Les effets de cette émergence : narcissisme et auto conservation
 
Cette condition puissante de la sortie du narcissisme qu'est la continuité de la pensée avec et malgré l'autre, Galilée, Bruno, Darwin, pour ne prendre que quelques exemples, l'on éprouvée dans le risque de leur destin. Ainsi de l'enfant dans sa famille, et celui qui est tributaire d'un groupe en général... Cette forme de performance qui consiste à soutenir sa pensée envers et contre tous, son amour, ses parents,un groupe, la doxa, l'opinion, son analyste, reste la seule manière d'affirmer et soutenir sa subjectivité singulière, de traverser la sphère narcissique, pas sans risque donc.
Régler son ou ses symptômes et achever son processus narcissique, comme nous l'avons vu dans la dernière conférence, n'est donc pas une sinécure. On arrive pas dans une zone de repos! Mais l'affirmation de soi et la gestion des conflits, la difficile construction de son désir remplacent peu à peu la souffrance exagérée due au blocage symptomatique...
 
Mais qu'est-ce qui différencie une telle position d'un éventuel délire, d'une expression psychopathique de la toute puissance de sa propre pensée? C'est qu'elle reste en dialogue, c'est à dire remaniable, réfutable, questionnable, en lien dialectique avec les autres, la loi et la norme sociale. Il s'agit en quelque sorte de simplement oser s'avancer en terrain inconnu, en opposition prévisible, mais sans pour autant prétendre avoir raison ou être porteur de la vérité. On soutient alors son propre désir avec et malgré la présence réelle de l'autre, surtout s'il est référentiel pour soi..
Ainsi, pour le dire autrement, soutenir que l'analyse n'est pas terminée tant que le patient est d'accord avec l'interprétation de l'analyste comme l'avance Marc Thiberge est à la fois vrai et faux : faux en ceci qu'une interprétation du symptôme peut être partiellement juste, en rapport à la structure symptomatique qui pose problème, et qui a besoin de cet appui extérieur pour avancer.
Mais elle ne peut en aucun cas rendre compte du désir du patient ou être en accord avec celui-ci, ce qui poserait le problème d'un faux self, avec tous les dangers interne et externe sont liés alors à un moi en fait partiellement évidé par cette aliénation transférentielle résiduelle, bloquant la dernière étape narcissique ici étudiée. Ce danger est sans doute souvent présent, si ce n'est constamment, dans les sociétés d'analyse essentiellement structurée par un analyste maître ou fondateur, et ses élèves analysants...
 
Pour résumer, le transfert est la trace que la parole n'a pas encore pris toute sa fonction séparatrice entre soi et l'autre dans le dialogue réel.. Ce qui fait la difficulté constante de cette traversée du narcissisme par une parole performante tient à ce c'est en même temps un affranchissement partiel du plan de l'identification. Il est en effet toujours une part de notre sentiment d'identité qui tient aux autres. C'est ce que nous risquons de mettre à mal à rester vraiment nous-même avec les autres. on est alors passé du transfert narcissique, douloureux au transfert subjectif, risqué. C'est, pour le dire autrement, que l'autoconservation[1] et le narcissisme ont aussi à se séparer, à mettre des frontières claires et les plus conscientes possible, leurs domaines étant largement hétérologues.
 
Ainsi, par exemple, certains patients font appel à plusieurs thérapeutes dans un même temps thérapeutique. C'est souvent mal pris par les uns ou les autres, alors qu'il s'agit parfois d'éviter un transfert trop massif, de mettre en place dès le départ les conditions d'une traversée finale du narcissisme transférentiel dès l'entrée. Il peut certes s'agir, souvent même, d'un symptôme en soi, à savoir le clivage. Mais ce peut être aussi cette autre chose, cette liberté subjective radicale prise en dépit voire contre l'aspect trop protecteur, narcissique, du transfert. Je me souviens d'un patient obsessionnel qui fit un trajet exceptionnellement bref et réussi (quelques mois!!), et m'"avoua" à la fin que dans le même temps, il prenait un traitement par oligo éléments de son généraliste, suivait des soins osthéopathiques, sophrologiques et avait été vu par un confrère porté sur les psychotropes, dont il avait pris le traitement quelques semaines!
 
La traversée de l'autre, affaire du patient et de l'analyste.
 
Alors, on peut aussi dire que la traversée du narcissisme, à travers les inévitables symptômes qui jalonnent ce chemin, aboutit logiquement à une traversée de l'autre également, intuition qu'ont parfois certains patients dès le départ. Il convient que l'analyste ne se trompe pas entre un clivage qui fait partie intégrante du travail sur le symptôme, et l'ébauche dès le départ d'une sortie du narcissisme. Un des moyens pour se repérer dans cette importante différence est le secret que maintient ou non le patient sur ces multiples transferts.
Une autre histoire clinique m'avait aiguillé dans cette direction : tel patient, après des mois d'un travail fort productif, m'annonce sa guérison.. après avoir pris un traitement homéopathique! J'avais pris cela avec une parfaite bonne humeur, ayant l'intuition de l'importance de cette explosion de mon propre plan narcissique dans son processus de guérison.
 
Redisons-le, tant que le symptôme reste fixé, l'autre, dans sa réalité psychique, reste dans une place faite de censure de la subjectivité, puisque le processus narcissique est inachevé, et qu'une demande est adressée à l'autre de mieux se penser soi-même. En effet, la nécessité transférentielle qui reste présente à cause du symptôme amène à laisser l'autre en position de référence, dans une recherche identitaire aliénante de ce fait. Telle est la conséquence de la demande de soin pour un trouble névrotique.
Ce mécanisme même empêche donc de penser librement. Tenter de se penser soi-même avec la pensée de l'autre est le mécanisme profond de la névrose et le départ de toute cure. Et ce qui semble le problème devient la solution si on prend comme base de travail que ce processus doit aller à son terme pour être dépassé. Il ne le sera pas en pensant à autre chose, par le lien social, ou dans l'attente passive d'un épuisement du symptôme. La reconstruction narcissique est un étape absolument nécessaire pour l'émergence du désir à travers le transfert. Qui n'est plus, à la fin qu'une enveloppe vide, comme la chrysalide quand elle a rempli sa fonction.
Le versant psychotique consiste aussi à penser avec la pensée de l'autre, sans que cela ne soit plus une tentative, un espoir, mais une certitude.. Le tableau clinique dépend ensuite de la plus ou moins grande massivité et ancienneté du phénomène.
 
Ce qui pose souvent problème à certains analystes à la fin de la cure dans la névrose, c'est la demande de soins en elle-même, quand elle s'est transformée en attachement. Là aussi, il ne faut pas mettre la charrue avant les boeufs, et donc éviter de traiter ce problème avant que la sphère narcissique ne soit suffisamment avancée, au risque d'une d'impasse thérapeutique complète.. S'il y a attachement, c'est que le processus narcissique est inachevé, chez le patient ou l'analyste, donc que l'analyse n'est pas terminée.
 
La parole de l'autre est passivité, la sienne propre est activité... Il est risqué de donner un critère d'identification équivalent à ces deux plans en fait forts différents, recevoir une parole ou l'émettre, un peu comme la différence fondamentale que Lacan posait entre le fait d'aimer ou d'être aimé dans le séminaire sur le transfert. L'un convoque l'imaginaire, l'autre le désir, autrement dit l'autre ou soi, puisque chez l'homme, l'imaginaire est intrinsèquement lié à l'autre.
C'est la parole du patient qui doit avoir le dernier mot, en quelque sorte, pour qu'on puisse parler d'une sortie du narcissisme, jusqu'à affirmer son désir au point de mettre en cause sa structuration psychique même, dans cette part qui dépend de l'autre le plus aimé et référentiel soit-il. L'expérience dans le transfert de cette modalité crée  les conditions d'un aperçu de cette traversée du mur du son (de la parole de l'autre) du narcissisme. Que le patient puisse alors le reproduire à l'envie termine le besoin qu'il a d'une analyse. Celle-ci est terminée et il n'est plus besoin d'y revenir si le patient en expérimente les bénéfices pour lui et les autres. Et surtout sa subjectivité subversive a éclos, émergé en tant que fonction autonome et irréversible. Elle est irréversible du fait de l'aperçu par le patient de l'irréversibilité de l'hétérologie dynamique de son appareil psychique face à tout autre. Cette nouvelle fonction est totalement imprévisible, inventive, irréversible, et c'est la raison pour laquelle on peut parler là de processus d'émergence.
 
Exemple clinique
 
Il fait une première tranche d'analyse, sur le divan, autour d'une problématique incestuelle en répétition dans l'histoire familiale. La circonstance déclenchante est la découverte douloureuse pour ce père d'une perversion de type incestuelle chez l'une de ses filles avec l'un de ses petits enfants.
C'est l'occasion pour lui de franchir une première étape narcissique en même temps que la résolution d'un symptôme anxieux gênant très ancien. C'est en réalité une résolution œdipienne qui faisait défaut, le laissant avec les pulsions toutes puissantes de maîtrise des autres, et de l'autre sexe en particulier. L'angoisse en fut bien apaisée, et ses partenaires de vie bien plus à leur place, chacun étant limité par une loi et des interdits mieux acceptés et mieux situés y compris pour lui-même. Le bénéfice évident fut de pouvoir utiliser son énergie psychique dans le domaine du possible, et non plus de l'imaginaire. Le blocage enfantin sur le trajet œdipien avait été retravaillé et repris dans le transfert narcissique.
Une deuxième étape fut franchie ensuite à l'occasion d'un autre symptôme persistant, à savoir une méfiance étendue peu ou prou à tous les humains.
Ce n'est pas au point d'entrer dans une définition de paranoïa, mais un trait de caractère gênant.
C'est autour de la grande parenté entre le fait d'être utilement dérangé par l'autre ou désorganisé par lui, projeté dans le transfert analytique, que vont se structurer les séances. Ainsi, si sous prétexte qu'on a été précocement déstructuré par l'autre parental du passé, on refuse d'être dérangé par l'autre actuel, on reste de ce fait la proie de la toute puissance de sa propre pensée.. La méfiance devient alors la gardienne de cette toute puissance en même temps que la trace du traumatisme.
Il s'agit d'une étape antérieure à celle qui avait été abordée dans la periode d'analyse précédente. C'est plutôt la sphère explorée par Mélanie Klein qui était reprise là dans le transfert, avec ses mécanismes d'introjection et de projection.
L'avancée narcissique ici proposée fut tout simplement la reprise de l'oralité, (ici comment "avaler" la contrariété, la différence radicale de la pensée de l'autre, aussi radicale que la différence sexuée) redevenue structurante au lieu d'être désorganisante, ouvrant la voie de relations sociales beaucoup plus constructives.
 
Dans la traversée narcissique ce qui structure, ce qu'on appelle un stade est, dans le temps d'après ce qui vous emprisonne s'il reste bloqué. On le voit bien dans cette observation, le franchissement de l'arrêt œdipien permis un soulagement face au miroir fusionnel, certes, mais dévoila aussi le maintien d'un excessive maîtrise dans son rapport imaginaire au monde. Ce dernier plan narcissique fut traversé et permit alors d'aborder une problématique plus ancienne qui faisait une trace douloureuse dans l'appareil psychique du patient. La projection dans le transfert du complexe processus archaïque d'introjection symbolique permis de rejouer ces scènes, et de les remanier grâce au constat revécu dans l'analyse que la parole libre, qu'on l'émette ou la reçoive, dérange de la bonne façon, celle qui permet d'apprendre tout au long de sa vie, ce qui n'est pas si facile, puisqu'apprendre, c'est aussi se déprendre, y compris de sa propre toute puissance...
Ce n'est qu'ensuite, lorsque tous ces blocages symptomatiques furent retravaillés, qu'une réelle fluidité psychique réapparu. Des désaccords, des différences de pensées et de ressenti jaillirent beaucoup plus spontanément dans la relation thérapeutique, du fait que les dimensions imaginaires de l'altérité, dont le patient avait besoin en raison des blocages narcissiques antérieurs, s'étaient suffisamment assouplies, laissant alors à nouveau jaillir l'être différencié du patient sous la gangue narcissique. Tant que cette émergence ne se produit pas, c'est que des blocages dans la structuration narcissique persistent et ne sont pas levés dans le travail transférentiel.
 
Dans la dépression anaclitique par exemple, l'image totale de soi dans l'appareil psychique fait défaut du fait que la différence d'être n'est pas suffisamment acceptée dans les relations structurantes axiomatiques... cette recherche se poursuit donc dans toutes les relations transférentielles, ne cessant que dès lors que les conflits sont intégrés dans le processus, de part et d'autre, permettant la séparation d'avec l'autre... L'impasse fréquente qui explique le long cheminement douloureux de ces trajets tient à ce que les thérapeutes tentent d'aider à restaurer une image positive (donc partagée, fusionnelle..) chez ces patients plutôt que de faire une place à ces différences radicales, ces espaces irréductibles entre soi et l'autre qui seuls permettent à l'être de troubler la relation, donc d'exister en tant que tel. Ce n'est qu'ainsi que l'image de soi peut exister, de façon autonome et séparée de l'autre. C'est cette séparation que cherche l'anaclitisme, et non une "restauration narcissique" qui ne fait qu'en rajouter dans une aliénation douloureuse à l'autre.
 
[1] Tendance de l'organisme à se maintenir en vie, malgré d'autres exigences, entre autres sexuelles, qui, satisfaites inconditionnellement, le mèneraient à sa destruction.(Larousse)