Gisela Pankow
 
 
Le danger d’une pensée trop systématisée 
 
« Pankow apparaît avant tout comme une clinicienne profondément engagée dans «l'empoignade quotidienne» et la «descente aux enfers» avec les patients psychotiques, de sorte qu'il ne lui est pas toujours loisible de présenter sa pensée de façon systématisée. »
Robert Pelsser[1]
 
 
Cette remarque est intéressante à plus d’un titre : elle situe bien le transfert thérapeutique comme une forte résonance qui entraîne les deux interlocuteurs dans une création commune d’une part, et pose comme conséquence logique de cela l’impossibilité d’une pensée théorique complètement systématisée ! C’est que cette dernière ne serait alors plus une interférence, mais une structure indépendante, qui dès lors peut même faire obstacle au transfert lui-même lorsqu’elle prend trop de place. Gare à l’analyste qui croit trop à ses gris-gris théoriques, comme nous l’avons vu pour l’auteur précédent, A. Manier, pourtant remarquable dans son approche clinique. Il s’en est d’ailleurs rendu compte lui-même, comme il le rapporte, et c’est là tout son mérite. C’est bien sûr pour cette raison précise que le plus souvent, les grands théoriciens de la psychanalyse ne sont pas toujours les meilleurs cliniciens des traits psychotiques.
C’est aussi que, pour qu’une structure symbolique se modifie et s’inscrive dans l’appareil psychique, encore faut-il que l’être, dans sa singularité dernière, y soit suffisamment inclus, ou autrement dit que la dissociation entre l’infiniment complexe domaine affectivo-imaginaire et le langage ne soit pas trop vertigineuse dans le dialogue thérapeutique, si elle y est cependant toujours. Une pensée déjà systématisée avant la rencontre avec le trait psychotique ne la permet tout simplement pas, puisque par définition elle est alors à peu près complètement désaffectée. Il arrive donc souvent que l’investissement des psychanalystes pour leur système théorique fasse obstacle à l’investissement transférentiel singulier avec les patients porteurs de tels symptômes.
Si d’une façon générale le résultat d’une psychanalyse est une invention conjointe patient analyste, ce qui la différencie très nettement des autres approches thérapeutiques, création dont chacun ensuite se saisit dans sa propre singularité, dans une séparation bienvenue, c’est ainsi à la fois la même chose dans le trait psychotique, et en même temps encore plus vrai, plus sensible et fondamental. On a depuis longtemps constaté dans notre champ thérapeutique que l’application d’un modèle qui a fonctionné pour un patient expose le plus souvent à un échec avec le suivant, et c’est précisément pour ce type de raisons.
 
 
 
 
Les présupposés[2] (et non la théorie donc !) de G. Pankow.
 
L’empathie
 
Le premier point à remarquer est que cette auteure présuppose l’identification possible in fine avec ses patients. L’empathie minimum, absolument nécessaire dans tout travail transférentiel, est alors complètement préservée.
En effet, une fois le travail transférentiel et interprétatif effectué, le patient est, pour elle, espéré guéri, rejoignant sans catégorisation autre l’ensemble des humains, avec simplement une singularité particulière, comme, plus ou moins, chacun d’entre nous. Bref, si on imagine l’autre « fou » ou « malade » de façon radicale et définitive, il n’est sans doute pas possible de s’engager dans l’aventure de l’accompagner par le transfert vers une guérison qu’on n’imagine donc même pas ! Avec ce type de praticiens, c’est la guérison elle-même qui est forclose… Le risque est alors qu’aucun des deux, patient et thérapeute, n’avance plus !
 
La dissociation corporelle
 
Son approche essentielle part de la constatation, phénoménologique, d’un corps dissocié dans le trait psychotique, et par là même de la nécessité de réunifier la personne, par le moyen de ce qu’elle nomme une greffe transférentielle.[3]
 
Le sujet sain, lui aussi, peut abandonner son corps, dans des situations limites, c'est-à-dire qu'il peut transformer son vécu en sorte qu'il ne puisse plus se sentir chez lui dans son corps. Tout d'abord afin de pouvoir expliquer ce phénomène d'abandon du corps, chez le sujet sain, je voudrais commencer par citer quelques paroles du poète français, Jean Cayrol, qui lui ont été inspirées par son séjour dans un camp de concentration en Allemagne[4] : « Le prisonnier n'était jamais là où on le frappait, là où on le faisait manger, là où il travaillait. »
A un autre endroit, Cayrol dit : « La torture était même dépassée ; dès qu'on frappait dans un camp, le corps était sacrifié, propre à mettre au rebut".
Le salut, devant cette ultime menace, est donc manifestement dans le fait qu'on "sacrifie" le corps et qu'on le traite comme « marchandise de rebut". Cayrol va jusqu'à dire : « Aussi, dans ce climat étonnamment transfiguré, désincarné... le corps était nié... ».
Si le prisonnier n'était jamais là où on le battait, et si le corps était sacrifié, il s'agirait maintenant de savoir où est le prisonnier, s'il n'habite plus son corps. Cayrol dit : « Ce qui soutenait bien souvent le prisonnier, c'était cette faculté de désadaptation de la situation présente ; sa force et sa résistance arrivaient à devenir extraordinaires parce qu'au moment, où on le bafouait, apparaissaient soudain devant ses yeux le vieux pommier de son jardin, ou la démarche apeurée de son chien ; il était acculé à une pauvre image, à une prière, à un secret, et il faisait front."

L'homme peut donc renier le corps qui est fouetté, et se sauver dans un autre monde. On doit comprendre ceci dans le sens de la philosophie moderne, c'est-à-dire qu'il s'agit ici de la possibilité d'une autre manière d'être, de l'accès à une autre manière d'existence. Ce ne sont pas des plans d'avenir qui permettent de se sauver en face de telles menaces devant lesquelles toute défense est impossible ; au contraire, Cayrol montre que les prisonniers qui faisaient des plans pour l'avenir, par exemple le plan d’un garage ou d'une maison, mouraient.
Il ne s’agit donc par d’une évasion dans un temps à venir. Dans le camp de concentration, il n'y a pas d'avenir, il n'y a plus de temps qui vient. Cayrol parle à un endroit, d'un "temps déporté". Non, il s’agit d'une évasion dans une autre manière d'être. Le vieux pommier de son jardin apparaît soudain devant les yeux du prisonnier et ce monde du pommier s'impose avec tant de force que lui seul existe, et non plus le corps qui est frappé. Il est donc possible au prisonnier de se trouver en dehors de son corps. Et à la question posée au début : où est le prisonnier s'il n'est pas dans son corps ? On répond ainsi : dans le vieux pommier de son jardin.
Sans une telle possibilité de s'ouvrir à cette autre manière d'être, l'existence humaine ne serait pas supportable. 
Je voudrais maintenant montrer comment la psychose, en se servant de cette possibilité de vivre n'importe où, en dehors du corps, modifie et transforme de façon décisive ce phénomène.
Un malade schizophrène chronique me remit, après 5 mois de traitement, un roman qui jusqu'aujourd'hui encore n'a pas trouvé d'éditeur, mais qui pourrait être publié dans une série d'ouvrages de psychopathologie. Dans ce roman on peut relever les phrases suivantes : « j’étais comme arraché de mon corps, comme chassé hors de moi-même ». Comme le prisonnier dont nous avons parlé, ce malade lui aussi, abandonne son corps. En outre, ses paroles montrent déjà que cet abandon du corps est ressenti comme une damnation. Lorsque l'homme est chassé de lui-même, il a perdu le corps (vécu), en tant que pays natal, en tant que maison, en tant qu'enveloppe protectrice. Plus loin, le malade remarque : « il me fallait abandonner cette défroque et me dévêtir de tout l’attirail de ma pensée, mémoires, sentiments, raisons. ».
Le malade ressent donc le corps duquel il a été arraché, comme une vieille défroque qu'il doit jeter. En le jetant, en se séparant de son corps, ressenti comme enveloppe protectrice, il rejette aussi, comme il dit, les mémoires et les sentiments, c'est-à-dire une partie de son existence historique.
Mais pourquoi l'homme qui perd son corps, doit-il perdre en même temps la raison ? Parce que l'homme sans corps ne sait plus qui il est et qui il n’est pas. L'homme perd son identité. Notre malade a bien vu juste.
Notons déjà, même si nous y reviendrons ensuite, que dans cette description, l’identité symbolique, signifiante, pour fonctionner normalement, doit être intimement reliée au corps du sujet et son histoire…
 
 
 
 
La greffe de transfert 
 
L’outil pour la réunification de cette radicale césure sera la greffe de transfert, terme emprunté à Andrée Seshehaye, qui utilisait elle celui de transfert-greffe. 
C’est dans cette dialectique entre la partie et la totalité que je voudrais situer l’exemple classique de la pomme dont se servait Mme Sechehaye vis-à-vis de Renée à un moment crucial de la psychothérapie analytique. Mme Sechehaye donnait des pommes à la malade n'osant pas lui offrir du lait, mais sachant qu'il fallait "satisfaire" la malade.
Malheureusement, ce terme de "satisfaction" a créé beaucoup de confusion. Il ne s'agit pas de donner à la malade ce qu'elle n'a pas eu et de satisfaire ainsi son besoin. Bien sûr, la malade a mangé les pommes dans les bras de Mme Sechehaye. Mais ce qui a permis de sortir la malade des hallucinations, c'est un acte de reconnaissance : la forme des pommes est reconnue comme forme du sein nourricier et s'inscrit dans la structure totale du corps. En même temps, la pomme comme objet devient autre chose qu'une partie du corps, car l'objet désiré s'inscrit sur un autre plan que l'objet qui satisfait les besoins. La reconnaissance du sein nourricier que Renée ne peut plus avoir, donne l'effet thérapeutique. Il s'agit donc de la reconnaissance d'un désir inconscient, et non pas de la satisfaction de celui-ci.[5]
 
Le risque de partir dans cette direction de satisfaction, à savoir la dépendance, est bien décrit dans ce que rapporte Yan Pelissier des suites de ce cas[6] :
Et dire que le patient se tient dans la vie après, finalement, incorporation de ce qui a été dévoilé, est certainement même à relativiser. On ne connaît pas assez le dessous des cartes de tous ces récits de cure. Je m’en méfie toujours un peu. Exposant un jour ce que je vous expose, quelqu’un dans l’auditoire a rapporté avoir dîné chez Françoise Dolto avec Andrée Sechehaye. Lors j’appris que celle-ci était accompagnée de sa patiente Renée, devenue une jeune adulte, et que celle-ci était allée se piquer dans les toilettes (se « mettre au vert ») au cours de la soirée. Certes, vous me direz que Sechehaye est allée assez loin dans le dévoilement, mais ça en dit long sur l’aliénation qui était devenue celle de Renée.