Première séance…
 
PSYCHOSE ET DIALOGUE.
 
 
Introduction
 
Exposé de l’hypothèse liminaire. 
 
Il est des symptômes psychiques qui ont le destin de crises aiguës, évoluant rapidement dans des contextes relationnels dynamiques, d’autres qui se chronicisent. Les premiers sont des déséquilibres momentanés, que chacun peut éprouver à l’occasion sous diverses formes, les autres prennent alors le nom de pathologies psychiques névrotiques ou perverses et, s’ils prennent à peu près complètement le pas sur la réalité de la relation, de traits psychotiques. En fait, la scission entre ces deux grandes catégories tient à leur situation dans le dialogue réel, concret avec l’autre. Les premiers s’y inscrivent encore, bien que difficilement, les seconds y échappent à peu près complètement. Habituellement, on tient ce fait pour une conséquence du trouble. Il sera ici question de poser au contraire certaines structures du dialogue comme cause, et donc ensuite comme axe premier d’un traitement possible.
 
La psychose : derrière ce mot, se cacheraient des structures de l’appareil psychique qui concernent chaque humain. De ce point de vue, le présent travail se séparera des théories de la différence radicale de l’organo-dynamisme de la tradition française de psychiatrie, de l’anomalie constitutive du moi freudienne, des hâtives thèses organiques des neurosciences ou de la forclusion non moins tranchée lacanienne. Dès lors, que chacun, plus ou moins partiellement puisse se reconnaître à travers les lignes qui vont suivre, voilà un effet explicitement recherché qui en garantira l’humanité pour patients et thérapeutes, axe de fraternité minimum sans lequel aucun travail thérapeutique transférentiel n’est réellement possible.
Les structures étudiées ci-dessous seront donc toujours, dans mon esprit, partielles, universelles, incluses dans une complexité de l’humain qui aura toujours le dernier mot sur les diverses étiquettes qui à la fois balisent et encombrent notre savoir.
 
La pathologie psychique ne serait ainsi perceptible que dans un effet de seuil des structures constitutives de l’humain, hypothèse déjà explorée par Canguilhem. 
Voici ce qu’en résume bien Wikipedia : L'ouvrage de G.Canguilhem demeure dans le temps comme l'une des références majeures en dehors même du champ philosophique[5], tant dans le domaine de la psychologie que celui de la psychiatrie [6] ou de la psychanalyse. C'est que les distinctions permises entre un état dit « normal » et un état dit « pathologique », le long de l'ouvrage, semblent tout à la fois entériner une différence d'état et pour autant échapper à une délimitation parfaitement stricte et définie. S'il existe bien un état malade, celui-ci ne peut être élevé au niveau du concept et d'une généralité universelle, philosophique comme Canguilhem en était par ailleurs ce représentant si rigoureux et respecté. La « maladie » doit être rapportée au contraire à la mesure du sujet individuel où la norme ne se réfère plus à autre chose qu'une référence à elle-même, autant qu'elle peut « tolérer » des modifications de son environnement, sans mettre en péril le reste de cet ensemble vivant humain corporel et psychique, la norme étant ici cet ensemble justement capable ou non de modifier ses propres formes et échelles de valeurs adaptatives sans se mettre en déséquilibre.
En ce sens, Le Normal et le Pathologique, plus de 70 ans après sa publication, continue d'interroger spécialistes et non-spécialistes par la grandeur même de son objet philosophique, abyssal, jamais vraiment résolu, parce que dépendant de déterminismes hyper-complexes, où se mêlent idiosyncrasie individuelle, constantes ou invariants scientifiques mais aussi modifications majeures des écosystèmes et singulièrement du biotope humain, faisant de la notion même d'adaptation, plus que jamais, une autre question heureusement interminable.
 
Notons, Wikipedia nous le rappelle, que, si Canguilhem, lui-même médecin, n’exerça jamais, sauf pendant sa période de résistant, sa pensée trouve des échos chez de grands cliniciens antérieurs ou contemporains, Claude Bernard (1813 1878), François Broussais (1772 1838), (il y a identité du normal et du pathologique, aux variations quantitatives près), et René Leriche (1879 1955).
 
Un résumé de ses positions est que la norme pathologique serait nécessaire à la pensée scientifique, laquelle ne dirait, par contre, rien de l’individu, et donc ne saurait s’imposer à lui.  Ceci trouve une résonance forte avec le concept de sujet de la psychanalyse actuelle, lequel transcende en fait toutes les catégories cliniques que celle-ci produit.
C’est dans la lignée de ces penseurs que la question du trait psychotique sera ici travaillée.
 
L’hypothèse ici proposée : l’incomplétude salvatrice de l’être.
Lorsqu'on est dans une sphère on ne la voit jamais en entier on n'en aperçoit que la partie concave qui est devant soi. Seule une personne extérieure à cette sphère peut en faire un compte rendu, à son tour partiellement objectif. De même, personne ne peut voir et apercevoir sa rétine dans le même temps ! Et, enfin, on ne peut penser et parler en étant dans le même temps totalement conscient de ce qui nous fait penser et dire. C'est là la grande découverte freudienne, qui se résume à cette remarque de Freud qu'on n'est pas le maître dans sa propre maison. 
On se souvient que dans les années 80, beaucoup de livres furent consacré à cette question de la conscience, dans l’espoir que la science puisse l’expliquer. C’est l’essentiel de l’œuvre célèbre de Douglas Hofstadter, Gödel, Escher et Bach[1]. Il en est arrivé, ces dernières années, au concept de boucle étrange, très proche du concept de bande de Moebius de Lacan, et de son développement sur le temps logique et l’assertion de certitude anticipée[2] de la boucle rétroactive du signifiant. C’est, dit Joanna Kubar dans son beau travail sur le dernier livre d’Hofstadter, une boucle de rétroaction avec des traversées paradoxales de niveau[3]. Cela se rapproche des théories de Lupasco sur l’énergie psychique, qui fonctionnent essentiellement sur des hiérarchies de niveau, mais ici avec un accent plus net sur les effets rétroactifs. 
Bref, Rimbaud, avec une grande économie de moyen, a résolu tout cela depuis belle lurette, en articulant Je est un autre. Traduisons le plus simplement possible tout cela : la conscience serait l’effet sur la pensée du retour constant de l’instant dans la flèche du temps. C’est exactement cette étrangeté qu’est la conscience, très proche de la subjectivité lacanienne : tel le furet, on la devine partout et ne la voit nulle part, puisqu’elle n’est que pur intervalle à sans cesse tenter de combler vainement. Le paradoxe langagier est alors qu’un mot, conscience, objet plein et fixe, désigne en fait un pur intervalle, un vide entre deux niveaux, une force vectorielle…
Je cite Douglas Hofstadter dans son dernier ouvrage[4] : Le cerveau, vu à son niveau le plus haut, le plus collectif, est intrinsèquement animé et conscient. Mais à mesure que l’on descend graduellement, structure après structure, du cerveau au cortex, à la colonne corticale, à la cellule, au cytoplasme, à la protéine, au peptide jusqu’à la particule élémentaire, on perd de plus en plus la sensation de l’animanité jusqu’à ce que, aux niveaux les plus bas, elle se soit entièrement évanouie. On peut aller et venir dans son propre esprit entre les niveaux supérieurs et inférieurs, et osciller ainsi à volonté entre la vision d’un cerveau animé ou inanimé.
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Pour les penseurs de la dernière catégorie (penseurs de l’âme…), il restera toujours le type d’énigme posée au chapitre 21 à propos des deux nouvelles copies identiques, à l’atome près, d’un organisme détruit, l’une sur Mars et l’autre sur Vénus : « Où vais-je me réveiller ? Lequel des deux corps va-t-il héberger ma lumière intérieure, si du moins l’un s’en chargeait ? » Les penseurs de ce type s’accrochent férocement à la notion instinctive de l’ego cartésien unique constituant l’identité, le «Je », la lumière intérieure, l’intériorité de tout être doué de sensations. Il leur paraîtra parfaitement inacceptable de suggérer que leur précieuse notion du moi ressemble plus à un chatoyant arc-en-ciel insaisissable qu’à une pierre bien solide et pourvue d’une masse, et qu’il n’y a donc pas de réponse pertinente à la devinette embarrassante « Lequel serais-je ? ». Ils persisteront à affirmer qu’il doit y avoir une authentique bille de « Je » dans l’un des deux corps et non dans l’autre, et non pas une entité insaisissable qui, comme l’arc-en-ciel, s’estompe puis se désintègre entièrement au fur et à mesure qu’on s’en approche. L’ennui, c’est que la croyance en un tel « Je » indivisible et indissoluble revient à croire en l’immatérialité prônée par le dualisme.
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Nous, les êtres humains, sommes des structures macroscopiques d’un univers dont les lois résident au niveau microscopique. En tant que créatures en quête de survie, nous sommes amenés à rechercher des explications efficaces ne se référant qu’aux entités de notre propre niveau. C’est ainsi que nous dressons des frontières conceptuelles autour des entités que nous percevons aisément, en sculptant ainsi ce qui nous paraît être la réalité. Le « Je » que nous créons pour chacun d’entre nous est l’exemple par excellence de cette réalité perçue ou inventée. Ce « Je » parvient si bien à expliquer notre comportement qu’il devient le moyeu autour duquel semble tourner le reste du monde. Or cette notion de « Je » n’est jamais qu’un raccourci pour tout ce grouillement et pullulement dont, forcément, nous ne nous rendons absolument pas compte.
Pour finir, nous qui nous percevons, nous inventons nous-mêmes, qui nous emprisonnons dans des mirages, sommes bel et bien des miracles d’autoréférence. Nous croyons en des billes qui se désintègrent pour peu que nous partions à leur recherche, lesquelles sont néanmoins aussi réelles que toute bille authentique quand nous ne nous en préoccupons pas. Notre nature exacte consiste à nous empêcher de comprendre pleinement sa nature exacte. Situés à mi-chemin entre l’immensité cosmique invraisemblable de la courbure de l’espace-temps et l’incertitude du scintillement indistinct du monde quantique, nous, êtres humains, qui ressemblons plus à des arcs-en-ciel et des mirages qu’à des gouttes de pluie ou des galets, sommes d’imprévisibles poèmes qui s’écrivent eux-mêmes – des poèmes flous, métaphoriques, ambigus et parfois d’une beauté extravagante.
Cette vision de nous-mêmes n’est sans doute pas aussi réconfortante que de croire en d’ineffables lueurs venues d’ailleurs dotées de vie éternelle, mais elle a ses avantages. Cela permet de renoncer au sentiment puéril que les choses sont telles qu’elles paraissent, et que le « Je », avec son apparente solidité que la moindre bille pourrait lui envier, est la chose la plus réelle au monde ; cela permet d’apprécier notre fragilité intrinsèque et l’énorme différence entre ce que nous sommes réellement et ce que nous semblons être. De la même façon que les boucles étranges inattendues de Kurt Gödel nous ont donné une vision plus profonde et plus subtile de la signification des mathématiques, le fait d’attribuer à notre essence le qualificatif de boucle étrange nous donne une vision plus profonde et plus subtile de notre humanité. Et à mon sens, nous ne perdons pas au change.
Ainsi, en mathématiques, un énoncé comme « Je ne peux être prouvé » est une assertion qui, en toute logique, devrait pouvoir être démontrée ou réfutée. Mais c'est aussi une affirmation à propos de cette même assertion, rendant impossible toute démonstration.
 
C’est bien que le signifiant dans sa définition lacanienne est très proche de cet énoncé, car à la fois pris dans le mouvement des chaînes signifiantes et porteur d’une identité. C’est pour « remédier » à cela que Lacan posa que le sujet serait représenté par un signifiant pour un autre signifiant…
 
Le trait psychotique ne serait alors rien d’autre que la négation violente de cela, c’est-à-dire le désir de rester absolument soi-même malgré le temps, l’espace et les autres qui à chaque instant nous transforment ! C’est donc très exactement une tentation logique et ubiquitaire de supprimer le statut éphémère et changeant de l’humain, et c’est bien pour cela que toutes les recherches scientifiques échouent à y découvrir une « maladie ». Ce serait uniquement la manière dont cette tentation universelle est traitée qui donne ou non matière au trait psychotique, versant trait schizophrénique si ce qui fait vérité est du côté de l’imaginaire sensoriel, ou paranoïaque si cela verse vers la certitude et la fixité symbolique. 
 
 
[1] Dunod 1985
[2] Cahiers d’Art, 1945
[3] https://journals.openedition.org/noesis/1662?lang=en
[4] Je suis une boucle étrange, Hofstadter Douglas). Decit
[5] Définition dans Wikipédia : Le signifiant est un concept clef de l'édifice théorique de Jacques Lacan. Il emprunte le terme à la linguistique et plus précisément à Ferdinand De Saussure, selon qui le signifiant est l’empreinte psychique (l'image acoustique) d'un son et l'une des deux parties du signe linguistique, l'autre étant le signifié qui renvoie au concept. Mais à la différence de Saussure, pour Lacan, dans une perspective psychique, c'est le signifiant qui prime sur le signifié. Dès lors, le signifiant devient en psychanalyse la composante, consciente ou inconsciente, du langage qui oriente le devenir d'un individu, ses discours et ses actes, autrement dit, il est « l'élément significatif du discours (conscient ou inconscient) qui détermine les actes, les paroles et la destinée d'un sujetet à la manière d'une nomination symbolique »
[6] une conversation... qui devrait être vécue dans la vraie vie
 
[7] On note que je parle de traits, et non de personnes. C’est que je n’ai jamais rencontré de patient qui soit complètement psychotique, névrotique ou pervers… C’est d’ailleurs cette intrication qui à la fois permet et complexifie le traitement.