Conclusion
 
Nous voici au terme de ce travail sur la question du plaisir en psychanalyse. Au fond, nous avons cheminé le long de la chaîne du vivant, avec les repères de Darwin et de la thermodynamique puis de Jérémy England, pour finalement parvenir avec le signifiant à un niveau de complexité, et surtout de dissociation, y compris énergétique, tels qu'il n'est plus certain que ces supports même de l'évolution et de la thermodynamique restent complètement pertinents. En effet, la représentation de nous-même qui se prend dans les signifiants crée une sorte d'univers doublant le monde réel, et qui est celui du langage. De tous ces éléments sensoriels et moteurs  qui relient les organismes vivant au monde, soit le réflexe, le signe, le symbole puis le signifiant, seul ce dernier présente, avec le rêve, la particularité de différer l'investissement énergétique du monde réel.
Et, de fait, l'extraordinaire liberté créative que cette dernière dissociation donne au signifiant, que Stéphan Lupasco avait intuitionné avec son concept d'énergie psychique, poussant à son comble l'hétérologie du vivant, permet un immense espace de circulation virtuel entre tous ces plans différents du vivant que nous avons patiemment explorés. Je les rappelle rapidement : le vivant originel est une séparation du minéral, de l'environnement, par l'apparition de la duplication et de l'évolution. Puis l'apparition du système nerveux crée une interface séparant l'être de ses simples réflexes chimiques, le cortex ensuite va se dissocier et s'articuler aux couches limbiques du cerveau, et enfin, le signifiant va se dissocier du corps lui-même, en le dénommant. Toutes ces strates de l'être créent un habitat hétérologue, au sein duquel le plaisir et le déplaisir vont structurer ou déstructurer les organisations qui sans cesse se font et se défont au coeur même du sujet, et entre les êtres dans le dialogue, en grande partie grâce à la virtualité signifiante.
 
Dès lors la thermodynamique ne s'applique plus totalement. Pourtant elle a rendu bien des services, en particulier autour de ce fait fondamental du vivant qu'est la réduction qui s'opère continûment du réflexe au signifiant en passant par le signe et le symbole. Rappelons que la thermodynamique est la science de la réduction ! Elle fut inventée pour cela à l'époque des machines à vapeur, pour calculer et prévoir les transferts de chaleur et de travail. En effet, tous les systèmes complexes qu'elle étudie sont de ce fait même hors de portée de toute analyse linéaire. Impossible de rendre compte de l'évolution d'un gaz dans un système fermé en analysant et sommant l'ensemble des relations de chaque molécule avec toutes les autres ! La même complexité infinie de notre corps et de nos signifiants est la raison de son utilité dans notre domaine, bien entendu de manière métaphorique.
L'autre emprunt est plus mathématique, et on se souvient, dans les premiers chapitres, de l'utilité du travail de Poincaré sur les ensembles intégrables et ceux qui ne le sont pas. On peut reprendre cela maintenant comme le saut entre le chaotique imprévisible et l'organisé prévisible.
 
Peut-être Poincaré aurait-il aperçu dans ce constant travail de réorganisation de l'appareil psychique une forme dynamique de passage d’une structure complexe de l’état non intégrable à une intégration possible, ou en sens inverse, selon les variations rencontrées. Il connut d’ailleurs cet effet fort intimement[1] : Puis, en 1890, il publie le fameux mémoire intitulé : «Sur le problème des trois corps et les équations de la dynamique», qui lui vaudra le prix du roi Oscar, roi de Norvège et de Suède et passionné de mathématiques[20]. L'histoire est célèbre[21] : le mémoire lauréat comportait une erreur détectée par le jeune mathématicien Phragmén alors qu'il prépare le manuscrit pour l'imprimeur. Cette erreur obligera Poincaré à procéder à de profonds remaniements dans son mémoire, et aussi à rembourser les frais d'impression du premier mémoire, une somme supérieure de quelque mille couronnes au prix qu'il avait reçu. Mais cette erreur fut féconde, car en lieu et place de la stabilité du Système solaire, Poincaré découvrit le chaos potentiel caché dans les équations de la dynamique.
Plus récemment, des calculs numériques effectués par l'astronome Jacques Laskar en 1989-1990[22], puis confirmés par Sussman & Wisdom en 1992[23], montrent que le système solaire est chaotique, avec un horizon de Lyapounov de l'ordre de 200 millions d'années.
Voilà le grand Poincaré lui-même soumis lois du hasard des rencontres de ses symboles mathématiques avec ses lecteurs pour structurer ou non son propre travail !
 
On comprend aisément que la complexité humaine ne peut viser à l'harmonie ultime, mais au contraire valide l'idée de l'effort constant et infini, plus ou moins couronné de succès, que nécessite le fait d'être soi avec les autres. Dans ce processus constamment en mouvement, entre ordre et désordre, j'espère avoir montré que l'éphémère plaisir, loin d'être une récompense partielle ou contingente, par son fondamental statut de résonance, est en fait le seul repère structurant faisant face aux immenses dissociations hétérologues, dont l'inconscient, qui forment notre monde interne et externe,. Il est en effet le seul élément qui relie les plans entre eux, et particulièrement ceux de l’être en soi et par l’autre, dans la définition que je lui donne[2]. Il est chez l'humain le signe majeur qui témoigne du passage d'un système non intégrable à un autre qui l'est devenu.
 
Enfin, l'aspect énergétique de cette affaire est central. En effet, l'allègement considérable d'énergie dans le passage de l'objet à sa représentation, par exemple entre la brique réelle et le poids des neurones qui la représentent dans le cerveau, cet allègement permet des jeux et des remaniements bien plus commodes que de manipuler des briques ! Il s'agit au fond du même rapport que celui entre les mathématiques et la physique. Le chaos des multiples théories permis par la pure virtualité des mathématiques autorise bien des inventions, à la mesure de celles de Poincaré le mathématicien, qui ouvrit ainsi la voie à Einstein le physicien à propos de relativité.[3] Poincaré n'a fait, mais c'est déjà beaucoup, qu'apporter des idées très intéressantes. Ces idées, Poincaré ne les consigne pas dans un seul et même texte, nulle part il ne fait de synthèse, nulle part il ne propose « une théorie physique », il passe d'une bonne idée à l'autre sans mettre tout cela en ordre, sans structurer l'ensemble.

Einstein utilise les idées qui « sont dans l'air », ce qui est légitime, et les analyse d'une manière différente et, ainsi, se permet de poser une théorie.
 
Qu'est-ce qu'une solution "élégante" en mathématique ou en physique, si ce n'est la découverte d'un ensemble de relations qui font résonner autrement, harmonieusement, tous les éléments d'un problème ? Le plaisir est là bien présent, dans sa définition même, sa traduction dans la mythologie scientifique s'appelant "Euréka", qui s'il n'est pas un cri de jouissance, l'est de plaisir… Euréka veut dire "j'ai trouvé", ici donc un lien, une résonance analysable entre les choses.
 
Le plaisir d'être soi, toujours incertain, toujours à remanier, serait alors le résultat d'un effort de vie couronné de succès dans cette lutte constante entre ordre et désordre. Et c'est précisément, en tous cas chez l'être humain, la constante fragilité et réversibilité de ce mécanisme, qui autorise à critiquer toutes les théories "fixistes" de la psychose, de la forclusion à l'organodynamisme d'Henry  Ey en passant par les très peu convaincantes théories organicistes des neurosciences actuelles, ce en quoi on est plus en accord avec les observations sur les évolutions réelles de ces cliniques, toujours imprévisibles, et souvent heureuses en réalité dans les résultats des études sur le long terme…
Rappelons encore ici les théories de Bion sur les fonctions alpha et bêta, qui si elles furent inventées à propos des bébés, parlent en fait aussi du traitement des traits psychotiques de désorganisation. C’est alors la fonction alpha contenante et organisante de l’institution ou du thérapeute qui aide le patient à élaborer sa fonction beta, son désordre interne, sa toute puissance.
 
Nous avons fait l'hypothèse que cette constante combinatoire est maximum dans le rêve, ce qui rendrait compte de l'immense avantage que cela confère à l'espèce qui en est pourvue : la sélection porte alors sur les seules représentations bousculées en chaos ordonné de machine de England, et non plus sur la lente sélection des individus chahutés heureusement ou malheureusement par les simples mutations génétiques chaotiques…
 
L'incroyable et mouvante complexité hétérologue de l'être humain, que nous avons explorée phylogénétiquement, anatomiquement, puis symboliquement tout au long de ce livre, ne saurait alors se supporter que grâce à la constante redistribution des cartes signifiantes, certes dans la veille, mais aussi et peut-être surtout dans le rêve, à la recherche de l'obstinée reconstruction du plaisir trop éphémère, constamment retrouvé, et constamment reperdu…
 
Dans ce trajet demandant une énergie constante, le dernier chapitre de ce livre a éclairé un aspect peu étudié jusqu'ici : il semblerait que l'appareil psychique utilise particulièrement la fonction chaotique et hasardeuse de l'ensemble signifiant dans lequel baigne l'humain, afin d'explorer de nouvelles, utiles et surprenantes structures.
 
Il n'est de ce fait pas impossible de poser une part du travail du psychanalyste de ce côté là : en effet, les troubles psychiques dans leur ensemble fixent, bloquent l'appareil psychique dans des défenses toujours trop rigides, trop liées à l'imaginaire, en raison de l'histoire de ces patients, qui en ont eu besoin pour se défendre dans l'enfance de réalités trop dures à supporter pour eux.
Alors, une analyse réussie ne serait-elle pas un assouplissement suffisant des structures qui bloquent l'irruption du nouveau, du surprenant, du vivant, du contradictoire de ces trajets et rencontres humaines, et singulièrement dans le difficile dialogue humain concret ? À la fin d'une analyse, l'effet constamment restructurant des hasards des rencontres externes et internes, comme dans le rêve, redeviendrait alors possible, les refoulements étant allégés, le mouvement du désir ayant repris.
Le terme d'une analyse serait alors aussi la retrouvaille sans crainte et suffisamment dénuée d'angoisse avec le chaos positif et porteur d'étoile naissante de l'appareil psychique et du monde, comme disait si bien Nietzsche, étape nécessaire de l’invention et la réinvention constante de notre pensée face au mouvement du monde. Alterner ordre et désordre serait la clé de l’adaptation psychique à soi-même et aux autres, mouvement continuel et vivant du désir bloqué par les investissements imaginaires du trait psycho-pathologique.
 
Aurons-nous ainsi répondu à la question qui ouvrait ce travail sur le plaisir ? Je rappelle qu'il s'agissait de comprendre en quoi la qualité de la rencontre thérapeutique jouait un rôle prépondérant dans l'issue d'une cure, peut-être plus important que la théorie du praticien. Je ne veux pas dire qu'il soit indifférent au déroulement du travail qu'on soit freudien, à la recherche d'un moi renforcé, ou lacanien, en quête d'une émergence subjective. Il est clair que ces deux supposés théoriques amènent à des cures forts différentes. Mais l'autre part, plus mystérieuse, de la rencontre de deux êtres, qui fait dire à certains, dont Juan David Nasio[4], que le psychanalyste guéri aussi et surtout par ce qu'il est, si cette part est précisément celle qui mobilise le plaisir, on comprend mieux à travers tout le présent travail qu'elle est la base même de toute restructuration possible des traits psychopathologiques que nous amènent les patients. Dans la définition que nous avons donné du plaisir, il est cette restructuration même… Je ne parle pas des plaisirs de surface, de circonstance, de séduction, mais de celui qui accompagne les nouvelles résonances des structures profondes de l'être à travers les découvertes mnésiques et transférentielles dans le décours de l'analyse. C'est ensuite l'extension au-delà du transfert analytique du plaisir d'être soi avec et malgré les autres qui authentifie la fin de la cure. La patiente recherche de tous les points identitaires que le patient prenait pour lui et qui ne l'étaient pas aboutit alors à une parole plus vraie, pleine du plaisir d'être à nouveau soi-même dans ses résonances avec le monde, soi-même et les autres. La retrouvaille du flux de la vie et de ses restructurations adaptatives continuelles est alors à nouveau possible, les résistances à sa survenue ayant diminué…
 
 
Resterait alors à questionner, après cette première introduction, d'autres effets de la réduction signifiante, si on en a bien aperçu les bénéfices considérables en terme de créativité psychique, à la fois grâce à la fois au flux de la vie, à l'ordre du désir et au désordre que l'aléatoire du chaos associatif et du rêve autorise, sous la vectorisation du plaisir.
Est-ce un hasard si l'être qui est le plus soumis au statut du signifiant est aussi celui qui eut concomitamment besoin d'inventer l'art ? Est-ce un hasard si le plaisir qui signe le départ dans la vie et ensuite relie universellement les êtres de signifiant est l'art musical, oh combien de résonance. Et, finalement, une psychanalyse peut-elle se concevoir et avoir une quelconque efficience si elle évince cette question poétique et artistique ? C'est bien là, le prochain chantier, de redéfinir plus rigoureusement la psychanalyse comme … une science artistique.
Cette histoire là a en fait une pré-histoire, moment de la séparation signifiante, l’art et le langage s’inventant de concert, avec ce qui fut et gagné et perdu dès lors, et ne cesse de se répéter dans chaque vie humaine, et, singulièrement aussi, dans chaque psychanalyse…
 
[2] Rappelons-la : c'est
[4] "Je suis convaincu qu'un psychanalyste guérit son patient grâce non seulement à ce qu'il sait, à ce qu'il dit ou à ce qu'il fait, mais grâce surtout à ce qu'il est, et j'ajoute : à ce qu'il est inconsciemment" Oui, la psychanalyse guérit (Payot) 2016