Les hypothèses
 
Existe-t-il d'autres pistes pour cerner une définition suffisamment constante des problèmes psychotiques ?
 
On sait que pour cela, plusieurs sciences ont échoué. Le débat tournera constamment autour de deux axes : curable ou incurable, organogenèse ou psychogenèse, ces deux couples ayant de nombreuses d'interférences. Un autre, proche, occupe aussi depuis toujours l'humanité, celui entre folie et raison, là encore avec des limites fort fragiles.
 
Un détour par l’histoire de la folie montre la constance, depuis 2500 ans, de ce débat toujours aussi vif et actuel entre les tenants de l’organogenèse et ceux qui supposent un discours de la folie, toujours dans une forme de rébellion, qu’elle soit familiale ou sociale. Le texte qui nous servira essentiellement est l’histoire de la folie de Claude Quétel[8]. Ce texte fut composé comme une contre histoire du même travail fait par Foucault.
Nous verrons en conclusion de ce bref historique ce que pourrait signifier cette éternelle dualité, et l’intérêt pour notre travail.
 
Les premiers temps, d’après ce que les égyptiens et les grecs présocratiques nous ont laissés, utilisaient les conflits de diverses divinités pour rendre compte du fait de la folie. C’était à la fois une explication et un soin (l’un va toujours avec l’autre dans ce domaine) de l’ordre du discours, où le chaman le disputait largement au médecin. Cependant, même à cette lointaine époque, l’organicité n’était pas oubliée en face de ces conceptions de conflits d’influences divines (donc de paroles…) : ce sont bien les égyptiens qui supposèrent les premiers une raison physiologique aux troubles hystériques, liés à la migration de l’utérus vers le haut du corps ! Le traitement comportait divers parfums pour l’attirer à nouveau vers le bas…
L’âge de la raison grecque amena un virage à peu près complet vers l’organicité, sous l’influence d’Aristote puis de son contemporain Hippocrate. C’est l’ère des humeurs, et de la mélancolie, appellation générique de la folie avec la manie, et son lien avec la bile noire. L’expression « se faire de la bile » en est le témoin contemporain.
Mais, là encore, des voix divergentes se font entendre dans une pièce de Sophocle[9] : Les dieux envoient la folie à Ulysse, qui laboure le sable au lieu des champs, et à Ajax, le plus vaillant des Grecs après Achille. À la mort de ce dernier, Ajax a revendiqué ses armes mais les autres chefs ont choisi Ulysse. Alors la folie s'est emparée de lui et il a couru égorger un troupeau de moutons, qu'il confondait avec l'armée des Achéens. Sophocle, dans son Ajax (vers 440 avant Jésus-Christ), met en scène Athéna, protectrice des Achéens, expliquant à Ulysse que c'est elle qui a ainsi détourné sa colère en lui envoyant une « illusion » : «Je fais choir sur ses yeux la lourde illusion d'un triomphe exécrable [. . .]. Et moi de presser l’homme en proie à son délire, de le pousser au fond de ce ?let de mort. ››
Ayant découvert son erreur, il ne reste plus au malheureux Ajax qu'à se suicider.
 
Le poète contemporain d’Hippocrate propose ici, outre l’influence divine, une autre explication au délire, à la folie, qu’on retrouvera aussi tout au long des siècles : la prise de l’être dans une passion idéalisée, toute puissante, unique.
Organogenèse et psychogenèse, dès cette époque, s’affrontent, co-existent.
 
Tout le moyen âge fonctionne ainsi, les divinités n’étant simplement pas les mêmes, mais n’empêche pas le prêtre de le disputer au médecin et au philosophe quant à la maladie mentale :[10] Le pèlerinage de Geel (actuelle Belgique) est certainement le plus célèbre. Il est consacré à sainte Dymphne, princesse irlandaise du VIIº siècle réfugiée en ces lieux pour échapper aux assiduités de son propre père. Las ! Le monstre la retrouva et la ?t décapiter. Des anges ayant replacé sa tête avant sa mise au tombeau, celui-ci devient très vite un objet de vénéra?on et de pèlerinage pour ceux qui ont «perdu la tête », les fous, dont la sainte devient la patronne dès le X° siècle. Devant l’afflux grandissant des pèlerins, une vaste église est construite au XlII° siècle. Un édi?ce accolé est destiné à héberger les fous en pèlerinage. Toutefois, ils sont si nombreux qu’ils sont aussi hébergés chez l'habitant, Geel devenant la première colonie d’aliénés de l'Occident.
Cette tradition continue de nos jours, Geel étant devenu un placement familial thérapeutique, à fondement religieux donc, sans discontinuer depuis le 10° siècle.
Au même moment, la pharmacopée, basée sur la théorie des humeurs, ne manque pas de faire là encore contre-point[11] :
La manie, la mélancolie, l’épilepsie, la léthargie ont leurs médicaments, et ce en fort grand nombre: décoctions, infusions, sirops, pilules, ainsi qu'huiles, onguents, cataplasmes, emplâtres sur le crâne préalablement rasé, mais aussi sternutatoires [pour faire éternuer]. Héritiers de l'Antiquité, les médicaments de la folie se divisent classiquement en calmants, opium, solanées telles que la mandragore ou la belladone; en toniques tels que l'absinthe, anis, l'ortie, la menthe sauvage, la corianãre, la sauge, la cardamome, etc. Ces plantes, rarement employées seules, entrent dans des préparations complexes. Tel tonique pour les mélancoliques ne compte pas moins d'une centaine de substances, dont un soupçon de «blatte de Byzance ». Les sternutatoires au poivre sont aussi au nombre des toniques (et non, comme on pourrait le croire, des évacuants). S'y ajoutent les antispasmodiques sous forme d'électuaires [préparations de consistance molle], aux recettes également complexes mais dont la base est toujours du castoréum (extraits des glandes placées à côté des testicules du castor) ou du musc (la même chose mais chez le chevrotin). S'y adjoignent en?n les évacuants, car on est toujours dans la théorie des humeurs. L’ellébore blanc et le noir (moins fort) sont parfois prescrits ensemble (mélancolie) mais font moins fureur que dans l'Antiquité.