PROPOS SUR LES HALLUCINATIONS : LA PAROLE CONCRETE ECHANGEE ET SES EFFETS SUR LE CERVEAU ET L'APPAREIL PSYCHIQUE.

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Commençons par le récit de John Thomas Perceval, dit Perceval le fou, tel qu’il a été réédité par Grégory Bateson(1). Au 18°siècle, un homme témoigne pour les autres hommes de sa traversée douloureuse d'un épisode hallucinatoire et dissociatif, nous dirions actuellement d'un épisode schizophrénique.
 
Je veux parler au nom des muets .. J’écris pour ceux-là qui sont victimes du soupçon et de l’inquiétude, pour la société qui, trop absorbée par les affaires ou le plaisir, ne sait plus réfléchir mais reste parfaitement capable de traiter les objets qui l’inquiètent avec une cruauté démente et leur applique des traitements monstrueux.
 
Perceval pose le problème très clairement : dans la traversée de la folie, un élément central tenant à l’absence d’un vrai dialogue est posé dès le départ.
 
Je suis né de parents puissants, honorables et heureux..
 
L’élément central de la possibilité de dialogue est ainsi tout de suite dénommé : pas de faille parentale, Perceval a à faire avec une famille composée comme disait Lacan, d’autres incastrables. Ce qui l’amène à maturation identitaire rigide et rigoureuse, collant à un discours opaque, ce qu’il décrit ainsi :
 
J’avais été élevé dans l’aisance et dans le respect d’une moralité scrupuleuse.
 
Aussi se retrouve-t-il vite en difficulté lorsqu’il doit faire appel à un référentiel interne original, inventif :
 
J’étais enclin à la tranquillité, à la solitude et à l’étude : je ne pratiquais guère les sports violents et je me trouvais démuni dans les situations qui exigent des décisions rapides.
 
On comprend que s’éclaire par ce bref récit de Perceval les raisons pour lesquelles une crise psychique se déclenche à tel ou tel moment de la vie. Soit les moyens d’une autonomie psychique et physique ont été donnés dans le dialogue avec l’entourage, et le sujet devient apte à affronter les aléas de la vie, soit ce que les Anglais ont appelé un faux self se met en place, totalement inefficace pour négocier les virages successifs qui nécessitent à l’état d’adulte choix et initiatives.
C’est alors qu'une crise existentielle se déclenche qui va permettre, dans le meilleur des cas d’apercevoir également ce qui était laissé en plan dans la construction psychique, inaugurant aussitôt les processus de reconstruction.
 
Dès lors la première tentative thérapeutique de Perceval va être logique dans sa position. Il va s’agir de trouver un autre discours référentiel au même pouvoir absolu, avec la même capacité de vérité que celle qu’il a toujours reconnue dans un discours référentiel, mais qui soit un peu plus proche malgré tout de ses choix : il va choisir et entrer dans une autre religion que la religion familiale, pour aboutir finalement quasiment à presque la même impasse bien sûr.
 
C’est à Dublin que j’eu la révélation de cette doctrine qui me donna ainsi la force de prendre la décision qui s’imposait ; j’ai rencontré ainsi des individus dont les convictions étaient semblables aux miennes. J’avais donc pour tâche de me conformer à divers devoirs religieux et d’approfondir ma connaissance de la religion.
 
Mais cet écart encore immense entre l’authenticité de sa personne et un discours plaqué extrêmement rigide commence à le faire souffrir, et à produire les premières hallucinations. Il est remarquable de constater que ces hallucinations ont déjà un statut de compromis entre sa singularité et le discours collectif :
 
Avant mon arrivée à Oxford, à deux occasions où j’étais en prière, j’avais eu des visions et je découvris, peu de temps après, que chacune de ces visions était la représentation de choses qui devaient se passer dans la réalité bien qu’avec certaines variantes, ce que j’attribuais au fait que j’avais désobéi à l’esprit de la vision.
 
C’est ainsi que dans cette période de sa vie, il rencontra dans les milieux évangélistes une jeune femme qui lorsqu’elle le vit, s’adressa de façon exaltée à lui, en prononçant des mots n’appartenant à aucune langue connue, et lui expliquant qu’il s’agissait d’un message à lui seul destiné, et émanant de l’Esprit Saint. Perceval donne à cet épisode un statut très flou et confus, entre une vérité terrifiante et une hallucination. Mais cette accroche incompréhensible venant d’une personne réelle et reliant des mots inconnus à son corps singulier provoqua un sentiment de jouissance particulier.
 
Je fus envahi par une sensation merveilleuse nouvelle pour moi : partant de ma tête pour se répandre dans tout mon corps, je me sentis envahi par un esprit ou une onde répandant son influence bienveillante et dont les effets se caractérisaient par une sensation de paix joyeuse, lénifiante.
 
Cet effet est évidemment de courte durée, et il retombe vite dans un état habituel qu’il décrit ainsi :
 
J’avais peur de confondre ma crainte des hommes avec mon amour de l’ordre et qu’ainsi, j’assèche la source divine qui m’habitait.
 
Il décrit alors très bien le grand écart extraordinairement douloureux qu’il vit quotidiennement entre ce qu’il éprouve et les mots qui sont à sa disposition :
 
Et pourtant il fallait bien que je tienne ma langue ou que je parle de la façon qui m’était dictée ou que j’exprime mes propres pensées ; si je ne recevais aucune inspiration, il m’arrivait de trébucher en parole, de bégayer, d’être ridicule en ouvrant la bouche pour obéir à une inspiration qui me manquait avant que ma phrase soit achevée, et parfois même avant que je n’ai commencé..
Ces troubles de l’esprit m’affectèrent de plus en plus.. Et furent les causes profondes les plus actives de tous mes malheurs.
 
Mais Perceval est extraordinairement lucide sur ce qui lui arrive, capable d’une analyse très pertinente :
 
Je mentionne ces faits pour que l’on se rende compte du caractère raisonnable, si je puis m’exprimer ainsi, de ma folie, si folie il y avait ; pour parler plus clairement, pour démontrer la réalité de l’existence de ce pouvoir qui, de par son usage et son abus, fit que je devins fou. Si j’en avais abusé, le seigneur me confondait pour avoir désobéi ; si c’était l’usage de ce pouvoir, ô combien présent, c’était l’esprit de la tromperie.
 
Il faut noter cette phrase tout à fait importante dans laquelle, parlant de sa folie, il se met à en douter. En effet le doute est ce qui va sauver Perceval et lui permettre peu à peu de traverser cette crise particulière. Que le fou doute de sa folie lui permet de la traverser raisonnablement, chemin rendu impossible par tous ceux par contre qui ne doutent pas de la folie des autres. Nous verrons à nouveau plus loin en quoi il est indispensable que patients et thérapeutes doutent ensemble de la folie qui les occupe, chacun de sa place...
 
Mais reposons ce que nous avons vu en dans ce début d’analyse du texte de Perceval : le problème princeps tient à l’effet de vérité d’un discours sans rapport avec la complexité singulière d’un corps et d’un être. La butée des paroles vides se fait sur le pulsionnel, avec lequel elles ne sont absolument pas en rapport. D'où le passage à l'acte, vaine tentative, si elle n'est pas comprise, de relier corps, esprit et paroles entendues et exprimées.
 
Il va alors continuer à tenter de résoudre son problème par l’usage de cette langue inconnue, et se lancer dans des imprécations dans cette langue singulière, qui reliait ainsi sa singularité et le collectif par le fait que cette invention absolue était aussi pour lui une voix divine. Bien entendu cela l’amène aussi à continuer cette double impasse d’une confusion interne à peu près totale, avec une traduction langagière complètement dictatoriale et externe.
 
Les hallucinations commencent à prendre beaucoup de place et peu à peu s’organisent en système, aboutissant parfois à des paroles telles que celle-ci, qui parle bien de la solution à venir pour Perceval : Faire le lien entre être et paraître.
 
Seigneur ! Prends-moi tel que je suis !
 
C’est à cette époque que la prévalence des hallucinations devint telle que Perceval dut être hospitalisé. C’est que :
 
Les conversations allaient bon train et couvraient mes paroles, mais je sentis qu’une calamité allait s’abattre sur moi que je ne pourrais ni éviter ni prévoir.
 
Perceval perçoit ainsi la radicale fin de la fonction du dialogue. Les paroles se recouvrent et ne s'articulent plus. Le champ est laissé libre à la fonction des hallucinations. Perceval reste écartelé entre son monde interne pulsionnel confus et l’ordonnancement rigide de la parole vécue comme essentiellement externe. Les ordres entre les instances sont contradictoires : les voix externes creusent la contradiction pour vainement tenter de la résoudre.
 
Les esprits étaient venus en moi pour m’enseigner l’ordre et la méthode ; ils avaient guidé ma main quand elle traçait des lettres inconnues pour moi ; ils s’étaient manifestés tant de fois comme des esprits de sagesse et de bien, que même aujourd’hui, je n’ose pas nier que c’est par ma désobéissance, par mon obéissance que j’ai été plongé dans cette confusion, ce qui m’avait été annoncé par une sorte de prémonition en Écosse. Quand je me suis perdu, que je me suis retrouvé, complètement perdu, j’ai été leurré et séparé de Jésus, ce rocher du salut chrétien, par la façon dont j’avais interprété ces voix.
 
Encore une fois dans cette douloureuse traversée, la capacité à entendre l’intérêt du doute précise la force particulière de Perceval et sa possibilité d’un chemin dans tout cela :
 
Je dépérissais d'une erreur de l’esprit fréquente chez de nombreux croyants, en particulier chez nos frères catholiques romains, celle qui consiste à craindre le doute et à charger sa conscience de la culpabilité qu’engendre ce doute.
C’est un crime de rejeter volontairement ce dont on est sûr, mais déclarer volontairement croire ce dont nous doutons, ou prétendre que notre doute est volontaire, en est un autre.
 
S’ouvre alors pour lui une longue période d’hospitalisation et sa rencontre avec la psychiatrie et la contention.
 
En réalité, ce moment démarre lorsqu'il devient évident que le délire de Perceval peut l'amener à porter atteinte à sa propre vie. Il va alors vivre comme une violence et une injustice ce qui va le protéger de lui-même. Mais, dans le même temps, un changement d'univers va peu à peu s'opérer, une nouvelle dépendance se crée grâce à cette crise, qui va modifier peu à peu ses logiques subjectives référentielles.
Ces années d'internement vont voir se succéder des sentiments de persécution, de protection, des attachements nouveaux vont apparaître, et des détachements fondamentaux vont aussi se produire, peu à peu.
Ainsi, Perceval va se plaindre d'être attaché continuellement pendant 15 jours, par exemple, de la façon dit-il la plus inhumaine, mais dans le même temps, il ne laisse pas de mentionner que dès la moindre liberté, il agresse les autres ou lui-même...
 
Depuis mon enfance, je n'avais jamais gardé le lit pour plus de deux ou trois jours et encore moins gardé la chambre pendant une semaine entière ; je n’avais jamais eu moins de trois heures d'exercice physique en moyenne par jour. Or, je me retrouvais au bout de quinze jours de réclusion forcée dans une chambre, attaché sur un lit, pieds et poings liés.
Je ne sais plus combien de temps se prolongea la situation, mais je me souviens que lorsque mon frère aîné vint me voir, il me trouva dans cet état qui continua plusieurs jours après son arrivée à Dublin. ll est vrai qu'on me détacha les jambes à quelques reprises, mais on se dépêcha de m'attacher de nouveau à la moindre tentative de violence ou lorsque j'essayais de sortir de mon lit.
 
Pendant ce temps, le débat interne reste les premiers mois posé comme au départ de la crise :
 
Ainsi donc la voix de mon génie tutélaire et celle d'un des esprits de ma sœur me poussaient à me sacrifier à n`importe quel prix et de n`importe quelle façon, au lieu de causer, par ma mollesse et ma lâcheté, la souffrance et la mort de tant de défenseurs : mais un autre esprit. que je compris être celui de mon Sauveur ou de son messager immédiat me suppliait de n'en rien faire, sinon je périrais pour l'éternité et je le priverais de la gloire de faire que la création du Tout-Puissant devienne un univers de béatitude.
 
La force même de ce débat, l’épuisement physique et psychique lié à ce moment amènent à une confusion délirante à peu près totale ainsi décrite :
Enfin un jour dans un accès d’horreur glacée à la pensée que j’avais perdu l’honneur je fus incapable d’empêcher la reddition de mon jugement ; cet acte s’accompagna du bruit d’un petit craquement et de la sensation qu’une fibre se brisait au-dessus de ma tempe droite ; cela me fit penser à l’étai d’un amas en train de s’écrouler ; il s’en suivit une perte de contrôle de certains des muscles de mon corps, désormais je n’avais plus aucun contrôle sur mes pensées et mes croyances.
Dans ce désarroi extrême et cette confusion mentale quasi absolue que vit Perceval, alors qu’il est attaché à longueur de journée, forcé à ingurgiter divers médicaments, à subir des traitements obligatoires plus ou moins violents, il reçoit un jour la visite de son frère.

Quand je lui expliquais toutefois qu’on voulait me faire dire ceci ou cela et me faire faire ceci ou cela, il me répondit sur un ton extraordinairement frivole, tout à fait comme s’il se fut adressé un enfant et il ne se prive pas de tourner mes idéaux en ridicule. Tous mes espoirs d’être compris s’envolèrent et mon cœur se détourna de lui.

Ainsi le paradoxe extrêmement difficile que vit Perceval est d’avoir le plus grand besoin d’être pris au sérieux dans le déploiement le plus absurde de ses hallucinations. Cette période va durer plusieurs mois, durant lesquels la contention va remplacer toute construction dialogique totalement impossible à cette époque, en même temps que passionnément désirée par lui..
Quelques remarques de Perceval montrent dans toute cette traversée son appétence pour une relation fiable, dont il exprime très clairement avoir le plus grand besoin :

J’aperçus un pauvre garçon irlandais qui avait l’habitude de tenir mon cheval et de faire des commissions pour moi ; il m’avait cherché et m’avait suivi pour me voir m’embarquer. J’étais incapable de manifester mes sentiments et tandis qu’il restait là, grelottant et transi, je remarquais sur son visage une expression de défiance et j’eus la conviction qu’il était pour moi un ami plus loyal que ceux qui s’étaient occupés de ma personne.

Cette recherche extrêmement confuse et paradoxale d’un lien structurant, dans un contexte fait d’aggravation et de rémission successive, il convient de noter qu’elle se fait dans un contexte qui reste celui d’une allégeance à son environnement familial.

Mon esprit et ma volonté était devenu ceux d’un enfant et mes sentiment étaient conditionnés par les gens qui m’entouraient. Je n’avais ni méchanceté ni vice. Je m’imaginais qu’ils m’aimaient, qu’ils ne cherchaient qu’à sauver mon âme et je croyais les aimer très profondément.

Aussi la persécution est-elle une suite logique de ce paradoxe, déplacée sur le corps médical et ceux qui opèrent la contention plus ou moins violente que demande son état. Elle met en place une tentative de distance qui se met en place avec un élément structurant externe, dans une relation qui demeure cependant fusionnelle.

Mes frères, mes sœurs et ma mère était perpétuellement présents à mon esprit ; je n’avais qu’un seul désir : me trouver parmi eux. Les actions parfaitement extravagantes et toutes les souffrances que je m’imposais volontairement n’avaient qu’ un seul et unique but : me retrouver miraculeusement parmi eux ou qu’eux viennent me retrouver ici.

Pendant cette traversée il faut noter un épisode où brusquement la distance confusionnelle, impossible, totalement hétérogène où il se trouve avec son environnement référentiel cède brusquement :

Les hommes habituellement se contentaient de m’immobiliser les bras, de plaisanter, de me dire de rester tranquille et n’usaient pas plus de force qu’il n’était nécessaire. Pourtant je finis par trouver ce que je cherchais, un jour d’automne : je m’étais jeté sur Sincérité pour me battre avec lui mais il réagit par un coup si violent que je m’écroulais et j’en ressentis les effets dans mon corps tout entier. Je sus que j’avais fait enfin mon devoir ; je cessais d’avoir la sensation que je me trouvais dans les sphères célestes sans toutefois mieux comprendre l’état dans lequel je me trouvais et je m’abstins par la suite de toutes manifestations de ce genre.

C’est probablement que le lien entre l’expression et la réponse, même s’il est non verbal dans l’exemple donné, n’en est pas moins parfaitement clair et relie complètement la sphère corporelle et affective dans ce moment très ponctuel.
Mais, peu à peu, cet internement et cette distance par rapport à son environnement familial va commencer à produire un effet de perspective et de séparation :

Mon âme souffrait d’une muette agonie en comparant le temps de la petite enfance, de mes jeunes années et de ma jeunesse avec ce que j’endurais maintenant. Avoir été tant aimé (ou tant abusé) par ce qui semblait l’amour des miens et me retrouver dans un tel abandon, une telle malédiction, une telle infortune !

À partir de là un chemin réellement structurant va pouvoir se dessiner, à travers toujours cette projection de la violence de l’incompréhension du monde psychiatrique, qui l’amène à des critiques de nature antipsychiatrique ma foi parfois assez lucides :

C’est pourtant du fou qu’on exige toutes les perfections morales sans lui accorder la moindre possibilité de faiblesse alors qu’il est coupé de toute chaleur humaine..

Perceval a alors cette très jolie phrase qui résume les impasses dramatiques dans lesquelles se trouvent ces patients dont la dangerosité pour eux-mêmes et les autres les amène à un internement de contention :

Il faut faire une distinction entre les soupçons des fous et le soupçon de folie.

C’est que le non-sens apparent de leur comportement n’en est pas moins porté par un besoin extrême de respect et de retrouvailles de ce sens. Tout le débat traversé par l'antipsychiatrie ne peut se saisir si on cherche une raison de part ou d'autre. Si l'antipsychiatrie a raison, alors pas de processus individuel complexe, de symptôme individuel porté tout le temps de crises difficiles dont la sortie n'est en rien garantie et l'être humain n'est plus que le produit d'une manipulation socio-familiale, et c'est le social ou le familial qui est fou.. Mais si la psychiatrie a raison de son côté, en tant que recherche de la folie comme maladie, c'est le patient qui devient seul porteur de sa folie, position aussi problématique que celle de l'antipsychiatrie, même si elle est à l'inverse.
Aussi cette phrase très subtile de Perceval incitant à faire une distinction entre soupçons des fous et soupçon de folie, mettant du doute de tous les bords, permet-elle d'avancer vers une possible rencontre à venir, qui est en fait tout l'enjeu des processus thérapeutiques vrais autour de ces questions.
 
Mais peu à peu, l’effet de ce déplacement persécuteur sur les soignants responsables de sa nécessaire contention va opérer, et une distance symbolisée va peu à peu se mettre en place avec ses référents familiaux : il commence à écrire des lettres critiques à sa famille, lettre que les médecins ne vont bien sûr pas envoyer, les attribuant à la folie de Perceval :

Ces médecins jugeaient et estimaient leur conduite d’après l’excellente opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes et m’estimait fou du fait que j’accusais des gens aussi parfaits ; ils refusaient que je fasse appel à un jury sous prétexte que je devais d’abord confesser mes erreurs et m’avouer coupable d’avoir agi ainsi à l’égard de gens aussi admirables qu’eux-mêmes bien que dans l’entre-temps ils m’avaient laissé m’étioler et pourrir dans un asile de fous.

Perceval progresse donc et affine sa conscience de sa maladie de sorte que quelque chose lui apparaît d’assez proche de la théorie du double lien que Bateson va découvrir quelques années après cette publication de Perceval.

En d’autres mots, j’imagine que j’étais l’enjeu d’une dispute entre l’esprit du clair entendement et les esprits de l’erreur.

Ce double lien n’est possible que si la dépendance est en place : ne pouvoir être que là où il n’est pas est le problème du fou.
La crise de folie permet ainsi un changement référentiel qui autorise peu à peu l'aperçu de ces doubles liens, changement de relations structurantes qui devient clairement désiré par Perceval :

Si mes parents s’étaient véritablement souciés de mes aises, ils auraient pu me fournir une véritable intimité en me plaçant chez des particuliers ainsi que je leur avais demandé. N’aurait-t-il  pas été préférable que mes peines et mes infirmités soient exposées au regard d’amis qui auraient compris mes sentiments ?

Et on note effectivement que de fait lorsque Perceval commence à désespérer clairement de sa famille les hallucinations peu à peu disparaissent. La seule solution du double lien étant la rupture de ce lien, cela se produit lorsque Perceval se met à avoir recours à la justice, faisant office ici de nouvelle attache, de nouveau point d’ancrage référentiel, de nouvelle logique subjective.
Ce détachement est évidemment douloureux et Perceval en témoigne :

Une fois guéri de ma folie, il me fut pénible d’admettre que j’avais raison et que tous les membres de ma famille et ceux qui exerçaient quelque autorité sur moi avaient tort, surtout quand je réfléchissais au caractère de mes parents et que je me souvenais de l’affection qu'ils me portaient.
 
Au cours de ce trajet il pourra donner une définition de la folie qui reste fort intéressante :

La folie est donc également la confusion d’un ordre spirituel avec un ordre littéral ; le fou met en pratique un ordre qui n’est qu’abstrait.

Ainsi on peut dire en allant plus loin que Perceval que l’interdiction de la métaphore crée la folie : si le sujet est incapable d’interpréter, avec ses propres sentiments et affects, la parole qui vient le définir de l’extérieur, pour en faire une création dialogique ou se retrouvent à la fois cet extérieur et lui-même, le sens qui lui parvient devient littéral et non plus réinterprété métaphoriquement. Son être ne peut plus dès lors lors être présent dans les mots. Le foisonnement de l'être et l'ordre des mots avancent sans lien possible, faute d'attache métaphorique suffisante.

Que dirai-je encore de la folie ? Elle est, certes, la confusion de l’entendement, mais elle est aussi l’émancipation des facultés mentales qui peuvent ainsi échapper au contrôle d’un jugement souvent erroné et confus ; les talents peuvent s’épanouir qu’on a jusqu’alors étouffés et l’on peut découvrir ce qui était caché. La folie est comme l’ivresse, seulement, elle est pire et dure plus longtemps.

Une chance de Perceval dans ce trajet fut d’avoir une multiplicité de voix qui résonnaient en lui ou à l’extérieur de lui. Ces hallucinations étaient polymorphes, c’est-à-dire qu’elles dialoguaient entre elles de façon parfois contradictoire, se mettant ainsi les unes les autres en position métaphorique ou hétérologique, chacune porteuse d'un affect différent, dans une tentative d'articulation souvent désespérée. On peut noter en passant que l’existence d’une hétérologie dans ces voix est conditionnée par la métaphore elle-même qui permet une circulation minimum entre ces logiques trop différentes. Depuis bien longtemps, la psychiatrie a remarqué que le pronostic des hallucinations très polymorphes était meilleur que les autres, probablement pour ces raisons de richesse métaphorique.
Perceval alla jusqu’à dénombrer 14 voix différentes !
Cette douloureuse équipée à travers le désordre hallucinatoire permit également à Perceval d’avancer dans sa découverte de la structure psychique de l’humain : il découvre ainsi l’inconscient, s’il ne le dénomme pas.

Tous ou presque tous les phénomènes que j’ai rapportés peuvent paraître étranges mais je crois aussi qu’ils sont familiers à la majorité des hommes. Je pensais les avoir, dans une certaine mesure, éprouvés, sous une forme ou sous une autre, tout au long de mon existence. Par exemple ce pouvoir qu’à l’esprit de contrôler la prononciation, nous en faisons quotidiennement l’expérience, même si nous ne faisons pas attention ; on dit souvent que « la langue fourche » quand on dit un mot pour un autre ou que l’on transpose les lettres d’un mot. L’esprit qui obéit à une loi positive, pense souvent le contraire de ce que la langue prononce et cela se produit invariablement lorsque nous utilisons, parce que nous nous trompons, un mot pour un autre, alors qu’en fait c’est le contraire de ce que nous pensons. Nous disons universel pour particuliers, affirmatif pour négatif et 1000 autre exemples. C’est la même loi qui nous fait joindre les mots cruels et voluptueux au sujet d’une même personne. Le degré d’erreur n’est pas le même, mais le phénomène l’est : les organes de la parole s’activent souvent en dépit de la volonté ou de l’attention du sujet, ce qui est remarquable et tendrait à démontrer la présence dans le temple du corps de deux pouvoirs distincts, ou agents, ou encore volontés.

Il va enfin découvrir un rapport étroit entre ce qu’il appelle le vide de la pensée et les voix : en réalité ce vide de la pensée est obtenu grâce à une cessation de toutes stimulations extérieures. Le silence, le vide de toutes stimulations permettent la réapparition d’un jugement personnel. On peut dire avec nos connaissances actuelles que les voix concrètes de l’environnement affectif de tels patients sont en fait entendues comme des bruits et à ce titre désorganisent plutôt qu’elles n'organisent. Ce sont d’ailleurs les bruits extérieurs n’ayant pas de sens pour le patient, qui sont à la base de la formation des voix pour Perceval.

Comme j’avais fini par obtenir un salon particulier, non sans difficulté, je récoltais rapidement le résultat de ce calme relatif. C’est là que je découvris un beau matin, alors que je croyais écouter l’une de mes voix, que mon esprit avait été distrait par tout autre chose j’entendais encore le son, mais la voix s’était évanouie ; le son provenait d’une chambre voisine ou entrait dans ma chambre par la fenêtre.  Je m’aperçus que lorsque je me replongeais dans le même vide de pensée, la voix revenait, et que sa façon de s’exprimer changeait  selon ma propre humeur.

A travers l'usage de ce vide, lié il faut le noter à un lieu que les autres l'autorisent à habiter, il ré-articule peu à peu ses propres besoins et sentiments, reprend un travail de pensée, travail critique dans un même mouvement à la fois de ses voix hallucinées et du discours social et familial qui l'entoure. La dialogique hétérologue, l'hétérologie concrète et créative prend peu à peu la place des discours constitués rigides et incastrables du début de sa vie.
Ses besoins personnels et ses désirs singuliers vont ainsi peu à peu et au fur et à mesure des crises de contention, être reconnus et parfois satisfaits. C’est ainsi que le discours extérieur cessera pour lui d’être un bruit pour devenir une dialogique de construction. Et le livre se termine par le témoignage d’une telle rencontre, cette fois d'un médecin croisé après la fin de la contention :

Au fur et à mesure que je reprenais des forces, je désirais naturellement occuper et regagner le temps perdu. Je voulus donc aller terminer mes études universitaires. Le refus de Monsieur Newington de m’y autoriser constitua l’un de mes grands griefs à son égard et justifiait mes démarches auprès d’un tribunal auquel je voulais demander réparation pour le temps qu’on avait fait perdre. J’ai donc inclus la première lettre que j’écrivis dans ce sens au docteur McBride qui m’aida dans ce domaine. Je ne saurais mentionner son nom sans dire tout le regret que les relations avec ce monsieur si talentueux aient été si tôt interrompues par sa disparition.

Ainsi Perceval retrouva-t-il peu à peu le chemin de ce qu’il appelle la guérison, liée très nettement au long de ce livre à la rencontre de partenaires nouveaux, soit infirmiers, soit parfois patients, qui vont avoir avec lui des relations beaucoup plus claires et nettes que ce qu’il a connu dans sa propre famille auparavant. Notons qu'aucune figure de médecin n'apparaît structurante pour lui pendant l'hospitalisation, ce qu'il relie au fait que tous le croient fou...
Il est utile de reprendre ici ce témoignage fort de Perceval, et de proposer de ne jamais prendre pour un fou quelqu'un pris dans un univers psychotique. Ceci laisse la place à l'espoir et la restructuration dont ces patients ont le plus urgent besoin, même s'il faut être patient eut égard au temps que cela prend nécessairement. C'est même ce regard de doute et d'espoir qui reste l'élément thérapeutique le plus central, dans tout le trajet de Perceval, et dans toutes les situations cliniques que j'ai eu à rencontrer avec ce type de symptômes.
 
On voit donc dans la traversée de ce texte passionnant combien l’aspect concret de la parole est dominant dans toute cette aventure. Le concret d’une morale familiale rigoureuse sans nécessairement de rapport avec la complexité affective de l’enfant, le concret de l’hallucination qui désorganise et réorganise, et enfin le concret de la réinvention d’autres logiques subjectives à travers de nouvelles paroles concrètes échangées avec d’autres personnes. Une remarque pour finir : au début du livre, Perceval implique la mort de son père dans la genèse de son problème. En fait, il ne va que beaucoup plus tard critiquer sa famille entière, sauf son père, ce qu'il ne fera jamais!!!
En réalité, le rapport de vérité que porte la personnalité de son père ne sera jamais remis en question, toujours recherché, et forme probablement le noyau dur de cette vérité externe à lui-même qui le fit toujours plus ou moins souffrir, même lorsqu'il sortit de sa période aliénante.
 
 
Que dit la neurologie actuelle de tout cela.
 
Deux types d’études ont fait avancer les connaissances sur la question des hallucinations : les études chez des patients en dehors des crises hallucinatoires, et les études faites pendant les phénomènes délirants. Il faut remarquer que ces travaux ne parlent absolument pas de la cause, qui reste inconnue au plan biologique. Ils ne font que décrire des fonctionnements cérébraux, dont personne à l'heure actuelle ne peut affirmer s'ils sont conséquences ou cause du trouble... On se doute que dans le présent travail, ils sont supposés conséquences d'interaction entre le sujet et son environnement, et aptes à évoluer dans le temps en fonction du trajet thérapeutique du patient, définition cohérente avec les recherches cliniques et théoriques qui permettent de relier suffisament neurologie, cognitivisme et psychanalyse..
 
Etudes en dehors des crises hallucinatoires

L’étude faite hors crise montre une difficulté de connectivité dans le cerveau des patients dits schizophrènes. Ainsi dans les épreuves de traitement verbal, le gyrus temporal, zone associative très importante du cerveau, est significativement moins fonctionnelle chez ces patients que chez les sujets non délirants(2).
En fait cela signifie que la zone de perception du langage n’est pas inhibée par la production de celui-ci. Le rapport entre motricité verbale et perception verbale est perturbé. Cela implique une certaine autonomie entre ces deux plans, une déliaison telle que la parole entendue n'est pas vécue comme la sienne par le sujet, lorsqu'il parle lui-même.. On voit que cette observation neurologique est parfaitement congruente avec toute la première partie de la description de Perceval de la structure de pensée acquise dans l'enfance !
De nombreuses études montrent une telle difficulté de fonctionnement des zones associatives du cerveau dans les pathologies schizophréniques étudiées hors hallucination(3). Cependant, l’une d’entre elles va démontrer un résultat exactement inverse, montrant cependant une autre anomalie située au niveau cortical, une hyperactivité. Un désordre fonctionnel, donc de régulation entre diverses zones du cerveau est encore retrouvé.
 
 
Étude du fonctionnement cérébral au cours des hallucinations.

Une étude bien passionnante montre que les hallucinations verbales correspondraient ainsi à un discours intérieur, par une activité de la zone de Broca, la zone de production du langage, qui ne serait pas en elle-même anormale, mais ne pourrait pas être attribuée au sujet du fait d’anomalies d'activation des aires qui servent normalement à déterminer l’origine du discours : aire motrice supplémentaire et gyrus temporal moyen gauche.
Une autre montre une diminution de l’activité temporale pendant l’hallucination verbale, que les patients reçoivent ou non des neuroleptiques d’ailleurs. Je cite les auteurs de cet excellent article de l’encyclopédie médico-chirurgicale(4) qui me sert de base à ce tour d’horizon neurologique : Ce résultat évoque l’existence d’une hypothétique compétition dans le traitement des hallucinations verbales et du langage perçu, au niveau temporal, et il pourrait expliquer l’efficacité de l’écoute de musique ou de langage dans le traitement des hallucinations verbales.
En effet, on imagine bien qu'un encodage nouveau des liens affects-paroles passe bien par de nouvelles paroles et de nouveaux affects...
 
Je cite le même article
En réalité un phénomène bien différent se montre alors : les débits sanguins s’augmentent de façon significative au niveau de l’aire de Broca, sauf dans une étude et aussi au niveau du cortex cellulaire antérieur gauche et de l’ensemble des aires associatives tant verbales que proprioceptives de manière plus générale.
Au total les études en neuro imagerie fonctionnelle réalisées pendant les hallucinations verbales montrent qu’un réseau cérébral largement distribué est impliqué dans leur production et qu’on ne peut les considérer comme la conséquence d’une activation épileptiforme du cortex auditif. Celle-ci, simulée lors des études de stimulation cérébrale, s’avère incapable de reproduire de tels phénomènes. L’implication du seul réseau auditif à un niveau cortico sous cortical pour expliquer voix et manifestations hallucinatoires de la schizophrénie paraissent irréalistes. Les aires de production du langage ne paraissent pas impliquées systématiquement et on ne peut considérer que les hallucinations verbales sont exclusivement une pathologie du langage intérieur.
 
 
Etudes sur le fonctionnement mental

Enfin, d’autres études nombreuses portent sur le fonctionnement mental. À mon avis les plus intéressantes montrent que les patients hallucinés ont une forte tendance à attribuer une cause externe à des événements pour lesquels il y a un doute ou une hésitation(5). Par exemple, l’expérimentateur donne la première lettre d’un mot et une catégorie sémantique pour aider à le trouver (il dit C. et oiseau, et le patient prononce « corbeau », par exemple), puis il dicte lui-même une paire de mots que le patient doit répéter, dans une expérience où l’on fait la comparaison entre le souvenir huit jours après de ces deux catégories de mémorisation. Les mots prononcés par le patient sont plus facilement attribuées à l’expérimentateur lorsqu’il fait partie du groupe des hallucinés.
Bien entendu ceux qui connaissent la problématique du double lien vont reconnaître ici le fait que ces patients se laissent facilement dicter la définition externe de leurs états affectifs. L’image interne du corps est alors sacrifiée, déliée du symbolique proposé et le fonctionnement même du cerveau se dissocie de ce fait.
Un autre auteur fait l’hypothèse d’un trouble fonctionnel entre les intentions et les référents internes liés à ces intentions. Le monde intentionnel et le monde interne ne seraient pas congruents, ce qui ferait apparaître le monde intentionnel comme externe… Par exemple, le mouvement nous apparaît externe lorsqu’on balaye un paysage avec les yeux en raison du fait que le cerveau se réfère à la perception interne du balayage de l’horizon par l'œil. À défaut cela nous apparaîtra comme un mouvement de l’horizon responsable par exemple d’un vertige.
 
Enfin une dernière observation de nature cognitive remonte à une observation de Janet en 1937 : il existerait en chacun de nous autant une représentation de nos propres actions qu’une représentation des actions d’autrui. Elle serait au départ indifférenciée et ne se séparerait qu’après un stade de confusion. Seule cette «division psychologique »  autoriserait une répartition des actes entre le sujet et le « socius », entre ce qui est agit et ce qui est perçu.
Ceci semble confirmé par la neuro imagerie moderne, qui constate que beaucoup de zones communes fonctionnent tant lors de nos actions volontaires que lors de spectacles les actions des autres, autour de la fonction de ces fameux neurones miroirs. Elle est confirmée aussi par la découverte d’une engrammation continuelle de l’état proprioceptif du corps, sorte de stockage continu des états internes, au centre du fonctionnement de la mémoire affective(6) 
Ceci impliquerait un trouble du mécanisme d’attribution de l’origine des représentations, soi ou les autres et pourrait participer à l’explication des hallucinations lorsque ce mécanisme d’attribution de la source reste dans la confusion originelle. Les hallucinations seraient alors une tentative de redéfinir les sources des représentations, une reprise des voies de connexion entre les diverses instance cérébrales afin de relier autrement, peu à peu, telles représentations à la volonté, la motricité, et telles autres à la perception.
Un fait neurologique pourrait insister dans cette voie, et tient à ce que les représentations issues de la volonté du sujet seraient trop semblables à celles issue de ses perceptions, de sorte que la différence devienne beaucoup trop ténue entre elles, empêchant peu à peu leur différentiation. De fait, on constate que la connexion générale du cerveau est moindre chez les halluciné, lors de leurs actes de parole, ce qui va dans ce sens.
L’inscription de leurs propres actes et opinions n’engageant pas la totalité de l’être, elle ne se différentie alors que peu de l’inscription des actes et perceptions d’autrui.
L’intérêt de ces découvertes neurologiques est à l’évidence qu’elles vont dans le même sens que les problématiques de miroir que repère la psychanalyse depuis longtemps…

 
Comment réarticuler tout cela pour avancer dans notre hypothèse : la place puissamment structurante du dialogue concret.
 
"L'inconscient est cette part du discours concret qui échappe à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient."
 
L'accent a rarement été mis sur l'adjectif concret de cette phrase de Jacques Lacan.
Et quoi de plus concret qu'une hallucination? Si dans le délire, et plus singulièrement dans l’hallucination, la conscience de la réalité de l'intériorité du processus psychique saute, c’est en raison de la nécessité plus forte encore que la conscience même d’un aspect concret de la parole au cœur du fonctionnement de l’organe cérébral lui-même.
De la même façon que la parole organise à la fois le cerveau et le psychisme de l'enfant, l'hallucination et le délire réorganisent le cerveau et l'appareil psychique de celui qui ne s'est pas engagé la bonne façon dans ce processus.
 
Le cerveau se stratifie schématiquement en trois axes de symétrie, de la profondeur vers l’extérieur, de gauche à droite, de l’avant à l’arrière. Le premier fait jouer les plans de l’instinctuel face au culturel, de la force pulsionnelle face à l’organisation langagière. Le second organise les relations entre le fonctionnement digital et le fonctionnement analogique du cerveau. Le troisième, enfin, règle la dissymétrie fondamentale entre les perceptions et les actions, fondement de la reconnaissance entre soi et les autres.
Le sentiment de plaisir apparaît lorsque l’ensemble du cerveau fonctionne de manière relativement coordonnée. On voit d’emblée que c’est extrêmement rare et difficile, puisque toutes ces organisations présentent des dissymétries constantes selon ces trois axes. En effet, impossible de rendre harmonieux totalement les rapports entre les forces pulsionnelles et culturelles, impossible que le domaine des perceptions et des actions enchaînent des boucles prévisibles et harmonieuses, enfin impossible que la réduction symbolique qu’entraîne le fonctionnement digital ne laisse des restes analogiques non traités, comme il est illusoire de penser que tous les signifiants de la langue soient encodés imaginairement.
Ces dysfonctionnements multiples et inévitables du cerveau amènent à des tentatives de restauration qui vont passer par plusieurs voies. Elles sont là aussi au nombre de trois : celle du désir, qui est aussi la plus efficace car la plus complète dans ses réalisations, celle du rêve, qui permet le retour aux équilibres fondamentaux internes en dépit du flot désordonné des informations externes, et enfin celle du délire, qui tente de reconstruire un axe parole corps indispensable au fonctionnement cérébral.
 
Le désir humain, tel qu’il est défini par la psychanalyse, est une fonction extrêmement complexe qui relie à la fois son propre corps, le corps de l’autre, la parole, le champ culturel, de sorte qu’une circulation devienne possible entre singularité, altérité, et le champ social. Cette circulation est garantie par deux fondamentaux : la présence d’un espace irréductible entre ces champs, qui maintient l’attention, le manque, la frustration nécessaire au travail de ce que Lacan appelait l’objet petit a, et la fonction métaphorique, qui permet de relier ces plans irréductibles à travers la fonction poétique nécessaire au fonctionnement de ces articulations. On comprend que l’ennemi du désir va être double, d’une part le manque du manque, la suppression de cet espace entre les plans, et le trop grand écart entre ceux-ci, supprimant la possibilité même d’une métaphore. Le désir est le seul à faire fonctionner les trois axes décrits plus haut : il implique le corps dans sa réalité proprioceptive, dans son constant travail d’intégration entre les perceptions, les affects, et la motricité. Cette implication se fait dans le champ culturel, et relie sans cesse le réel de l’instinct avec la circulation sociale possible. Enfin, il utilise de façon continue la créativité constante nécessaire dans le champ symbolique afin que le désaccord entre l’analogique et le digital soit constamment vivifié, réaménagé. En effet sans cesse, des deux côtés de la barre symbolique, ça bouge : l’inscription langagière évolue en fonction du contexte culturel qui est le nôtre, et le champ proprioceptif à l’origine des remaniements affectifs bouge en fonction de l’évolution du corps lui-même. On comprend bien que l’exercice de ce désir, lorsqu’il est possible et suffisamment libéré, aboutisse au plaisir le plus important, le plus constructif, le plus créatif aussi, ce qui est une nécessité étant donné notre habitat dans le temps.
 
Le rêve, quant à lui, est une réorganisation psychique dont un des buts à mon avis, sinon le principal, est de rassembler les correspondances signifiantes. Le travail de la journée, la rencontre du réel, éloignent nécessairement les significations symboliques externes de notre authenticité interne. Le but du rêve n’est donc pas, ainsi que Freud le posait, seulement de l’ordre de la réalisation d’un désir. Il est aussi du côté du remaniement symbolique, de la réorganisation signifiante. On va rêver de ce qui est le plus authentiquement en rapport avec notre profondeur d’être. Une des fonctions du rêve est donc le travail sur ce deuxième axe dont nous avons parlé entre le digital et l’analogique de la vie humaine, ce qui s’appelle depuis Lacan la fonction signifiante. Son lieu d’affectation cérébrale est effectivement cortico-limbique, pour autant que cela fait jouer les connexions entre la sphère affective profonde et ces associations signifiantes.
Par exemple quelqu’un qui va changer de vie, changer de ville pour raisons professionnelles, va voir apparaître au bout de quelques temps dans ses rêves des éléments liés à sa nouvelle existence. À ce moment, l’angoisse ou simplement la vigilance qui accompagne toute nouveauté radicale va se transformer en un sentiment de familiarité nouveau. La réorganisation signifiante s’est effectuée en grande partie grâce au travail du rêve, ce qui témoigne de cette deuxième fonction du rêve dont Freud n’a pas parlé. On retrouve cette fonction du rêve dans le syndrome traumatique. En effet la répétition du rêve traumatique indique simplement le trop grand écart entre le signifiant traumatisant et la réalité interne du sujet, de sorte que se maintient la tentative de liaison rendue impossible par cette distance trop grande. Qu’elle se réduise peu à peu, que le sujet accepte petit à petit la réalité symbolique de ce réel auquel il n’était pas du tout préparé, et le lien signifiant pourra se reconstruire dans les rêves, signant la fin du syndrome traumatique. On remarque en passant que le traitement d'un tel problème n'est pas du côté d'une protection, d'un entourage groupal ou autre par tel ou tel débriefing, comme cela se fait actuellement, mais au contraire dans le cadre d'une prise de conscience qu'un déni du réel, de la mort, de la catastrophe existait dans l'organisation psychique antérieure au fait traumatisant.
Le retour des évènements traumatiques dans le rêve est donc semblable à l'insistance des hallucinations. Il rassemble dans la nuit ce que la journée a laissé épars, comme l’hallucination tente de rassembler dans une parole réinventée ce que la parole réelle vécue par le sujet a laissé sans traduction authentique dans les plans complexes de son être. La comparaison s’arrête là.
 
 
Le troisième axe entre perceptions et actions, celui qui traverse le cerveau de l’arrière à l’avant, nécessite aussi des interactions complexes qui vont en réalité dans les deux sens : l’action va impliquer un certain nombre de perceptions, et les perceptions vont à leur tour déclencher un certain nombre d’actions. Tout cela par le biais de représentations et de significations qui organisent ces mécanismes. Entre la perception et l’action, tel qu’il se manifeste de façon immédiate dans l’arc réflexe ou le mécanisme instinctuel primaire, se situe pour l’être humain un intervalle imaginaire et symbolique qui va réguler et organiser les rapports entre perceptions et actions. L’articulation entre l’univers symbolique et imaginaire et les perceptions va autoriser ou non un certain nombre d’actions dont les actions désirantes. Chez l’être humain c’est tout autant cet univers signifiant que les perceptions réelles qui vont déclencher les actes psychiques et physiques. Aussi dans le cerveau, les zones perceptives et les zones signifiantes vont-elles aboutir à un même niveau organique, qui va organiser le lien entre ces deux phénomènes indispensables à la coordination humaine des actes désirants. Il faut noter que ce qui complique les choses tient au fait que les perceptions sont autant des perceptions internes proprioceptives que des perceptions externes du monde réel. Le lieu cérébral de cette synthèse qui va autoriser ou non l’action du sujet est la région hypothalamique. C’est cet organe cérébral qui fait entre autres la synthèse entre l’arrière et l’avant du cerveau. L’équilibre entre ces deux zones est ainsi essentiel au fonctionnement de l’appareil psychique. Il détermine l'équilibre et les liens entre ce qui vient de soi, l'action, et des autres, la perception, à travers cette zone tampon indifférenciée, cette mémoire des états internes du corps aperçue par Janet. Là encore, un déséquilibre dans un sens ou l'autre affecte le fonctionnement de l'ensemble de l'axe, soit vers une inclinaison vers la maîtrise complète supprimant peu ou prou la fonction altruiste, soit au contraire soumettant le sujet à une désorganisation altruiste au détriment de ses déterminants propres, dans le versus schizophrénique.
 
Dans l'axe latéral digital et analogique, un excès de pensée, un excès de langage, peu relié aux perceptions proprioceptives et externes du patient peut aboutir à un syndrome obsessionnel. Il s’agit d’un fonctionnement frontal exagéré, que retrouvent les neurosciences. Un excès de fonctionnement du lien entre les perceptions externes et les réponses pulsionnelles instinctuelles va amener à l'inverse un risque de fonctionnement psychopathique. Là encore, l’anatomie moderne constate un déficit frontal, à l’inverse des troubles obsessionnels. Personne n’est à même de dire s’il est cause ou conséquence, les études actuelles sur la plasticité cérébrales plaidant plutôt pour l’idée que toutes ces différenciations anatomiques seraient plutôt des conséquences.
 
Un élément synthétise donc le fonctionnement de ces trois axes ; c’est le désir, contenu dans ce vecteur qu'est la parole, dans cette occurrence que Lacan avait appelé la parole pleine. L’instinctuel et le culturel y sont représentés, à défaut de quoi elle entraîne soit vers le trouble obsessionnel, soit le psychopathique ; le digital et l’analogique y sont présents dans l’aspect poétique de la parole, faute de quoi la massification des significations entraîne vite vers le trait psychotique, paranoïaque pour le digital, schizophrénique ou hystérique, selon que le corps y est plus ou moins rassemblé tout de même, pour l’analogique ; enfin, située entre perception et action, elle détermine dans la parole pleine un destin actif lié au désir d'un sujet à la place d’être soumis aux passions des autres ou de ses représentations internes, et on a vu que la neurologie moderne repérait là un dysfonctionnement central.
 
Aussi ce fonctionnement de la parole va-t-il peu à peu façonner le cerveau de sorte que, à travers la pratique progressive de la parole désirante, l’ensemble de l’organe trouve un mode de fonctionnement le plus interactif possible, à défaut d’une harmonie dont on sait qu’elle est introuvable comme état stable. Chez l’être humain, à défaut de l’effectuation de cette parole désirante, le cerveau ne se met pas en place en tant qu’organe fonctionnel. La parole désirante organise ce dont le cerveau a besoin, c’est à dire la circulation et la régulation de l’ensemble de ses plans de symétrie. Ce dont semble rendre compte le fait neurologique que le cerveau soit dans l'ensemble mieux connecté chez ceux qui ont l'usage de ce désir singulier, et explique que la grande différence qui existe alors entre ce qui est produit, englobant largement le cerveau, et ce qui est perçu, plus localisé, mette à l'abri de la confusion délirante, et ne nécessite pas la réorganisation qui la suit dans le meilleur des cas. La conscience ne serait, alors que la conséquence de la présence d'un désir actif et singulier dans le défilé des représentations. Platon lui-même ne faisait de la réalité que l'hallucination du réel, dans le mythe de la caverne.
 
On voit par là que la nécessité d’un appareil psychique n’est pas qu’une donnée intellectuelle, mais une conséquence de la parole. Mais de quelle parole parle-t-on ? Il en est une qui intéresse précisément le sujet d’aujourd’hui, c’est la parole concrète, réellement échangée, celle du dialogue réel entre les êtres. C’est une parole qui s’échange, qui n’appartient au reste ni à l’un ni à l’autre, ni à je ni à tu, mais bien celle qui circule, s’invente dans l’espace d’interlocution, se transforme au fur et à mesure que la conversation avance. Cette parole du dialogue concret a un statut bien particulier : elle fonde une part identitaire forte, qui se retrouve dans la clinique psychothérapique de façon quotidienne. Dire ce qu’on éprouve, ne pas laisser passer sans mots petites ou fortes agressions, verbaliser nos affects, voilà le b.a. ba du psychothérapeute, aussi celui du psychanalyste derrière la consigne de dire ce qui s’associe librement. Ce qui se déduit moins de cela est qu’une part de l’identité du sujet est donc constamment contenue et remaniée dans ces mots de l’espace d’interlocution.
De fait il y a bien longtemps qu’on a remarqué que les seuls signes constants et fiables du processus psychotique sont des dysfonctionnements réguliers de cet espace d’interlocution. Tous les autres signes cliniques décrits se retrouvent peu ou prou dans la population générale, y compris délires et hallucinations : un tiers des ados ont des hallucinations, la plupart des personnes âgées aussi, lors de chocs affectifs forts.
Ce seul fait clinique avéré et fiable n’a pas jusqu’à présent été traité à sa juste valeur. Pour aller vite, le paranoïaque garde son discours à l’abri de la moindre transformation de l’interlocution. Le schizophrène et l’hystérique au contraire, de façon différente, changent de référentiel au fur et à mesure de toute rencontre verbale, dans l’autre extrême, ils changent d’identité presque totalement à chaque rencontre, au lieu d’un remaniement simplement partiel. C’est que cette parole dialogique concrète échangée entre les êtres désigne l’espace des possibles pour les actions humaines, ouvre ou ferme les voies proposées par les sujets, permet ou interdit l’effectuation des désirs des uns et des autres. Cette parole dialogique, performative, signe le caractère possible ou non du développement interlocutif, social et familial, de la personne. C’est en ceci qu’elle engage toujours l’identité du sujet, dans des remaniements continus et partiellement imprévisibles, sources de plaisirs et de malheurs, selon ce qui se rencontre…
 
Signaler en clinique que les mots concrets échangés ont valeur d’identification partielle, et opèrent comme tels ensuite dans la complexion du sujet, voilà qui peut parfois permettre de mesurer pleinement le poids néfaste du silence, lorsqu’il s’oppose seul à une parole blessante, et le prix du dialogue, même conflictuel, lorsqu’il vient en place de la même circonstance. Cette fonction concrète de la parole échangée est ainsi ce qui au plan neurologique comme au plan psychique, va permettre le développement puis le fonctionnement du cerveau dans ses axes de dissymétrie évoqués plus haut, et parallèlement l’appareil psychique dans son fonctionnement de fondamentale circulation hétérologique. La thèse ici poursuivie est la nécessité absolue de la présence de cette parole concrète remaniée par l’interlocution pour que le plaisir de fonctionnement de l’organe cérébral et de l’appareil psychique soit simplement possible. Ainsi, l’être humain a un besoin vital et irrépressible d’une sorte d’autorisation à fonctionner qui émane de l’autre, autorisation au cœur de laquelle des complexités individuelles, sociales et familiales, souvent hétérologiques, se remanient sans cesse, comme le flux de la vie. Que cette autorisation puisse être suivie, contestée, partielle, incomplète n’entame pas son caractère de nécessité absolue pour l’être.
 
C’est cette fonction éminente, qui, lorsqu’elle fait massivement défaut dans la réalité, est inventée par l’appareil psychique pour soulager l’organe cérébral, dans l’hallucination, afin de permettre à minima que recirculent les instances presque complètement clivées entre analogique et digital, instinctuel et culturel, action et perception. Le problème, c'est qu'il faut retrouver un noyau non linguistique de l'être,  pour le relier ensuite au langage!!! La radicalité de ces clivages fait monter une pression qui va un jour rompre ces barrages, moment que décrit très bien Perceval. Cette rupture, de fait, remet en communication ce qui ne l’était pas, remplaçant ainsi dans une crise brutale la fonction de la parole pleine concrète jusque là absente de la vie du patient. Elle apparaît externe en raison du fait que l’ensemble du cerveau a besoin d’être remanié, y compris les zones perceptives, qui doivent elles aussi se relier à cette parole structurante. Enfin, c'est la voix d'un autre, ce qui montre bien que l'appareil psychique et le cerveau se sont structurés de façon quasi exclusivement exogène, en dehors d'un vrai dialogue.
De fait, c’est lorsque le dialogue concret apparaît entre le sujet, ses voix et les autres qu’un vrai processus de guérison se met en place, comme le montre Perceval.
On comprend bien que la désorganisation profonde qui accompagne ces crises nécessite souvent la mise en place d’une contention, afin que puisse s’opérer une lente et complexe réorganisation signifiante en mettant le patient à l’abri des déchaînements de ce remaniement. Perceval décrit bien cette fonction, dont il se plaint amèrement en même temps qu’on aperçoit souvent qu’elle lui a probablement sauvé la vie !! Ainsi de la chrysalide, armature rigide qui permet la transformation de la chenille en papillon, et protège de l’extérieur cette bouillie organique vivante qu’est l’insecte à ce moment.
Ces douloureuses traversées sont proches de la grâce, de ces voix entendues dans un contexte religieux, qui ont régulièrement comme conséquences un changement complet dans le dialogue référentiel des êtres qui en sont les sujets. C’est autour du bouleversement que représentent ces voix que les gens touchés ainsi vont complètement transformer leur vie, que ce soit pour quitter leur village et aller combattre les anglais, ou pour partir dans toute autre mission concrète qui refonde complètement les partenaires réels des dialogues concrets qui vont participer à les restaurer.
On trouve aussi à cet endroit l’intuition profonde de psychiatres ayant connu l'époque d'avant les neuroleptiques, dont certains on pu me témoigner qu'ils furent à la fois les heureux témoin des trajets de soulagement rapide que ces médicaments permettaient aux malades, mais constataient aussi la fin des remaniements certes douloureux et longs, mais souvent également spectaculaires qui survenaient au décours des crises psychotiques.
Bref, une crise psychotique est faite pour changer la vie, pas seulement pour être guérie.
Ceci rend compte aussi de l’évolution au long terme de ces problèmes, qui bougent par périodes de 15 à 20 ans, avec ou sans traitement, ce que montrent toutes les études longitudinales faites à ce jour, inaugurées par la célèbre étude de Luc Ciompi, de Lausanne.. 15 ou 20 ans, c’est le temps pour remodeler une vie suffisamment, surtout si la crise est par trop atténuée par les neuroleptiques…
On voit alors que tout l’enjeu transférentiel consiste, par la qualité et le plaisir d’être qui se mettent en place dans le dialogue de la relation thérapeutique, à ce que peu à peu, le besoin irrépressible de cette fonction concrète se déplace dans le réel d'une relation thérapeutique, préalable à ce que le relais soit ensuite pris dans les autres relations sociales du patient. Que cela prenne du temps, soit extrêmement difficile en raison du caractère souvent fusionnel de ces transferts, bute sur énormément d’éléments de la réalité sociale et familiale de ces patients, tout cela n’empêche pas qu’on peut constater la décrue de ces phénomènes hallucinatoires au fur et à mesure que progresse la confiance et le plaisir de travailler ensemble avec ces patients, avec ou sans médicaments….
C’est que la fonction de la parole concrète structurante a été retrouvée, avec ses effets de remaniement dans le fonctionnement trop hétérologue du cerveau de ces patients. Instinct et culture se réconcilient suffisamment, parole et imaginaire circulent un peu mieux, la pensée volontaire et différenciée retrouve sa place régulante entre perceptions, représentations et actions. Ainsi, un effet de balance peut aisément se repérer au fil du temps des rencontres, entre la présence restructurante imaginaire des hallucinations des patients, et la qualité peu à peu recouvrée du dialogue thérapeutique concret dans les séances.
Reste à comprendre en quoi l’hallucination auditive représente le plus souvent une menace, une crainte, une horreur pour le patient. Un peu de la même façon que le cauchemar dans un contexte où le désir devrait être représenté, ne montre que des éléments a priori contraires au bien-être du patient, donc à son désir.
Freud avait supposé que la représentation effrayante du cauchemar correspondait à un désir refoulé chez le patient, en raison de bienséances morales ou surmoïques. En réalité, hallucination et cauchemar présentent une caractéristique commune du point de vue de ce qui nous intéresse : ils fonctionnent tout deux comme des représentations concrètes en rapport avec le vécu du patient. Que ces représentations signifient des désirs conscients ou refoulés est secondaire au regard de ce fait qu’elles sont concrètes. On peut supposer que cauchemar et hallucination sont les traces psychiques de ces paroles performatives qui viennent authentifier symboliquement l’identification des patients. Il est clair que l’écart énorme qui existe entre les propositions identitaires faites par leur entourage et d’autre part l’authenticité profonde de ces patients aboutit en quelque sorte à une externalité et une étrangeté trop radicale de leur propre définition dont rend compte le phénomène délirant et hallucinatoire.
La tentative vaine de relier cet écart à une réinscription symbolique explique la répétition de ces phénomènes.
Dans le cauchemar, la barrière de la conscience reste en place, car la différentiation entre soi et l'autre est malgré tout posée, les actes de l'état de veille restent suffisamment en rapport avec les perceptions profondes de l'être. L'écart radical entre représentation symbolique et réalité n'est que ponctuel, et peut donc n'être traité que par le sommeil.
Dans l'hallucination, cet écart est trop important, diffus et ancien, et emporte donc cet espace de différenciation entre soi et l'autre dont parlait Janet. Il ne peut de ce fait être simplement traité par le rêve. Volonté et perception sont trop intimement troublées par les mécanismes d'identités forcés dans les liens référentiels pour que veille et sommeil règlent ce qu'il en est du sujet et de son imaginaire.
Ce sont en tout cas ces éléments de réalités déliés d'un symbolique authentique chez le patient qui font alors retour dans l'hallucination et le cauchemar. Le désir peut alors les lier symboliquement, afin de restaurer une circulation possible de l'appareil psychique et du cerveau.
Remarquons en passant qu’un rêve ne s’interpréterait pas, puisqu’il serait lui-même interprétation… Il suffit alors d’en prendre acte.
 
 
La dissolution de la conscience.
 
La dissolution de la conscience est ce qui sépare ces deux phénomènes. Il faut dire un mot de cette question importante, liée à l'hallucination. Tout d'abord un détour : les analogies entre les mécanismes psychiques des sociétés orales et les hallucinations sont nombreuses. Si on prend par exemple l'interprétation des rêves, où l'interprétation des signes, on peut noter que les productions sont vécues comme externes ainsi dans le rêve. Cela se remarque aussi bien dans l'analyse du vol des oiseaux que l'examen de cendres ou autres objets à disposition aléatoire. Il s'agit toujours d'un événement extérieur sur lequel se projette l'interprétation qui est censée modifier le destin d'un groupe ou d'un sujet. C'est le même mécanisme dans son ensemble sur le plan analogique qui fonctionne dans l'hallucination à ceci près d'une dissolution de la conscience dans ce mécanisme. Cependant cette dissolution de la conscience est elle-même recherchée dans les rituels qui font appel à ce mécanisme. Cette solution est obtenue à l'aide soit de danse cathartique soit de produits particuliers. Cette question de la dissolution de la conscience est un élément qu'il faut aborder avec beaucoup de précision, pour être le plus rigoureux possible avec cette analogie, et savoir la suivre jusqu'au bout dans tout ce qu'elle nous apporte, et la quitter lorsqu'elle cesse d'être dans le champ de notre travail.
Une remarque s'impose alors dans cette affaire de dissolution de la conscience : il s'agit d'un événement qui, contrairement à la façon dont on le pense habituellement, n'est pas du tout binaire ! Progressivement recherché dans les sociétés orales, on l'a vu, il est aussi convoqué dans les prédictions, les voyances, voire l'hypnose, de façon extrêmement courante dans nos sociétés également. Sans compter qu'il s'agit d'un phénomène qui est à l'origine de la plupart des religions.. En effet, l’émergence d’une religion passe souvent par un vecteur très proche, voire identique à une hallucination.
En fait, une religion émerge souvent à partir d’une crise sociale, nécessitant un remaniement dans l’ordre symbolique de la société.
Cet ordre « apparaîtrait » parfois à un sujet en position singulière lui permettant de l’inventer dans un discours constitué.
Ce serait ainsi au niveau collectif un mécanisme similaire à celui qui existerait au niveau individuel.
Difficile alors de mettre cette relative dissolution de la conscience uniquement sur le compte de la folie !!
Elle est, en fait, dans l'hallucination psychiatrique comme dans son usage social généralisé, à l'origine d'un véritable champ de savoir, complètement opposé au savoir technique tel que nous le posons dans notre culture.
C'est que sans doute sa fonction est la même au niveau sociologique qu'individuel : remanier le champ clos du savoir concret, lorsqu'il s'aveugle de ses propres définitions et limites... Le savoir intuitif introduit par cette dissolution plus ou moins partielle de la conscience, individuelle ou sociale, ouvre alors à la constitution d'autres logiques, parfois, en tout cas il faut l’espérer, plus adaptées à la réalité changeante...
La dissolution de cette conscience est alors une nécessité pour que d'autres logiques d'être viennent à la surface de la pensée. Ce thème a été magnifiquement abordé par Gaston Bachelard, dans « Le dormeur éveillé ».
 
C’est alors à l’intérieur même du dialogue thérapeutique que cet espace de l'hallucination peut se réduire peu à peu, grâce à la qualité inventive de cette relation thérapeutique, faisant espérer une décrue du besoin de recours à l’hallucination. C’est le besoin d’une reprise identitaire, besoin constant chez l’humain, qui explique l’hallucination, en raison du degré trop extraordinairement extérieur de cette identité chez ces patients. Ce remaniement a besoin de la dissociation pour se produire, comme on a besoin de battre les cartes avant de rejouer une partie… On conçoit, lorsqu’on en mesure les enjeux, que cette partie puisse durer longtemps et ne pas toujours être gagnée. Mais, cependant, il est plus facile de gagner à deux (au moins) que seul dans ces traversées déstructurantes et restructurantes, ce qui indique la place du thérapeute..
 
Mettre l'accent sur l'aspect concret de la parole réellement échangée, lui donner un statut particulier permet d'éclairer d'autres points, en rapport d'ailleurs avec cette question de l'hallucination : par exemple, entre fantasme et délire, il est un espace d'interlocution, utilisé dans un cas, pas dans l'autre... Le fantasme s'échange, se communique, se partage. Le délire s'entend simplement, il n'entre pas dans un dialogue concret, du moins dans le premier temps de son apparition. Un fantasme non partagé peut petit à petit devenir un délire. Qu'un patient engagé dans le délire commence à entrer dans l'univers du fantasme, c'est plutôt bon signe, car l'imaginaire commence alors se situer plus clairement comme venant d'un sujet pour aller vers les autres..
Le délire n'est finalement qu'une étape normale de la pensée simplement trop dégagée de sa réalité concrète d'échange identitaire dans le dialogue concret... c'est un fantasme qui échoue comme tel en raison du manque de régulation par le concret de l'échange entre soi et l'autre.
C'est que, encore une fois, la parole du dialogue, la parole concrète, celle qui s'échange entre humains, a une fonction identitaire bien particulière. Elle détermine la possibilité exacte, mesurée par le concret du dialogue, que le moi a d'habiter le corps social, elle donne la mesure précise de sa place parmi les humains. C'est la part performative du discours. Elle est là, à mon avis, dans cet échange du dialogue concret qui situe les places, soi et l'autre, sujet et objet. Dans certaines expériences passionnantes de groupe d’hallucinés qui échangent concrètement autour de leurs hallucinations, sans se soucier de stigmatisation de la folie, on constate que tout y est pour leur permettre d’avancer, si on suit la thèse ici exposée. Ces groupes existent en Europe du Nord et en Angleterre.
 
À ce titre, la parole est d'un statut très singulier, à côté du discours interne, silencieux, qui n'entre pas dans le dialogue, et à part aussi du discours externe qui se lit ou s'entend (conférence, discours politique, social, chanson, mythes et récits, contes) qui se passe d'interlocution également. Les cahiers que noircissent certains patients, les notes précises sur les séances qu'ils prennent parfois après coup, les journaux intimes sont autant de ces discours non dialogiques dont la fonction est proche de l'hallucination, si elle s'en sépare pourtant clairement. Il s'agit comme dans celle-ci de maintenir un fil intérieur sans le raccrocher au remaniement identitaire du dialogue. Cette fonction est proche de l'hallucination car c'en est l'inverse exact ! L'identité se déroule extérieurement, dans l'inconnu de l'être pour l'hallucination, et le discours reste fixé ainsi à distance de l'être, hors du dialogue. Dans le cas des journaux intimes, cette identité se déroule intérieurement mais également à l'abri du dialogue réel, fixant l'être dans une répétition signifiante, à l'abri d'un vrai remaniement. Il n'est pas rare de constater le passage de l'un à l'autre dans le temps, ceux qui ont connu un éclatement signifiant externe trop radical, lorsqu'ils commencent à se recentrer, ne courent pas si vite et aisément vers le risque du dialogue vrai...
 
Notons au passage que la question du refoulement freudien se redouble alors. C'est une chose que le refoulé revienne à la conscience, c'en est une autre qu'il entre dans l'espace d'interlocution. Les effets cliniques en sont fort différents, et sont  beaucoup plus importants lorsque les deux effets deviennent possibles. Dire à son analyste une prise de conscience vis à vis d'un tiers, et ne pas être en mesure de parler cela en face de la personne concernée, voilà qui n'amènera que peu de résultats concrets pour le patient. On en revient là à ce que j'appelle une logique subjective. Elle est le résultat sur l'être d'un engagement concret dans l'espace d'interlocution, et y remanie à chaque fois une part de l'identité du sujet. Il est, ainsi, une identité par rencontre humaine, à chaque fois différente et plus ou moins congruente ou contradictoire avec les précédentes et a donc le plus étroit rapport avec les concepts d'image du corps et de narcissisme, ainsi constamment partiellement remaniable à travers ce que j'appelle une logique subjective.
 
Cet être avec l'autre, toujours aussi pour l'autre et par l'autre autant que pour soi, il détermine une part fondamentale du sentiment identitaire, tellement importante qu'elle va être en quelque sorte recrée dans le délire.
C'est ainsi que des objets fondamentaux pour le fonctionnement du vivant sont parfois crée, inventés par les organismes, sans lesquels leur structure biologique ne trouve son effectuation, donc dysfonctionne et meure. Comme l'araignée avec sa toile, par exemple, ou le jeu chez les jeunes mammifères. Ce qui est géré par l'instinct l'est par la parole chez l'homme, et singulièrement par la présence concrète du dialogue ou à défaut son invention imaginaire.
Lorsque l'échec de cette construction est patent, la reconstruction devient une nécessité biologique et psychique. Biologique, car corps et cerveau ne s'organisent chez l'être humain qu’en fonction direct du social et de l'altérité. Les témoins de cela en sont multiples, toute la clinique psychosomatique étant là pour le rappeler. Les effets cérébraux des carences affectives précoces sont maintenant parfaitement documentés, et montrent  clairement comme l'organe cérébral a besoin d'un dialogue ferme, respectueux et attentif avec l'autre pour son développement biologique. Le pendant est du côté de l'appareil psychique, et, pour ce qui nous occupe, plus précisément sur la question de la présence réelle.
Un concept manque en psychanalyse pour désigner cette fonction centrale du dialogue avec l'autre, du dialogue concret, s'entend. On sait pourtant, on l'a vu, que c'est le seul trouble constant dans la clinique de la psychose. Contrairement aux variations biologiques et anatomiques, génétiques ou non, qui sont elles toujours inconstantes. Ce trouble concerne la construction dialogique concrète, et  plus précisément ce trait précis qui est le remaniement référentiel lié au dialogue.
Soit il est extrême, et le sujet embarque tout de go dans ce que son imaginaire associe aux propositions de l'autre qui en fait sont très loin de ce qu'il éprouve réellement, soi il est nul, et il conserve ses propositions personnelles comme autant de trésors qu'il met soigneusement à l'abri du remaniement conversationnel. Dans ces grandes défaillances, se mettra en place un remaniement délirant, hallucinatoire ou autre, qui viendra y pallier momentanément et très imparfaitement, le temps de la crise.
Nous avons trouvé un terme qui manque au catalogue métapsychologique de la psychanalyse : le remaniement conversationnel. L'interprétation en psychanalyse a ce statut, mais dans un cadre hyper protégé, qui n'a de vrai valeur que lorsqu'on peut constater que ces fonctions d'interprétation intra analytique sont en quelque sorte relayées par l'apparition en dehors de l'analyse de ce remaniement conversationnel avec quiconque, mais un remaniement équilibré, qui fait à la fois avec la surprise qu'amène l'autre, et l’authenticité cependant intacte du sujet.
Heureusement, cette authenticité n'est pas une fonction fixe mais adaptative, en constant remaniement tant que la vie dure. Le débat qui eut lieu entre Lacan et la psychanalyse américaine de l’année 70, autour de l'ego-psychologie, commençait à parler de cela. Il culmina autour des questions sur la fin de l'analyse, qui consistait à favoriser une identification à ... l'analyste chez les américains! Lacan opposa à cette dérive préoccupante un concept dynamique, la fin de l'analyse n'étant plus affaire d'image, d’idéal, mais une disposition du désir, une certaine forme de l'énergie psychique.
Cependant, pour que ces fluidités identitaires puissent être supportées, voire désirées, il faut bien quelques invariants! Ils sont à trouver à trois niveaux : l'état du corps physique, sa réalité limitée représentant la monade fondamentale, creuset de la pensée, le lien le plus authentique possible entre cette monade et l'univers du langage et des signifiants, enfin l'existence de suffisamment d'objets dits d'autoconservation (passions personnelles, artistiques sportives ou autre, qui se pratiquent seul) plus stables que les objets proprement  narcissiques, qui impliquent l'autre concret ou intériorisé. Que le patient avance dans ces domaines de liaisons symboliques authentiques pour ce qui le relie à l'humain, et dans son désir personnel grâce au silence et l'absence de l'autre, alors pourra se produire qu'il trouve un intérêt nouveau au dialogue concret, intérêt plus fort que celui de ses hallucinations... Ce mouvement sera passé par le sas de la part mobile, variable, remise en jeu dans le dialogue, de son identité
 
Reste à relier ce que Lacan appelle, pour moi à tort, la forclusion avec cette question de l'hallucination verbale. La forclusion s'origine pour Lacan d'un défaut de fonction tierce dans le statut du signifiant psychotique, massifié dans le miroir narcissique. En fait, on l'a vu, cela peut simplement se traduire dans l'art de la conversation, du dialogue, comme le constat que certains parlent sans écouter, sans que leur discours ne soit le moins du monde influencé de façon structurée à la fois par la parole concrète de l'autre et le plus authentique de leur être... Alors, ce qui manque est précisément ce remaniement conversationnel dont je parlais plus haut, manque "réparé" par l'hallucination, appel imaginaire à ce remaniement dans l'attente, l'espoir qu'il surgisse dans le réel. Perceval articule cet espoir à longueur de livre, et finit par le trouver, ce qui inaugure le début de sa sortie de crise. Lacan prend pour définitif ce qui est simplement insistant et radical : l'absence de remaniement du monde signifiant par les tiers concrets du dialogue. En fait, la forclusion se rejoue dans chaque dialogue réel que rencontre le patient...
Que la relation thérapeutique soit patiemment respectueuse, suffisamment de qualité dans l'épreuve du temps et des divers événements, et le patient pourra, parfois, accepter d'entrer dans une vraie conversation. C'est alors un dialogue concret qui apparait, et dont les effets cliniques ne tardent pas à apparaître.
 
Pour bien comprendre ce que nous apprennent les hallucinations de ces effets structurants de la parole réelle, d'échange vivant en soi et les autres, et le monde, il n'est pas inutile de passer par une comparaison extrêmement féconde qui convoque la génétique, la vraie, pas celle qui dévoie la science à longueur d'annonces pseudo scientifiques visant toutes à réduire la subtilité et la complexité de l'humain à un tas de molécules dysfonctionnelles..
Il est par ailleurs remarquable de constater que c’est en fait la génétique elle-même qui répond à certaines de ses dérives actuelles.
Cette recherche d’une anomalie génétique biologique ou organique des pathologies mentales reste la plupart du temps négative ou très parcellaire. En fait il s’agit toujours de chercher ce qui dans le désordre d’une partie du corps pourrait expliquer un phénomène global de dysfonctionnement psychique. Ces recherches abondent dans le cadre de l’hallucination, mais aucune n’a abouti à une conclusion généralisable permettant d'arguer d'une cause médicale.
Ceci reste vrai de la recherche génétique, indépendamment des cris de victoire entendus ici et là sur telle ou telle étude très partielle ou mal interprétée, en particulier dans le domaine de l’autisme.
 
S’il est vrai que beaucoup de maladies en clinique humaine répondent du modèle réductionniste, à savoir une partie défectueuse qui trouble le fonctionnement du tout, le modèle holistique semble toujours actuellement tenir la corde pour les troubles psychiques. Je rappelle que le modèle holistique suppose que le tout commande les parties.
Or il se trouve que les dernières recherches de génétique fondamentale montrent que ce modèle holistique est celui qui s’applique à ce domaine : je cite Jean-Jacques Kupiec, biologiste à l’Inserm, dans Libération du 14 septembre.  Il parle du programme Encode, qui était censé établir une carte définitive du génome humain.
 
Encode est présenté comme une suite logique : après avoir séquencé le génome, on allait comprendre comment la cellule interprète ce génome, puisque la seule séquence ne fournissait pas de réponses à nos questions sur le vivant. Or il s’agit en fait d’un glissement théorique très important. Ça revient à affirmer que le niveau explicatif du vivant n'est pas celui des gènes mais celui de la cellule prise comme un tout. On introduit ainsi une vision holiste en contradiction avec le paradigme réductionniste de la biologie moléculaire, où les parties élémentaires doivent commander le tout. Ce glissement théorique n’est pas infamant en soi, le problème est que cette contradiction n’est pas assumée et qu’on n’en tire pas les conséquences.
 
La thèse que j’ai aujourd’hui soutenue n’est rien d’autre que l’idée que la parole concrète est au cœur de l’organisation holistique de l’appareil psychique et du fonctionnement du cerveau, ce que nous apprend l’invention de l’hallucination par ceux et celles qui sont trop dépourvus de ce pouvoir holistique de la parole pleine dialogique concrète dans leur histoire. De la même façon que la parole organise à la fois le cerveau et le psychisme de l'enfant, l'hallucination et le délire réorganisent peu à peu cerveau et appareil psychique de celui qui ne s'est pas engagé de la bonne façon dans cette structuration, pour peu que les soignants puissent attacher l'importance qui lui revient à la restauration progressive d'un vrai dialogue en place de ce délire.
 
Enfin on comprend aisément que le débat qui traverse de façon extrêmement vive actuellement le champ clinique entre les neurosciences appliquées et les courants traditionnels de la psychanalyse et la psychothérapie n’est pas simplement une approche complémentaire d’un problème complexe. Il se peut et c’est à chacun d’en poser les enjeux, que ces démarches soient en fait complètement contradictoires dans leurs effets thérapeutiques. Prendre une solution holistique pour un problème réellement réductionniste sera inefficace, de la même façon que de prendre de manière réductionniste un trouble holistique n’aboutira pas à une solution. On comprend mieux alors pourquoi prendre un fou pour un fou est inefficace, comme nous le propose Perceval, puisque c'est précisément cette opinion qu'on a de l'autre, dans le dialogue concret qu'on a de lui, qui participe à la part fluide et remaniable de sa structure.
 
 
Conclusion
 
Tout le travail d’aujourd’hui prend parti, adopte un point de vue tranché, pour autant qu’il me semble vérifiable dans la pratique clinique que l’approche holistique de la question de l’hallucination donne de bien meilleurs résultats que les thérapies partielles, qui portent sur le point précis d’une modification cérébrale médicamenteuse ou autre.
Le dialogue de qualité, lorsqu’on parvient à l’instaurer durablement avec un patient halluciné, permet de restaurer peu à peu cette fonction holistique de la parole concrète, seule fonction capable de remettre en fonctionnement fluide les trois axes de l’organisation cérébrale. On comprend alors mieux que ce qui est le plus à la surface de l'être, ce dialogue qui l'enveloppe, est ainsi ce qui le structure le plus profondément.
L’appareil psychique peut alors retrouver ses bases, et reprendre son développement. Si j'ai jusqu'à ce moment de ce travail mis ensemble fonctionnement cérébral et appareil psychique, c'est bien que l'un reste toujours l'ombre de l'autre, et qu'il convient de parler de leur intimité de correspondance avant de prendre acte de leur différenciation. Car c'est plus cette correspondance qui est en question dans le fait psychotique que les effets de leur différenciation, domaine propre de ce qu'on appelle les névroses.
 
 
Michel Levy, le 22/9/2012, à Toulouse

Merci pour leurs critiques et informations à Patrice Belzeaux, Yves Besombes, Danièle Césaréo, Nathalie Harize-Peyrouzet, Vera Katossky, Roger Lagueux et Gérard Pommier. Ainsi qu'à l'association Alters de Toulouse.

1 Perceval le fou, autobiographie d'un schizophrène, Payot, 1975
2 Levitan C, Ward PB, Catts SV Superior temporal gyral volumes and latérality correlates of audition hallucinations in schizophrenia. Biol Psychiatrie 1999;46:955-962
3 Frith CD, Friston KJ, Herold S, Silbersweig D, Fletcher P,
Cahill C et al. Regional brain activity in chronic schizophrenic patients during the performance of a verbal ?uency
task. Br J Psychiatry 1995 ; 167 : 343-349
4 Franck N., Thibault F. Les Hallucinations. Encyclopédie Médico-Chirurgicale 2003, 37120 A10
5 Bentall RP, Baker GA Havers S. Réality monitoring and psychotic hallucinations. Br J Clin Psychol 1991 ; 30 : 213-222
6 Damasio A.R., Feeling of emotions and the self, Ann. N.Y. Acad. Sci., 1001, 2003, p.253-261