à ce que l’analysant entende que le silence de l’analyste vient du fait qu’il ne peut dire la vérité de l’autre. Mais alors, pourquoi ne pas dire cela, qu’on ne peut savoir la vérité de l’autre, même si par contre on peut savoir à peu près quelque chose de son symptôme  ?
 
Il me semble qu’il est moins de risque à prendre acte dans le langage de sa castration que de cultiver un silence prêtant à toutes les significations fantasmatiques, y compris celles qui valident à l’infini la position du maître, au détriment de celle du chercheur.. dans la collectivité des chercheurs, donc des humains. Voilà qui ouvre plus à la voie du désir de chacun que le culte du silence plus ou moins anxieux autour de la question du désir.
 
Ce type de silence de l'analyse renvoie à l'essentiel du préverbal dans le transférentiel. C’est la raison pour laquelle cela reste à la limite de l’analysable et du transmissible. Cela touche en fait à cette dimension fondatrice qui fait de l’humain un objet pour les autres humains… Seuls les mots et leur usage peuvent trancher sur cette archéologie de l’appartenance à l’humain, et c’est pour cela qu’il vaut sans doute mieux souligner le désir de l’autre, en ce qu’il tranche sur le nôtre, fût-ce celui de l’analyste… Autrement dit, souligner le désir du patient est possible et probablement souhaitable, à condition de poser clairement sa singularité comme distincte de celle du patient…
 
En fait l’idéal de la rencontre, pour l’analyse, est la présence sans angoisse de deux silences. C’est alors l’annonce que deux désirs sont au travail, et cela signe la fin de l’analyse…
 
 
Vignette clinique : elle cesse les séances en raison d'un sentiment amoureux qui devient insupportable, renvoyant à un autre insupportable, la relation précoce avec une mère quasi frigide d’instinct maternel, portant la honte et le secret du destin du grand-père.
 
Le silence inaugurant les séances était presque complètement interprétatif. Quand elle parvenait à parler, c'était pour me signaler mon manque d'intérêt, le peu de cas que je pouvais lui accorder, l'insupportable de n'avoir qu'une relation professionnelle ensemble... Elle était venu me voir après une relation sexuelle avec son généraliste, dont elle était amoureuse.
 
Le corps et les affects parlent, sans lien au verbal, mais en relation, par contre avec la présence réelle de l'autre, dans un silence complètement habité d’angoisse. C'est dans le cadre du transfert que le lien signifiant entre les mots et le corps va se reconstituer, le renvoi entre les évènements transférentiels et les faits concrets de sa vie prenant sens au fur et à mesure de leur survenue et de leur verbalisation, à travers l’exposé des productions imaginaires. Le long travail de son silence ne sera tenable, possible que grâce à une verbalisation patiente de l’analyste, prudente et rare, mais venant dès que l’insupportable se montrait, dès que le silence devenait angoisse panique.
 
Il faut noter que c’est une patiente insérée socialement, qui travaille et fonctionne dans la vie de tous les jours, avec mari et enfants qui ne vont pas si mal que cela.
 
C’est le silence de l’analyse qui permet l’ouverture de cet espace entre sa dépression chronique et l’absence de réponse de réassurance : dans cet interstice, toute une histoire refoulée, douloureuse, sur trois générations, va se reconstituer. Il suffit que cesse l’espace de la conversation pour que s’ouvre le plan entre l’imago et la présence réelle.  L’analyste prend connaissance des imagos qui se forment en lui, projetés par l’effet de présence que provoque le silence chez le patient. Cette déconstruction du montage narcissique inconscient est en fait tout simplement dangereuse si elle ne s’accompagne pas dans le même temps d’une reconstruction dans l’espace même du transfert. C’est alors le rôle des interventions de l’analyste, parfois réduites, d’ailleurs, à n’être qu’une voix, une autre voix qui s’adresse au patient, avec d’autres intentions … Nombreux sont mes patients, sortis de ces moments difficiles, qui témoignent d’un simple effet de bercement de la voix de l’analyste. A l’analyste de savoir là doser, pour que l’effet fondamental de l’analyse reste la priorité, à travers son silence, dès qu’il est redevient possible.
 
Le silence reste dans ce cas garant de l'élaboration du patient, l'intervention de l'analyste ne venant que sur deux plans : le travail sur l'obstacle au désir, ce qu'on appelle la résistance, et la transmission du savoir. On reconnaît là les deux plans du dernier chapitre conclusif de mon premier livre, à savoir les deux aspects du transfert, celui de l'analyse et de la reconstruction.
 
Le savoir en question est-il celui de l'analyste ou de l'analysant ? Il peut paraître joué qu'il s'agit de celui du patient, et que celui de l'analyste va plutôt venir encombrer le champ de l'analyse... Ce n'est pas si simple, et faut introduire ici la notion, nouvelle, de deux espèces de savoirs fort différents, le savoir sur les objets, et le savoir sur le savoir. Nous l'appellerons, pour ne pas le confondre avec d'autres notions proches, un métasavoir. C'est celui-là que l'analyste aura à transmettre dans la cure. Prenons tout de suite un exemple pour saisir ce dont il s'agit.
 
Situons-nous dans le pire des symptômes imaginables : un de ceux dont la guerre fournit maints exemples. Tel ne va penser qu'à sa vengeance, qui aura perdu ses enfants, sa famille. Sa vie va se fondre avec le sens de son symptôme, au point qu'il va parfois apparaître sensé pour son entourage. Or on sait à Alters que seul le symptôme a un sens, ce qui autorise d'ailleurs l'analyste à sortir de son silence et à intervenir, voire à interpréter. Car encore une fois, on n'interprète pas le désir, mais l'objet du symptôme.
 
Et la paix, interne et externe, ne viendra pas par le symptôme, la vengeance ici, mais par l'intelligence du deuil, du deuil de la vengeance precisement, c'est dire la capacité de se déprendre de nos pauvres objets d'amour et de haine, pour avancer tout simplement ce qui peut l'être... Pas à pas. Le savoir qui permet d’accompagner ce trajet n'est pas un savoir sur l'objet, mais sur le désir... C’est un métasavoir. Il ne survient que lorsque le silence se fait, peu à peu, sur l’objet. Ou plutôt lorsque les objets de haine et les objets d'amour s'annulent l'un l'autre.
 
C’est ici qu’on arrive à la question logique qu’introduit le silence. Car c’est par lui qu’on passe d’une logique à une autre, à travers l’exploration du chaos inconscient, qui ne devient langage que grâce au silence, grâce à la suspension de la réponse intuitive du dialogue, qui vient toujours renforcer et opacifier la sphère narcissique. C'est la raison pour laquelle il sert le plus souvent à rien de parler de ses problèmes psychologiques à ses amis.. C’est ici que l’invention de la psychanalyse, du silence de l'écoute, par Breuer touche à la question logique, tout autant qu’à la question psychologique, qu’explora Freud.
 
En effet, quand une logique arrive à une limite, le silence qui suit produit soit une nouvelle théorie, soit de l’angoisse, s’il y échoue.
 
 
C'est sur cette question des limites de la pensée que le travail de Stéphane Lupasco est intéressant pour la psychanalyse, même si c'est bien sûr beaucoup plus métaphoriquement que pris à la lettre qu'il peut permettre de penser.. autrement.
 
Commençons par un résumé de ses théories, en faisant appel à l'encyclopédie en ligne Wikipedia, même s'il vaut mieux lire son ouvrage "L'énergie et la matière psychique"...
 
Le Tiers inclus s'oppose au principe du tiers exclu de la logique "classique": dans une logique à deux valeurs (vrai ou faux), deux propositions contradictoires (p et ¬p) ne peuvent être vraies ensemble, mais elles ne peuvent non plus être fausses ensemble. Si on peut montrer que non p est fausse, alors p est vraie, car il n'existe pas de tierce possibilité : p ¬p (p ou non p). Les logiques modales ou plurivalentes affaiblissent le principe du Tiers exclu (Tertium non datur), et admettent une troisième valeur (Tertium datur) ou même toute une échelle de valeurs. Elles n'admettent pas le "Tiers inclus", ce qui est en soi contradictoire, qui apparaît comme le rien.
La logique dynamique du contradictoire ne s'occupe pas particulièrement de propositions, susceptibles d'être vraies ou fausses, bien qu'elle puisse s'appliquer aussi à ce problème. Elle est plutôt la logique de l'énergie, et s'applique à des événements énergétiques ou logiques, qu'on peut ramener à des homogénéisations et des hétérogénéisations, symbolisées par l'implication et la non-implication, susceptibles de tous les degrés d'actualisation et de potentialisation. L'état T correspond à la contradiction maximale.
 
Tiers inclus et complexité
Le tiers inclus est l'axiome dialogique (par exemple onde et corpuscule en physique quantique) rendu possible uniquement par l’existence de différents niveaux de réalité, dans la complexité. Mais cette logique du tiers inclus n’abolit pas, selon Basarab Nicolescu, celle du tiers exclu : « elle restreint seulement son domaine de validité à des situations simples, comme la circulation des voitures sur une autoroute : personne ne songe à introduire, sur une autoroute, un troisième sens par rapport au sens permis et au sens interdit. En revanche, la logique du tiers exclu est nocive dans les cas complexes, comme le domaine social ou politique. Elle agit dans ces cas comme une véritable logique d’exclusion : le bien ou le mal, la droite ou la gauche, les blancs ou les noirs, etc.  »
 
Selon Edgar Morin le tiers inclus est une transgression logique nécessaire, inséparable du principe dialogique. Cela veut dire que le même comporte en lui son propre antagonisme, sa propre multiplicité: "je suis moi et je ne suis pas moi". Quand nous disons, par exemple: « je parle », le moi parle, comme sujet conscient. En même temps, il y a toute une machinerie qui fonctionne dans nos cerveaux et dans nos corps, ce dont nous sommes inconscient. Il y a aussi à travers nous une culture qui parle, une « machine causante », un nous qui parle à travers cette machine. Il y a de l’anonyme, du ça qui parle. Cela veut donc dire que le principe d’identité est, en fait, complexe. Il comporte de l’hétérogénéité et de la pluralité dans l’unité. En ce sens, le principe du tiers inclus signifie que l’on peut être Même et Autre. On échappe par là à toute alternative disjonctive. Grâce au principe du tiers inclus on peut considérer et relier des thèmes qui devraient apparemment s’exclure ou être antagonistes.[1]
 
Le principe du tiers exclu de la logique classique constitue un puissant garde-fou. Il ne faut l’abandonner que lorsque la complexité du problème rencontré ou/et la vérification empirique oblige(nt) à l’abandonner. On ne peut abolir le tiers exclu; on doit l’infléchir en fonction de la complexité. Disons en défi : le tiers doit être exclu ou inclus selon la simplicité ou la complexité rencontrées, et, là même où il y a complexité, selon l’examen segmentaire, fractionnel, analytique, ou selon la globalité de la formulation complexe. Le champ du tiers exclu vaut peut-être pour les cas simples. Mais le dialogique est à l’oeuvre partout où il y a complexité. Car le dialogique est précisément le tiers inclus.[2]"
 
 
Mais quittons maintenant wikipédia pour un résumé plus lié à notre propos du travail de Lupasco, car ce qui suit est difficile : en fait, à la place de l'angoisse, Lupasco convoque le tiers inclus : la notion de est propre à sa Logique dynamique du Contradictoire. Elle désigne le moment logique de la contradiction maximale ou, de façon informative, l'état le plus contradictoire de la matière-énergie (état T). Ce qui est en soi contradictoire, car à ce moment, la productiion d’un tiers inclus par la contradiction valide la contradiction qui l’a fait naître ! Lupasco interprète avec cette notion le vide quantique et les états neuronaux qui d’après lui rendent compte du psychisme.
Si la tentative d’invention de l'angoisse bute sur du silence improductif, sans reconstruction, la tentation est alors grande de produire un oxymore, comme on l’a vu lors du travail sur le désir.. Cette production de tiers inclus érige au contraire un totem, représentant des contradictions indépassables qui tient lieu alors de blason de la phobie. Pas de phobique sans totem, objet qui se décompose toujours, pour peu qu’on le cherche, en deux théories contradictoires et bloquées… Le totem est le représentant culturel historique de ce que Lupasco appelle la logique du tiers inclus, inclus entre deux logiques contradictoires. De même que le totem protège de la toute puissance des Dieux et des hommes, deux logiques contradictoires et antagonistes, de même sa peur des chevaux protège le petit Hans de son amour de sa mère et de sa haine du père. Totem et phobies fonctionnent selon la logique du tiers inclus de Lupasco, comme l'oxymore. Mais ils le dépassent en ce sens que les totems, entre eux, se mettent à former un monde, une cosmogonie, avec des lois de structure et de transmission qui furent aperçues dans le structuralisme. On ainsi poser que ce structuralisme est le développement de la logique du tiers inclus, une pure théorie informative..
Le travail du psychanalyste va alors souvent être dans ce passage de l’oxymore au totem, du non-sens apparent du symptôme à son inscription historique.
 
Mais entre les niveaux inclus eux-mêmes et le réel, une seconde contradiction apparaît, liée au fait que l'homéostasie n'existe ni en interne, ni en externe, laissant alors place à l’invention continuelle de la conscience, à ce qu'il appelle l'énergie psychique, en réalité une troisième matière, après la matière physique et la matière biologique.
 
Au fond, cette invention reste de mise lorsqu’une contradiction fixée en tiers inclus bute sur un mouvement du réel. Ainsi, pour nous, lorsqu’on parle d’uné évolution psychique censée être logique, inévitable, on ferme le développement de la pensée, ce qui est peut-être une solution momentanée au travail de l’angoisse, mais laisse en plan l’invention nécessaire à la rencontre de toute aporie, fût-ce celle-là… C’est d’ailleurs la fonction principale de toute étiquette psychiatrique ou psychanalytique, quand le diagnostique s'oppose au lent travail du symptôme, bloquant ainsi le mouvement de la pensée.
 
C'est à ce propos que le deuxième niveau de contradiction de Lupasco amène quelque chose : si une logique conclusive se heurte au mouvement inverse d'une autre logique, antagoniste, le blocage réciproque produit une conscience immédiate, dont les fluctuations face au réel amènent à une conscience de conscience, pure énergie psychique, productrice, elle d'invention logique. L'appareil psychique ainsi constitué, permet alors de continuer à penser, au delà des objets, quels qu'ils soient, succès ou échecs, guérison ou suicide... Il s’agit du pur plaisir de penser.
 
Cette hétérologie énergétique (le terme n'est pas dans Lupasco...), qui n'est pas l'hétérogénéité de Lupasco, est ce qui autorise l’invention symbolique, qui n’est in finé rien d’autre que le témoignage de la situation singulière d’un corps affecté dans le monde, point commun ici entre Spinoza et Lupasco. A défaut, c’est le figeage de l’oxymore, (si on en reste au premier niveau du tiers inclus) avec le risque qui est alors pris que cet objet contra phobique ne serve d’appui sur une vérité produisant un déchaînement contre le monde lui-même et sa complexité, ce qui s'appelle la croyance dans son acception fanatique.
On voit bien que dès lors, si l’invention, ce produit de l’énergie psychique fait défaut, le seul moyen d’avancer dans l’univers de contradictions que nous habitons disparaît, et alors l’angoisse le signale rapidement.
Qu’il vienne que cette angoisse débouche sur de l’invention, alors voilà qui ne sera pas immédiatement audible, nécessairement, comme pour toute invention et explique suffisamment l’importance du silence seul lieu dans lequel cette dynamique pourra se déployer.
Être seul parmi tous les autres, à la fois dans la nécessité et l’illusion d’un langage commun, voilà une drôle de proposition scientifique, qui prône tour à tour le destin humain contre la science et la science contre le destin humain, dans un jeu antagoniste salvateur et même originaire de la pensée. Tout le théâtre de Racine, dans son profond travail prérévolutionnaire, va dans ce sens.
Ce que nous amène donc Lupasco est l’idée que ce conflit est vital, dans les deux sens, pour que le tiers inclus de cette contradiction produise, à la rencontre du réel, de l’invention, en fait à la lisière de la conscience, dans son constant déséquilibre.
La théorie du sujet ne peut donc être une science, c’est plutôt une pratique qui s’apparente à une obstétrique de la pensée, une obstétrique de la science : à chacun sa science, et comprenne qui pourra !
Comme, de plus, notre subjectivité à chacun est en partie une erreur par rapport à la subjectivité du voisin, on voit que tout cela réduit drastiquement à la fois le discours commun et la prétention scientifique à la connaissance de l’humain.
Pas de science sans conscience, dit-on, mais précisément en raison du fait que l’un et l’autre ne sont pas identiques, et même parce qu’ils sont précisément antinomiques dans la théorie de Lupasco, si on assimile la science à une tentative monologique non contradictoire…
En fait, que ce soit chez Lupasco, Freud ou Lacan, la prétention scientifique à la pratique de l’humain bute sur l’aporie entre science et subjectivité. Une théorie générale ne peut jamais être compatible avec la simple conscience de soi. Alors, rien à dire du sujet, si par contre il existe bien une logique, voire une science du symptôme : c’est justement parce qu’il est logique et même monologique qu’il est symptôme, et, à ce titre, interprétable, par le patient ou l'analyste, c'est selon, en tout cas dans l’analyse…
 
La difficulté de l’analyse est qu’elle est une pratique de l’humain dont le corpus théorique est la naissance d’autres théories, articulées sur la subjectivité de chacun. On comprend que le silence théorique en soit une des fondations, ce qui n’a rien à voir avec une théorie du désêtre, l’être étant en fait au plus près de ce silence….
 
 La psychanalyse serait alors une théorie éphémère, en quelque sorte, dont la colonne vertébrale serait plutôt du côté d’une éthique du désir que d’un objet de la science. Il y aurait à réduire toute science à une simple métaphore des capacités inventives de chacun....
Le silence est alors la condition forte de cette conscience de conscience de Stéphane Lupasco, lié au fonctionnement de ce qu’il appelle la troisième matière, après la matière physique, soumise au tiers exclus, la matière biologique, liée au tiers inclus.
La matière psychique, puisqu’il s’agit d’elle, est une énergie qui n’apparaît que lors d’un déséquilibre des appuis contradictoires qui la composent.  La conscience d’un objet se dévoile dans le déséquilibre, le pôle dominant devenant objet,  le plus faible devenant sujet. Ce point, à peine effleuré dans l'oeuvre de Lupasco, est d'une importance clinique considérable. En effet, s’expliquent ainsi les effets quasi quantique de certaines séances, où s'inversent en fait brusquement des logiques antagonistes. Dès lors, l'objet de la névrose peut disparaître, remplacé par une autre subjectivité...
Dans l’équilibre, rien d’autre n’apparaît, qu’une croyance forcenée en un totem ou un autre, un tiers inclus. Le silence est alors de mise, silence sur cette croyance précisément et la conscience devient alors conscience d’elle-même, sans objet, pur désir, pure énergie psychique, miroitant dans les oscillations du réel, donc apparaissant de ce fait.
Lupasco arrête son oeuvre à cet endroit, nous laissant un univers foisonnant, dans lequel les contradictions et les niveaux de logique sont multiples, où on ne s’arrête pas à la contradiction, mais où au contraire celle-ci est promesse d’invention, de recherche d’autre équilibre, de découverte de plan inconnus.
 
Bien entendu, on l’a vu, l’inconscient freudien trouve aisément sa place dans la thématique première de Lupasco et sa théorie du tiers inclus. Le symptôme est une contradiction de niveaux logiques, qui trouve son chemin dans l’invention d’une interprétation, idéalement faite par le patient lui-même.
 
Mais, au delà de la progression scientifique et humaine liée au respect de la dynamique du tiers inclus, au dépassement du principe de non contradiction, existe aussi cette logique du silence, dans laquelle tout ce qui traverse nos sens et notre compréhension est mis entre parenthèse, pour entrer dans ce que Lupasco appelait une zone de non résistivité, de pure affectivité, et ressemble à cet état d’attention floue de l’analyste qu’avait repérée Freud.
Ce silence de l’objet, des théories, est le terreau de cette énergie mystérieuse, qu’il est plaisant de mettre poétiquement en rapport avec cette fameuse matière noire de l’univers, celle qui résiste à toutes nos logiques. Il autorise le trajet du désir dans la jungle contradictoire de ses objets.
 
C’est bien dans le silence du sommeil, où se supprime le monde extérieur, que se dénouent parfois par le sens du rêve les apories du vivant. Le mathématicien qui désire dormir pour avancer dans une question ardue fait lui aussi appel à cette idée de Lupasco d’une autre niveau de réalité, purement psychique, en fait pure affectivité, qui permet de se réveiller autrement, différent, changé sans savoir comment. C’est alors dans l’inconscience du changement que se mesure sa profondeur, Car le fait que ce changement nous a changé nous-même tient précisément à ce qu’aucune logique n’apparaisse à cela, puisque ce sont des affrontements logiques qui produisent ces effets. Ceci ne peut se passer, énergétiquement, dans la logique de Lupasco, que par le silence et sa non résistivité absolue dans l’idéal… Un peu comme le sommeil fait quasiment silence sur la réalité pour que celle-ci se transforme, ainsi que l’avait magnifiquement étudié Bachelard dans Le dormeur éveillé.
 
Il faut aussi dire un mot des limites du travail de Lupasco..Elles se situent à mon sens à trois niveaux : le temps, le corps et l’information.
 
Le temps tout d’abord : dans son travail, le déroulement temporel n’a pas la valeur hegelienne, ni lacanienne du temps logique du processus ou de la conclusion. Ceci a un effet de clôture sur lui-même de son système théorique.
Une théorie intemporelle devient vite bruyante, puisqu’elle a en quelque sorte une tentation anhistorique, elle cesse d’être relative à un moment de la connaissance pour devenir alors une quasi religion, avec les effets dramatiques qu’on connaît de désadaptation au réel.
D’ailleurs, si elle est intemporelle, elle devient aussi infalsifiable, tout simplement en raison du fait que l’espace de la preuve a disparu, en tant que retour temporel aléatoire, pour être remplacé par une simple construction conceptuelle fixée, arrêtée.
Alors, le plus souvent, elle fait beaucoup de bruit pour couvrir l’inadéquation criante au réel qui ne cesse de croître au fur et à mesure que passe le temps. C’est que la simple durée d’un silence viendrait signifier au moins sa nécessité de changement, voire sa disparition…
Cette critique est vraie à la fois pour Lupasco, Freud et Lacan, pour toute théorie qui se voudrait universelle.
Précisément, la théorie de Lupasco, pour intéressante qu’elle soit, devient un peu « bruyante » lorsqu’on se rend compte de son anhistoricité et de son caractère infalsifiable. Dès lors, elle tente souvent de s’appliquer à des objets et situations qui ne la concernent pas tant qu’elle le pense, dans un réductionnisme un peu assourdissant, comme lorsqu’elle tente de cerner la question ontologique, voire celle de l’inconscient.
 
Le corps ensuite : la théorie de l’affectivité de Lupasco est très séduisante. Mais un autre problème tient au fait qu’elle ne se limite pas au corps de son auteur, et implique une connaissance conjointe de type universelle. On entre alors dans le mysticisme, avec tous les risques dont je parlais dans le chapitre précédent sur le désir.
 Si on s’en tient au corps, on maintient aussi la séparation avec les autres corps, et l’univers lui-même. Dès lors, aucun homme ne peut faire la « théorie » d’une autre homme, ni celle de l’univers. Il ne peut, par nature thermodynamique, que faire la sienne propre. On devine là la monadologie de Leibniz, plus humble, plus hétérologue et donc plus convaincante que celle de Lupasco sur ce point. Cette question de la disparition du corps dans l’œuvre de Lupasco interroge, puisqu’il ne le situe que dans l’expression de l’affectivité, décrite comme pur instant, idéalement sans consistance ni forme…
 
L’information enfin : la théorie de l’information est postérieure à œuvre de Lupasco, mais il importe de situer cet aspect pour notre propre travail. J’irai vite dans un domaine qui pourrait justifier à lui seul bien des débats. Notons simplement qu’on peut déduire des développements de Lupasco qu’énergie, information et silence (j’appelle silence la conscience pure sans objet de Lupasco) ne sont qu’une seule et même chose.
Cette nouvelle théorie de la trinité peut étonner à juste titre, et toutes les théories, il est vrai postérieures à son oeuvre, sur l'information et le signifiant amènent à d'autres développements. Si l'information est effectivement de l'énergie psychique, elle entraîne aussi d'autres conséquences dans une thématique de résonances qui est, pour des raisons historiques, absente chez Lupasco.  Le lien en particulier entre l’entropie et l’information, donnant un caractère désorganisateur à la première, organisateur à la seconde, pose absolument l’énergie psychique du côté de l’information, c’est à dire la relie à un sens, par définition limité et éphémère… Il devient alors difficile de ne pas coupler énergie psychique, matière psychique et contexte, ce qui permet d’échapper à la tentation mystique qui, à défaut, emporte la théorie lupascienne.
 
Reste donc, pour  parler de nos théories, le vaste champ des résonances, plus ponctuelles, largement ouvertes aux contradictions prévues et imprévues, structurantes (comme les signifiants lacaniens), ou déstructurantes, comme l’infini travail du bruit et du temps.
Faire silence permet alors d’entendre, parfois, ce qui fait accord entre soi et l’autre, soi et le monde, à la condition que le désaccord ne soit ni un scandale, ni une violence, mais simplement une salutaire situation de l’humain, pris entre bruit, signifiant et silence, pour élaborer ses pauvres et précieuses théories….
 
 
Quelques vignettes cliniques pour finir, afin de montrer ce qu'amènent les idées de Lupasco à la pratique de l'analyse.
 
 
Elle aperçoit en psychothérapie que du moment qu’elle prend les avis des autres pour vivre son désir, celui-ci s’annule : en effet, elle ne dispose plus de sa capacité interne d’annulation de potentialisation actualisation, mais de celle de l’autre, différente, qui ne s’accorde donc pas avec ses niveaux logiques personnels.
Si elle désire quelque chose vraiment, en conscience authentique, elle crée aussi les exactes conditions d’une résistance à ce projet qui lui permettra une conscience première de l'objet. La conscience immédiate est l'effet d'une logique qui s’annule par l’opposition de son parfait antagoniste. Le désir est alors une conscience de conscience induite par le mouvement du monde, interne et externe sur cet équilibre antagoniste et source ainsi d'une nouvelle énergie psychique, qui authentifie le libre choix de la pensée consciente.
 
Sinon, en suivant les choix des autres, nos objets sont nécessairement les inverses des objets des autres, par nécessité logique si on suit Lupasco, et notre désir se réduit alors à l’angoisse, puisque ces logiques n'antagonisent pas nos propres complexions internes.. Aucun équilibre contradictoire n'est atteignable, et l'angoisse remplace une énergie psychique inaccessible. 
Lorsque le rapport à l’autre est du côté du combat, par contre, aucune conscience de soi n’est requise, puisque la force antagoniste est externe : l’objet est en dehors, le sujet est pleinement en lui-même. La situation est alors idéale du versant de l’inconscience, mais totalement bloquée du versant du désir. Etre conscient de soi-même, prisonnier du piège de Narcisse, c’est être en bataille infinie…
 
Sinon, cette annulation des consciences qu’est la conscience de la conscience, cet état de pure affectivité qu’est l’équilibre des contraires en soi, loin d’être une connaissance, une sagesse, n’est que l’acceptation de l’infinie complexité de l’humain et du monde, dans une infinie succession d'oscillation des équilibres instables de la vie. Il est alors moins besoin de se battre, l’action devient alors plus liée aux mouvements même du monde, la sensibilité affective remplace la passion… Sans objets qui s’opposent aux objets, pas de pensée.
Enfin, cette histoire de Jean Yanne, qui racontait qu'après une soirée et une nuit mémorables et délicieuses avec une nouvelle amoureuse, il peut lui avouer au matin que c'était vraiment très bien, presque aussi bien que quand il est tout seul.
Avait-elle écouté cet humoriste, cette patiente qui expérimenta le plaisir amoureux dans ces mêmes circonstances, qu’elle règle par une rapide rupture cependant dès que le déplaisir l’emporte : elle constate en effet que son partenaire n’entre jamais dans son monde, qu'il ne propose qu'un versant de l'échange : qu'elle entre dans le sien. Cette logique n'est pas supportable de ne pas être  réglée par son antagoniste : elle  rejette alors l'amant sans autre forme de procès, et s’en trouve fort bien, à gérer ses propres contradictions dans le confort de ses antagonismes logiques exquisément connus et équilibrés de l'intérieur d'elle-même. C'est ainsi que se comprend Jean Yanne par l'intermédiaire de Stéphane Lupasco, qui nous apprend que la seule vraie force de l’énergie psychique est un silence intérieur… Que ce soit aussi un silence sur l’amour est ce sur quoi je clos ce chapitre, car voilà bien le plus inaudible de tout cela !!!