Tout ceci est fort proche des thèses lacaniennes, celles où il représente le sujet pris, épinglé dans le signifiant, ne trouvant son désir que dans l’infini défilé de ces signifiants. Mais, contrairement à Lacan, Sartre développe ces thématiques, heideggerienne en fait, dans la question de la rencontre, du dialogue, sans emploer cependant le terme. C'est ce qui nous intéresse plus précisément, dans le souvenir encore vif de ce que disait de Pascal plus haut de la vaine rencontre des folies des hommes entre eux pour y chercher au lieu même de cette confrontation une vérité.
 
Mon premier rapport à autrui est de le voir en tant que corps, comme un objet. Je le chosifie. Et lui aussi me chosifie, me considère en tant qu’objet.
En fait, “il reste toujours probable qu’autrui ne soit qu’un corps”, voire une machine, comme l’ont affirmé certains philosophes (La Mettrie), puisque “pourquoi ne pas réduire l’ensemble des réactions du corps à des réflexes simples ou conditionnés ?”.
Autrui me transforme en objet, puisqu’il n’a pas accès à ma conscience : “autrui se présente comme la négation radicale de mon expérience, puisqu’il est celui par qui je suis non sujet mais objet. Je m’efforce donc, comme sujet de connaissance, de déterminer comme objet le sujet qui nie mon caractère de sujet et me détermine lui-même comme objet”.
 
Au fond, la faille entre le pour soi et l'en soi, par sa radicalité, assure ainsi de la constance de la méprise, de la faillite de la raison qui s'appliquerait de l'un à l'autre. On retrouve encore ici, à partir d'autres fondements, les développements de Pascal.
 
Sartre montre qu’on “rencontre autrui, on ne le construit pas”. Comment le rencontre-t-on ? Comment se donne-t-il à nous comme un sujet ?
Sartre part d’un exemple simple : je vois un homme sur une pelouse. Or la relation de cet homme à cette pelouse m’échappe : “la distance qui se déplie entre la pelouse et l’homme est une négation de la distance que j’établis entre ces deux objets. Elle apparaît comme une désintégration des relations que j’appréhende entre les objets de mon univers. C’est comme un arrière-fond des choses qui m’échappe par principe et qui leur est conféré du dehors”.
Autrui m’apparaît donc dans une expérience bien particulière, comme “un élément de désintégration de mon univers”. On rencontre autrui comme sujet (pour soi) lorsqu’on remarque “la fuite permanente des choses vers un terme qui m’échappe en tant qu’il déplie autour de lui ses propres distances”. Il semble alors que “le monde est percé d’un trou de vidange, au milieu de son être”.
 
C'est probablement très près de ce que Lacan dit de la lettre, laquelle fait trou dans le réel selon lui Ce qui veut dire, en terme plus simple, que l'être humain reste assigné à l'ordre symbolique de la lettre qui le détermine beaucoup plus qu'à l'ordre sensible, imaginaire et naturel. On trouve ceci développé dans Lituraterre de Lacan[21].
 
Cette rupture donc, du semblant, qui dissout ce qui faisait forme, phénomène, météore, c'est ça, je vous l'ai déjà dit : la science s'opère au départ de la façon la plus sensible de l'effort d'en percer l'aspect. Mais du même coup ça doit être aussi que ce soit d'en congédier ce qui, de cette rupture, ferait jouissance, c'est-à-dire d'en dissiper ce qu'elle soutient, cette hypothèse, pour m'exprimer ainsi de la jouissance, qui fait le monde en somme, car l'idée de monde, c'est ça. Penser qu'il soit fait d'une pulsion telle, qu'aussi bien s'en figure le vide.
Eh bien ce qui de jouissance s'évoque à ce que se rompe un semblant, voilà ce qui, dans le réel — c'est là le point important —, dans le réel, se présente comme ravinement.
C'est là [que naît ce (?)] par quoi l'écriture peut être dite, dans le réel, le ravinement du signifié, soit ce qui a plu du semblant en tant que c'est ça qui fait le signifiant. L'écriture ne décalque pas le signifiant : elle n'y remonte qu'à prendre nom, mais exactement de la même façon que ça arrive à toutes choses que vient à dénommer la batterie signifiante après qu'elle les a dénombrées.
 
C'est qu'en effet, chez Sartre comme chez Lacan et Pascal, et c'est là ce qui nous intéresse, aucune identité salvatrice fixe et rassurante qui ne serait pas du semblant, mais au contraire sans cesse une mise en abîme de cette tentation de la vérité dans la rencontre de l'autre et de la parole, de la lettre. Espace, abîme entre en soi et pour soi, trou dans le réel de la dénomination, c’est-à-dire espace radical entre signifiant et signifié, voilà chacun de ces trois auteurs, avec leur vocabulaire singulier, qui rejoignent à leur tour Érasme et son jeu de dupe de la vérité, de la rationalité humaine.
 
Comment alors autrui se révèle-t-il à moi comme sujet ? Cette désintégration révèle que je suis objet pour autrui. Or à partir du moment où il me prend pour objet, c’est qu’il s’avère être, tout comme moi, un sujet : “c’est dans et par la révélation de mon être-objet pour autrui que je dois pouvoir saisir la présence de son être-sujet”.
 
C'est là le produit de la quête infini du pour soi de rejoindre l'en soi, pour parler sartrien, ou le défilé infini des signifiants pour ne jamais combler le vide de l'objet (a), pour parler Lacanien, enfin le déroulement sans fin des raisons des hommes pour dénier leurs folies pour Pascal.
 
Voilà bien une autre de ces boucles étranges que nous évoquions plus haut à propos de l’œuvre de Douglas Hofstadter. C’est l’effet rétro-actif du dialogue avec autrui qui permet d’apercevoir cette vaine recherche commune de réduire le pour soi à l’en soi, à condition qu’aucun des deux n’en soit complètement dupe. Tout discours de vérité de l’un sur l’autre écrase tout cela, si les deux y croient. C’est alors l’univers de l’Autre incastrable de Lacan, du parent manipulateur de Bateson, pourvoyeur de trait psychotique pour qui s’y laisse prendre.
 
Sinon, si le doute subsiste entre l’être et l’étant, si l'un n'est pas pris pour l'autre, des deux versants du dialogue, pour reprendre le vocabulaire d’Heidegger qui inspira Sartre, alors une vraie relation est possible, qui est en fait une recherche commune. Ce dernier cependant va échouer à aller jusqu'à ce dernier point…
 
Or je peux essayer de récupérer cet être que je suis, qui est à distance, en autrui : “je suis projet de récupération de mon être”. Cela n’est possible que si je m’assimile la liberté d’autrui. C’est là l’amour : m’emparer de la liberté d’autrui.
 
Sartre aborde là l’amour un peu comme les socratiques : une forme de folie qui tend à nous sortir du fracas insatisfaisant des armes et du monde, ce qui est le fondement philosophique de l’aventure de Pompée dans les bras de Cléopâtre. La raison pour laquelle l’amour entre homme était privilégié, chez les guerriers grecs, -et les samouraïs aussi, du reste, ce qui est moins connu, et pour les mêmes raisons- ce n’est pas pour l’amour comme dimension autonome, mais uniquement pour son utilité au combat, en terme de soutien et de solidarité, ce qui se lit fort clairement dans l’Illiade. L’amour n’est pas chez les grecs un refuge identitaire, c’est une simple aide au combat incertain de la vie, lequel reste au premier plan. Mais revenons à Sartre.
 
Ainsi l’amant ne désire pas l’asservissement de l’aimé. Il ne tient pas à devenir l’objet d’une passion mécanique : “il ne veut pas posséder un automatisme”, être aimé par déterminisme psychologique (il se sentirait dévalorisé).
(Être aimé pour son apparence physique, son argent, son intellect, etc… comme le craignent beaucoup !)
En fait, “l’amant ne désire pas posséder l’aimé comme on possède une chose : il réclame un type spécial d’appropriation : il veut posséder une liberté comme liberté”
Comme toujours chez Sartre, les tautologies, comme celle-ci, obscurcissent son propos plus qu’elles ne l’éclairent. Pour moi, la traduction de ceci est : il veut posséder l’illusion, par l’amour, d’avoir la clé de l’indéterminé (la liberté) de son être.
Il veut “être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre” (de le quitter, de s’en aller, etc.)
Cela procure un grand bonheur : “au lieu qu’avant d’être aimés, nous étions inquiets de cette protubérance injustifiée qu’était notre existence, maintenant, cette existence est voulue par une liberté que nous voulons nous-mêmes avec notre propre liberté. C’est là le fond de la joie d’amour : nous sentir justifiés d’exister”.
 
Pour peu que cette protubérance dont parle Sartre soit une montagne, et voici l’amour promu au rang d’érotomanie, dans laquelle le difficile chemin du désir se prend dans une impasse identitaire amoureuse où l’autre perd toute liberté, et parfois la vie…
 
Mais en fait l’amour est toujours un échec, pour trois raisons :
C’est un renvoi à l’infini puisqu’ “aimer est vouloir que l’autre veuille que je l’aime”.
 
On est là entre deux miroirs face à face qui renvoient à l'infini le reflet désiré et son écho.
 
D’autre part, le réveil de l’autre est toujours possible, il peut toujours me faire comparaître comme objet ; il y a donc une insécurité perpétuelle de l’amour. Enfin, notre amour est un absolu perpétuellement relativisé par les autres. Il faudrait être seul au monde avec l’aimé. »
 
Nous allons tout de même tenter de sauver un peu l'amour des assauts de Sartre, pourtant forts pertinents ! Ce qui nous intéresse ici chez lui, c'est que, sans qu’il ne dénomme à aucun moment le terme de dialogue, c’est bien de cela dont il s’agit dans l’aperçu du désir amoureux : si l’amour cesse d’être un instable et fragile dialogue entre les fantasmes et la réalité, un incessant aller et retour entre l’être pour soi et en soi de chaque côté des acteurs de l’amour, alors la catastrophe identitaire se profile vite, faisant capoter la relation amoureuse dans la violence d’une revendication d’existence indiscutable. En fait, l’amour n’est un échec qu’à la mesure de la tentation de lui laisser le dernier mot ! Je ne suis pas aimé, ne cesse de clamer celui où celle qui se voudrait exister indiscutablement parmi les autres…
Or on n’a que l’éternelle et toujours insatisfaisante discussion, avec l'être aimé et les autres pour exister en tant qu'humain dans le monde.
C'est Blaise Cendrars qui donne sa convaincante solution au pessimisme de Sartre à propos de l'amour, dans un poème intitulé "Tu es plus belle que le ciel et la terre" :