Cliniciens du trait psychotique : Tosquelles et Manier                       
 
 
 
François Tosquelles.
 
Fonction poétique et psychothérapie 
 
Voici un autre grand clinicien, initiateur de la mise en forme de la thérapie institutionnelle. Son écrit à mon avis le plus important pour notre sujet, même si ce n'est pas le plus connu, est "Fonction poétique et psychothérapie"[1]C’est par cette entrée, inhabituelle, que nous ferons appel à lui. Il faut noter au préalable qu’il parle de folie plutôt que de psychose, dans un sens très général, sans jamais de notion d’irréversibilité, ce qui est bien dans l’esprit du présent travail, même si cela peut être critiqué du côté de la précision clinique. Cette vision l’emporte pourtant largement en générosité humaine, et est de plus conforme à ce qu’on sait, cette fois scientifiquement, de l’évolution de ces traits.
 
Le signifiant poétique
 
Il explore, à la suite de Lacan, que c’est bien la distance temporelle et spatiale que crée le signifiant, la représentation langagière, entre la chose,  le corps instinctuel et l’autre, qui autorise l’inventivité et la créativité singulière de la mise en mot du désir, c’est-à-dire de fait la fonction poétique[2], et qui permet donc à la fois l’existence et l’expression, pour soi-même et l’interlocuteur, de la subjectivité altruiste.[3] Après la découverte par Saussure de l’arbitraire du signe, c’est bien de l’arbitraire de son utilisation dont il s’agit dans l’usage de la parole.
Dans le travail psychothérapique, nous restons attentifs au discours de l’autre, en suivant surtout les chemins que la fonction poétique du langage ne manque jamais d'y tracer, et nous espérons y découvrir cette « autre chose [4]». Mais nous attendons plus particulièrement d'y trouver l’occasion d'effectuer - au cours des dialogues psychothérapiques - certaines interventions a?n d’obtenir que celui qui parle trouve lui-même, par son travail- celui du langage - cette autre chose et s’y reconnaisse. C’est pour cela que le dialogue psychothérapique apparaît très différent de celui de la vie quotidienne habituelle. Jusqu’à un certain point, il s’agit là d'un dialogue qui présente des analogies avec celui que le poète tente d'établir avec ses lecteurs. Je devrais dire plutôt avec ceux qui l’écoutent. La poésie, bien qu’écrite avec beaucoup de soin, est faite pour être écoutée, et s'accorde mieux avec le chant et la musique qu'avec la grammaire normative et la logique.
 
Derrière le signifiant, la représentation et l’autre
 
Que le langage ainsi se réfère à « autre chose » qu’au simple objet de la communication, comme l’écrit Tosquelles, cela peut se comprendre de plusieurs façons : d’une part les représentations verbales ne sont pas les objets ainsi désignés, ce que Magritte a bien illustré par son célèbre tableau « Ceci n’est pas une pipe », mais d’autre part aussi en raison de la présence de l’Autre, avec toute son profondeur et sa complexité consciente et inconsciente, derrière toute verbalisation. 
Aussi, l’écoute et le respect de la poésie du langage sont-ils des prérequis fondamentaux à toute attention qui se voudrait thérapeutique. Ces idées sont proches de celles de Platon citées dans le chapitre précédent sur le lien intime entre musiques et mots ! Ce sont bien les articulations plus ou moins harmonieuses, accidentées, entre les signifiants, le corps et son histoire qui dessinent les inflexions poétiques à entendre dans les paroles de nos patients. Elles sont alors autant de départs possibles pour d'autres récits, pour peu que l'analyste tienne sa place de partenaire dans l'invention poétique du langage qu'est aussi une psychanalyse.
 
Entendre les harmoniques et les dissonances cachées derrière les phrases et les mots, voilà en résumé l’essentiel du travail de tous les grands cliniciens du trait psychotique. Les constater uniquement comme des structures logiques conscientes et inconscientes, ce qu’elles sont aussi par ailleurs, comme le firent Freud et Lacan, fige la structure qui se présente ainsi. S’y engager au contraire poétiquement fait entrer dans le transfert thérapeutique exigeant que nous montrent les grands cliniciens de ces difficultés psychiques particulières. 
 
Fonction poétique du signifiant : pas sans l’autre.
 
Mais continuons avec Tosquelles[5] : La littérature poétique classique n'est qu’un cas particulier souvent démonstratif et transparent de cette fonction poétique du langage. C’est pour cela, et non seulement en raison d’affinités personnelles possibles, que dans le métier de psychothérapeute il nous faut nous intéresser et explorer la manière dont les poètes accomplissent leur oeuvre publique de poète. Ce qui ne veut pas dire - évidemment - que nous considérons les poètes comme des fous. J’oserais presque dire que nous considérons les fous comme des poètes qui n’ont pas su ou pu faire de leur vie le poème indispensable qui leur eut permis d’obtenir des résultats plus positifs que ce qu’ils pouvaient attendre de leurs tourments.
Comment mieux dire que c’est l’écoute attentive de la singularité poétique, inventive, d’un sujet pris dans ces structures de langage qui restaure peu à peu la complexité, la profondeur de l’être grâce à la prise à témoin de l’autre dans les mots échangés.. Car ce n’est pas seulement à la charge du sujet d’inventer son poème, mais aussi à son entourage de lui faire confiance pour cela et de l’y aider… Telle est alors la fonction de l’analyste face au « fou[6] », comme dit Tosquelles, dont on aperçoit bien que la technique est alors beaucoup plus de l’ordre d’un dialogue respectueux et le plus silencieux possible que d’une absence de désir, d’un désêtre tel que Lacan en parlait.
 
Fonction symbolique et projection : conditions du signifiant
 
Encore faut-il, pour que cela soit possible, que se restaure la fonction symbolique elle-même[7] : C’est pour cela que bien que le « symbolon » soit souvent constitué par des petits morceaux de médaille ou des tessons brisés qui dessinent ensemble des formes complémentaires, jamais la fonction symbolique n’apparaît aussi claire et opératoire que lorsqu’on utilise pour cela des « découpures » de parole partagée. Il n'en est jamais de même avec les images et les affects. Quoi qu’il en soit, les gens qui souffrent et font souffrir - qui deviennent souvent fous ou qui en tout cas affolent les autres membres de leur groupe - sont des gens qui, dans leurs actions, n'arrivent pas à articuler ni à s'articuler eux-mêmes dans les structures symboliques constitutives du langage ; non pas avec ce qu'on voudrait dire, mais avec les séquences des fragments et des formes partagées. Dit d'une autre façon, en mettant plutôt en relief l’origine des possibilités négatives de ces cas, nous dirons qu'il s'agit de gens qui vivent dans des fascinations imaginaires, qui cherchent leur propre image, souvent dans le corps des autres et qui s’étouffent dans les marécages de leurs affects plus qu'ils ne « respirent » avec le langage. Le fait que quelques-unes ou même beaucoup de ces personnes soient ou non ce qu'on appelle intelligents, qu'ils sachent plus ou moins lire et écrire, qu'ils connaissent des techniques, n'a aucune importance pour ce qui concerne la genèse, la dynamique et la topique du « pathos » de leur vie psychique. Le « travail » qui conduit chacun sur le chemin de son identité passe par les circuits du langage, par la re-connaissance symbolique, jusqu'au champ où les « autres » l'attendent, souvent à l’aveuglette, même s’ils ne le connaissent pas concrètement au préalable, et sans qu’ils l’aient même jamais vu.
 
Ainsi ce patient étiqueté depuis longtemps du qualificatif de schizophrène, que je n’ai vu que deux ou trois fois en 20 ans, me contacte-t-il deux fois par an, simplement en me laissant un poème dans ma boîte aux lettres. Sans doute cette fidélité tient-elle au fait que, me concernant, je ne l’ai jamais pris, pas plus lui qu’un autre, pour un « fou », ce dont témoigne tout le présent séminaire ! Il a fait un sacré chemin avec sa poésie, dont voici la dernière production, très courte et magnifique : « Après avoir longtemps marché dans l’ombre, j’entre malgré moi dans la blanche lumière de l’incompréhension ». Comment dire plus magnifiquement ce passage dont parle Tosquelles de la projection imaginaire à l’ébauche du dialogue symbolique partiel, de la subjectivité ? En effet, être un sujet, ce n’est pas communiquer dans la compréhension, mais continuer à parler de soi en écoutant l’autre, dans une incompréhension partielle qui fonde l’effort constant et inventif du dialogue. Cet homme le dit beaucoup mieux que moi, même s’il n’a fait que la moitié du chemin, puisque ma réponse concrète à ses poésies manque pour le moment ! Au moins les laisse-t-il dans une « boîte aux lettres », qui est bien à minima une structure de partage…
 
On comprend ainsi, à lire ces lignes, que l’identification projective, imaginaire, ne permet en rien la fonction poétique subjective, dépendante de la convention partagée du symbole pour exister singulièrement dans le lien social. Ni l’humour, ni la distance, ni aucun pas de côté ne sont possibles dans ces univers imaginaires projectifs pulsionnels, faute de symboles réellement partagés. Il n'est à là proprement parler pas d'autre, au sens d'un partenariat de construction de soi-même, seulement une défense narcissique obstinée, du moins tant que le transfert ne s'apprivoise pas suffisamment, tant que ces projections ne sont pas accueillies et éclairées comme des signes d’un dialogue échoué depuis bien trop longtemps.