Michel S Levy mslevy@laposte.net Merci de vos critiques et remarques

 

Texte écrit en 1995, au moment de la guerre yougoslave...

 

 

Le lieu du politique

La politique est l'art de l'organisation de l'échange entre les hommes. Son résultat est un collectif. Qui ne peut se soutenir sans ce politique, qui est l'intention abstraite, le collectif en étant alors le résultat concret.

Rien de l'homme n'est articulable, échangeable, sans cet espace entre les hommes : l'autre, lieu de l'abstraction de l'homme, l’espace symbolique. Cette vision du symbolique est celle du marchand un peu, mais surtout du voyageur, du savant.

 

Le fantasme du pouvoir

L'idée qui précède n'est pas celle d'Alexandre, de César, du guerrier.

Car il est vrai que peut se soutenir avec Machiavel que la politique est l'art du pouvoir, de la force du pouvoir, de la maîtrise du pouvoir. L'insatiable soif narcissique remplace ici le goût de l'échange. Il faut alors jouir de l'autre, le réduire, au lieu de penser avec lui. La rigide et fragile forteresse narcissique n'a qu'une fonction : maintenir son objet de jouissance.

 

Pouvoir et politique

Les résultats de ces deux regards ne sont pas les mêmes, bien que la prudence s'impose à qui voudrait trop tôt clore le débat par un jugement de valeur. Qui dira ce que se doivent mutuellement le marchand et le guerrier ?

Il semble possible cependant de soutenir que l'échange est préférable à l'écrasement, que le commerce prévaut sur la violence. Tout simplement en raison du fait que l'un est le domaine nécessaire de l'intelligence, tandis qu'elle n'est que contingente pour l'autre. En faisant reposer la morale sur l'intelligence ( qui est fondamentalement échange ) plutôt que sur la vigueur militaire, on a quelques chances d'aller plus loin, même si cette dernière ne peut être toujours exclue et peut, rarement, être conséquence de l'intelligence.

L'art de la guerre fait jouer un tout ou rien. J'ai tout ou je perds tout. Même si la diplomatie, art du mensonge, limite ce fantasme, fort heureusement. Mais la diplomatie n'aurait pas, ou moins besoin d'être mensonge, si les dirigeants politiques ne pataugeaient le plus souvent dans ces fantasmes narcissiques de pouvoir, guerriers dans leur essence.

"Et si je veux tout avoir, c'est sans doute que je sais que je ne vaux rien, soit que je n'ai aucune valeur d'échange..." Voilà ce que ne pourra jamais dire le conquérant. Faut-il alors soutenir qu'Alexandre, César, Attila, Napoléon, Lénine, Hitler, Staline et autres rêveurs du monde conquis, unique, en leur pouvoir, furent des vauriens ? En tout cas, il est clair qu'aucun d'eux n'accepta jamais de sacrifier ses rêves, ses ambitions.

 

Le sacrifice

Quel fut le prix de ces sacrifices impossibles ? Le sacrifice d'autres hommes, de millions d'autres hommes, pour aider un seul à ne rien sacrifier, ne rien échanger, ne rien négocier, et souvent ne rien savoir. Qu'auraient pu amener aux autres hommes ces millions de vies effacées ? Combien de Pascal, de Léonard de Vinci, de Newton, d'Einstein parmis eux ? Si cela est l'art de la guerre, osons dire que nous n'y voyons pas l'art de la politique, sauf dans son acception la plus démagogique, la plus projective, celle qui met le sacrifice du coté de l'autre. Le prix réel de ces discours est toujours extraordinairement élevé.

Cette part du sacrifice, qui fait que l'homme qui l'intériorise n'est pas obligatoirement voué à la violence, oscille de la part maudite à la part sacrée. Ainsi Bataille cherche-t-il en vain, après Sade, à trouver une base humaine à l'univers de la jouissance. Il y trouve cependant beaucoup, de l'instant artistique, littéraire, à une grande acuité d'observation du jeu de l'inconscient. C'est que ni l'artiste, ni l'inconscient ne s'encombrent de morale, d'éthique. Si la jouissance est la part maudite, chez Bataille, c'est bien qu'elle est le but ultime, pas toujours avoué explicitement, mais toujours présent.

Ne pas pouvoir, ne pas oser sacrifier cette jouissance à l'autre, et on est bien sûr que la malédiction se prépare, bien à l'abri de cette peur de l'autre.

Nous allons un peu vite pour l'artiste, qui sacrifie le plus souvent presque tout à son art. Mais il est clair que certains autres ne peuvent expier une impossibilité de vivre l'échange (qui est aussi sacrifice) que dans ce renoncement de parts importantes de leur vie dans l'écriture, tels Flaubert et bien d'autres.

 

Le sacré

Reste la part sacrée. Elle présente l'immense avantage de faire jouer le réel dans la rencontre symbolique humaine, soit ce qu'on appelle les Dieux, ou Dieu. Car Dieu est un Autre.

Après Lacan, qui soutenait cette définition du divin, Tobie Nathan, ethnopsychiatre, en arrive ces temps-ci à soutenir que la psychose est affaire de croyance divine. Il me parait clair, en effet, avec les phénomènologistes, que l'homme sans transcendance ne peut être que fou. Soit celui qui ne croit qu'à ses idées. Puisqu'il ne peut plus être animal, de toute façon. Et si l'univers de la parole n'est pas autre chose qu'une communication de désir, une tentative de séduction, de suggestion, de pouvoir, de maîtrise, il fait jouer chacun comme le Dieu de l'autre, c'est à dire qu'il supprime l'homme.

Si nul ne peut soutenir son désir face au réel, reste qu'il peut soutenir ce réel, à son tour. Acte d'humilité, de situation, sacré, qui laisse à chacun d'apercevoir que l'autre n'est pas plus dangereux que lui, car également impuissant. Restera alors l'alliance, pour être un peu plus fort, plus intelligent face à ces Dieux sans pitié, en tout cas impénétrables à la raison humaine.

Cette part sacrée que chacun acceptera de poser là, sur l'autel du réel, permettra de soutenir le regard de l'autre. Quelque soit le nom que l'on donnera à cette instance transcendante, Dieu, le réel, l'éthique, on aura saisit que de notre introduction ne subsistent ni le marchand, ni le guerrier. Ni l'un, qui ne cède qu'à l'homme, ni l'autre, qui ne cède à rien. Restent le savant, le théologien, le moraliste, plus dignes de faire la politique des hommes.

 

L'actuel

C'est ici que s'aperçoit l'immense danger que représentent ces politiciens qui ne sacrifient en fait à rien, quelques soient leurs bords dans l'univers étroit droite-gauche. Ils ne représentent pas l'alliance entre les hommes, qui a toujours un prix. Et plus on est proche du pouvoir de diriger les hommes, plus on devrait être soutenu dans son action que par cette morale, qui restera le dernier guide, le dernier lien, bien plus fort que le lien démocratique.

Tout phénomène clanique, à ce niveau, est une proposition guerrière, et perçue à juste titre comme telle. Qui lira pour la France que les violences de cet été dans les banlieues, de cet automne, sont peut-être une réponse aux appartements des gouvernants Français. Réponse des plus mal logés, mal insérés, au clan des mieux logés qui se disent gouvernants sans en avoir aucun des mérites, si ce n'est celui de la manipulation électorale de cette bêtise médiatique qu'est le plus souvent la télévision.

Plus on se veut gouvernant, plus haut doit-on être dans ce sacrifice sacré à cette part de l'homme qui va au-delà du jouir pour soi, pour les siens.  Sinon rien ne tient, rien n'est entendu, rien ne se transmet, sauf le marchand ou le guerrier, comme en Yougoslavie actuellement.

Et que veut dire de s'élever contre la spéculation internationale, fléau vrai des marchands sans limites morales à leurs valeurs, si l'on spécule soi-même, ou ses proches, dans sa propre ville et ses propres logements ?

Que veut dire de tenir un discours guerrier contre d'authentiques dictateurs, qui méritent pourtant effectivement le bâton, quand on a l'habitude de rappeler à ses contradicteurs "qu'ils ne seraient rien sans soi", "qu'on les a fait", bref, quand on se comporte soi-même comme un petit dictateur de poche ? On peut parier que cela n'aura d'autre portée que d'entraîner dans une guerre sans gloire, là où une force humaine aurait du se lever. Elle semble exister du coté Américain, en ce moment. Hélas ?

Et il est clair que la seule chose qu'attende la Yougoslavie, ce n'est pas le discours guerrier d'un matamore, c'est qu'un homme se dresse, là-bas, et tienne le discours sacré de l'homme. Y compris, bien sûr, au moyen d'une force, sauf qu'elle serait alors entendue, et pas seulement subie...

Pauvre monde,  qui ne croit plus en rien, entend-on, souvent. Ce n'est pas si vrai. Ce monde croit en l'argent, ce monde croit en la violence, violence des images, violence du marchand, violence du pouvoir sur les scènes où il croit se jouer, médiatiques, politiques.

Et cela commence à se voir, à faire vomir, à faire réagir. Merci aux "petits juges" de France et d'Italie, qui pour un maigre salaire, au prix de leur vie parfois, sauvent en ce moment la morale politique.

Merci à tout ce monde associatif, qui ne se retrouve au reste qu'autour d'une morale en action, adroitement ou non.

Merci à ces hommes qui font avancer le droit international, spéculatif, financieret la lente et nécessaire réforme de l'ONU.

 

Reste beaucoup d'espoir, à condition de remettre à leur maigre place les démagogues de carrière, et de soutenir en nous, et autour de nous cette part sacrée de l'alliance fraternelle, le prix de sa jouissance étant acquitté.

 

Michel S LEVY

 septembre 1995