Tout mortel au plaisir a dû son existence. Par lui le corps agit, le cœur sent, l'esprit pense. Voltaire

Phylogenèse du plaisir

De la molécule complexe primitive à l'ARN premier, élément précurseur de l'ADN, se produisent des phénomènes d'autocatalyse où apparaissent dès l'origine des échanges d'énergie biochimiques, dont l'effectuation utilise des éléments précis présents dans le milieu. Ces rencontres structurantes entrent dans la définition donnée plus haut du plaisir, puisqu’elles ne sont pas dissociables des échanges énergétiques avec l’environnement, voire en sont les conséquences directes si on suit les hypothèses thermodynamiques de Jérémy England, comme nous l’avons vu.

Sa découverte est d’importance, car elle permet de relier thermodynamique et biologie, laissant beaucoup plus à distance les explications précédentes, qu’elles soient vitalistes[1]théologiques, créationnistes ou hasardeuses, donc hors sens, selon les thèses de Monod[2], et encore locales, liées à notre unique terre, quasi miraculeuses, c'est-à-dire en fait anthropocentrées, enfin venant de l’espace, selon une théorie assez originale liée à certaines structures moléculaires « organiques » particulières qu’on trouve sur les météorites. Ceux-ci en effet représentent un poids considérable d’apport pour la terre, qui se compte depuis l’origine en milliards de tonnes, pour 20 000 tonnes par an !

Il faut cependant noter, pour cette dernière hypothèse, qu’elle reste compatible avec la théorie qui nous intéresse ici, puisque les conditions thermodynamiques sont partout présentes dans l’univers connu. Aucune raison alors que la terre soit une exception dans le cosmos si le vivant en est une des lois, ce qui est soutenu par England.

Brève histoire des conceptions de la vie

Les progrès sur l'émergence de la vie nécessitèrent dans un premier temps l'abandon de l'ancienne théorie de la génération spontanée[3]. En 1718, Louis Joblot démontre expérimentalement que les micro-organismes résultent d'une contamination par l'air ambiant… ... John Needham, l'ami gallois de Buffon, chauffe différentes substances organiques dans une fiole hermétiquement close pour les stériliser. Après traitement, toutes les solutions foisonnent de microbes. L'abbé italien Lazzaro Spallanzani reprend les expériences de Needham en portant les solutions à des températures plus élevées : il détruit les micro-organismes. Une vive polémique s'engage alors sur l'effet de la température. Spallanzani n'arrivera cependant pas à faire accepter l'interprétation scientifique.

Aussi, la question de l'origine de la vie est-elle à situer dans le contexte historique, successivement au niveau des hypothèses vitalistes, religieuses et scientifiques. Pour cette dernière, l'étude précise de la biochimie de la genèse du vivant ne démarre, en fait, qu'à partir du moment où l'hypothèse vitaliste est radicalement mise à mal par Pasteur, qui invalide définitivement l’hypothèse de la génération spontanée par ses découvertes. Notons que cette découverte majeure ne survient que 30 ans avant que Freud n'invente la pulsion de vie… Cette théorie des pulsions, dans une culture et une époque où le vitalisme était encore fort ancré, n'a jamais été appuyée dans le corpus de la psychanalyse par un argumentaire convaincant à mon avis ! N'est-elle qu'une survivance de cette époque vitaliste ?

Il semble que la piste de l'origine du vivant suivie depuis par la biochimie permette en fait de s'en passer ! En effet, les phénomènes d'autocatalyse explorent une toute autre piste : ils sont l'application directe des hypothèses thermodynamiques vues précédemment à cet autre domaine… L'étude du plaisir comme signe de l'effet réciproque des flux énergétiques et des structures permet de mieux comprendre le vivant que ces concepts de pulsion, hérités du vitalisme, nous en verrons les implications pour notre domaine. Il faudra pour finir relier l'autocatalyse avec les concepts de niveaux d'intégration et d'émergence étudiés par Chomin Cunchillos[4]. Nous verrons cela dans le chapitre qui suivra sur la symbolique du plaisir.

Les fondamentaux du vivant

L'erreur[5]

 Nous allons aller un peu vite sur ce domaine proprement moléculaire, qui ne pose plus de problème majeur concernant sa formation. Les propriétés catalytiques et autocatalytiques de ces molécules impliquent que dans certaines conditions de milieu elles puissent se répliquer et ensuite évoluer grâce à de légères erreurs lors de ces autocatalyses. Voilà qui se différencie largement des réplications de cristaux par exemple, qui n’évoluent pas faute de ces erreurs… Alors que ces dernières vont permettre une adaptation, par sélection, aux changements de milieu.

Notons au passage que le statut de l’erreur, dans l’ordre de l’évolution du vivant, n’est pas du tout connoté négativement, comme souvent chez les humains ! Il est au contraire un des éléments fondamentaux qui permet la surprise, la nouveauté et in fine l’adaptation. Nous ne parlons pas ici de l’erreur logique, de l’incohérence, mais d’une anomalie par rapport à une norme, un contexte, voire au niveau symbolique la doxa, l’opinion dominante, sociale ou familiale. Nous verrons dans le chapitre sur le plaisir et le symbolique l’importance de cette notion d’erreur, et comment, à ce niveau aussi, elle autorise une adaptation et une modification sociale. Pour en dévoiler simplement un plan ici, pensons au destin si singulier de l’œuvre de Perceval le fou[6], qui, partant d’un trajet situé comme anormal, totalement fou, erreur absolue en face des idées de l’époque, parvint, par son talent d’écriture, puis par l’interprétation qu’en fit Gregory Bateson, à modifier considérablement l’idée de cette folie et introduisit à sa fonction individuelle sociale de changement, de contestation d’un ordre trop rigide, souvent familial.

En face de cette erreur qui autorise le changement, même douloureusement, la rigidité parfaite du cristal fait penser à ces systèmes de pensée figés et immobiles, individuels ou sociaux, qui scintillent sous d’apparents effets de vérité, mais se cassent ou détruisent autour d’eux au lieu de s’adapter.

Ainsi, la notion dynamique d'erreur est dès l'origine une des caractéristiques les plus remarquables du vivant.

 

Quel est le rapport avec notre sujet ? Il est en fait considérable, car il situe l'erreur, donc aussi le symptôme, comme une des clés du changement, de l’adaptation, comme un élément central de l’adéquation entre ce que propose le milieu et la structure de la vie, dès la molécule.

C’est donc le plaisir d’être de ce vivant qui est en jeu dès ce moment, si on garde cette définition de départ, qui est qu'il se maintienne et se reproduise, évolue à travers les flux changeants d’énergie qui l’environnent.

Le cristal ne connaît pas le plaisir de l'erreur, qui permet ensuite une meilleure adaptation, une meilleure résonance. Pas plus que celui qui est trop pris dans un trait paranoïaque, qui vit dans la crainte, voire est persécuté par elle, ne pouvant ainsi que rester douloureusement le même dans un monde changeant sans cesse.

Ainsi, le monde de l'entreprise, confronté aux changements rapides de notre époque, a-t-il développé de facto une culture assez nouvelle de l'erreur, de façon à, comme nos petites molécules et bactéries, s'adapter au mieux aux modifications environnementales…[7]

Fêter ses échecs

Cela peut paraître surprenant, mais reconnaître publiquement un échec cuisant et le fêter collectivement est une bonne manière de dédramatiser et de « tourner la page ». C’est dans cet état d’esprit que l’entreprise Intuit, éditeur de logiciels financiers Californien d’environ 2.000 salariés, a instauré la « fête de la défaite » lorsqu’elle se « plante » sur un gros projet. Plutôt que « d’étouffer l’affaire », elle organise au sein de son siège social de Moutain View une cérémonie conviviale et festive où les membres des business units concernées peuvent prendre la parole, partager entre eux sur ce qui s’est passé et surtout apprendre de leurs échecs.

 

Le parallèle avec nos molécules biologiques primordiales et nos bactéries s'arrêtant probablement au niveau de ce sens de la fête.

Encore que : une espèce de calmar australien[8], dont nous reparlerons, héberge sur son ventre des bactéries particulières, qui, lorsqu'elles sont en nombre suffisant, produisent une protéine lumineuse, permettant à l'animal de passer inaperçu vis-à-vis de la surface de l'eau, son ombre étant ainsi supprimée. Qu'est-ce que la fête, si ce n'est la mise en place de résonances collectives dans des circonstances particulières, au profit des individus et du groupe... Alors, de ce point de vue, nos bactéries aussi font la fête chez ce calmar et avec lui !

 

[1] Le vitalisme est une tradition philosophique pour laquelle le vivant n'est pas réductible aux lois physico-chimiques. Elle envisage la vie comme de la matière animée d'un principe ou force vitale, qui s'ajouterait pour les êtres vivants aux lois de la matière

[2] Monod, Jacques, Le hasard et la nécessité, Le Seuil, 1970

[3]André Brack, directeur de recherche au C.N.R.S Origine de la vie Encyclopédia universalis

[4] Les voies de l'émergence, Belin 2014

[5] Ou écart à la norme, terme moins connoté, me propose Dominique Blet. Pourquoi pas…

[6] Grégory Bateson, Perceval le fou, 2002 Payot

[8] Le prince des profondeurs, Peter Godfrey-Smith, Flammarion, 2002

[9] https://www.universalis.fr/encyclopedie/asterides/

[11] Descola, Par delà nature et culture, Gallimard, 2005, P283

[12] Fragment 30 M Conche, Héraclite, Fragments PUF 1986

[13] Evidence of brain overgrowth in the first year of life in autism.

Courchesne E1, Carper R, Akshoomoff N. Department of Neuroscience, School of Medicine, University of California, San Diego, La Jolla, USA. ecourchesne@ucsd.edu. JAMA. 2003 Jul 16 ;290(3):337-44.

[14] Les recherches actuelles sur les cerveaux embryonnaires et autour de la naissance ne montrent rien de constant chez l’homme, si des anomalies semblent être présentes dans 30% de cas dans des études encore en cours (travaux de Yehezkel Ben-Ari).

[15] Notons qu'incriminer la relation avec les parents dans l'autisme n'est pas culpabiliser ces derniers ! Une interaction implique tout le monde, y compris l'enfant lui-même. Cependant, si cette piste est la bonne, on imagine bien tout le travail de prévention efficace qui pourrait se mettre en place autour du départ de ces relations, de la part des équipes médicales et des travailleurs de la petite enfance ! Évacuer cette piste pour "exonérer" les parents serait alors se priver d'un puissant moyen de prévention de ce trouble : l’attention précoce aux nombreux plaisirs de résonance entre l'enfant et les adultes qui l'entourent !

[16] https://www.youtube.com/watch?v=gXoI05jMjb8

[17] Le terme de plaisir employé ainsi ne peut s'entendre que dans la définition restreinte que nous en donnons plus haut.

[18] Peter Godfrey-Smith, Le prince des profondeurs Flammarion 2017

[19] J. C. Ameisen Qu'est-ce que mourir Editions Le Pommier 2003

[20] CF le livre déjà cité de Patrick Tort sur l'hypertélie.

[21] Peter Godfrey-Smith Le prince des profondeurs, Flammarion 2016, P : 40