Un autre passage explicite encore plus précisément les avancées cliniques d’Alain Manier. Il est un peu long, mais mérite d’être rapporté dans son entier.[1]
En proie à de très intenses, et absolument incessantes, hallucinations auditives, il ne se déplaçait que la tête revêtue d un imposant casque compact de motard pour se boucher les oreilles par ailleurs bourrées de coton et recouvertes de bandes, dans l’espoir de ne plus entendre les voix. Du premier coup d’œil, je vis un homme à la fois plein de force et détruit ; un tableau où se mêlaient le pathétique, l'étrangeté, le ridicule et assurément le danger. Des infirmières me raconte que lorsqu'il se tenait debout, main cramponnée à la barre, dans l'autobus le conduisant au dispensaire, les places libres autour de lui ne manquaient pas ! C'était par ailleurs un jeune homme cultivé, issu d'une famille très bourgeoise (mère grande hystérique, père haut-fonctionnaire glacial), qui avait très bien réussi ses études secondaires et même ses études supérieures sans toutefois pouvoir les mener à leur terme, en raison de ses troubles psychiques. Ses premiers propos furent pour me prévenir qu'il avait envie de me donner des coups de pied, puis qu'il avait déjà tout dit à d'autres, que ça ne servait à rien, qu'il ne savait même pas pourquoi il venait me voir, et que son seul problème c’était les voix qu'il entendait et que personne n’était capable de l’en débarrasser. Tout cela me semblait tellement vrai ! Et il était tout aussi certain que si les hallucinations ne cessaient pas, aucun travail ne serait possible. Il y avait là comme un premier bastion à faire sauter et dans l’instant, pour quelle raison ? Je décidai de relever le de? avec toute la détermination dont je me sentais capable.   Il accepta de me raconter son histoire et de répondre à mes questions... (...) Comme le lecteur peut s'en rendre compte, j'avançais encore à cette époque-là sans concepts spéci?ques. La seule bonne idée que j'eus fut de lui demander après le classique : « Que vous disent les voix? » (railleries, insultes, obscénités, injonctions, comme toujours) et le non moins classique : « Les entendez-vous vraiment en dehors de vous ou en vous? » (en dehors, bien sûr), de m'enquérir de savoir s'il reconnaissait la personne ou les personnes qui lui parlaient. Sa réponse fut immédiate : « Des petites ?lles.  Ce sont toujours plein de petites ?lles. » Entre-temps, il m’avait aussi rapporté, parmi le peu de souvenirs d'enfance qu'il avait en mémoire, le trouble qu'il avait ressenti à Noël - vers 5-6 ans - en raison du cadeau qu'on lui avait offert : un autobus rouge. Cette scène à enjeu très phallique l'avait profondément troublé, car il y avait perçu comme un reproche qu'on lui adressait indirectement.
A peine deux semaines s'étaient écoulées (il venait deux fois par semaine) lorsque je sentis qu'il me fallait déjà intervenir car il ne tenait plus en place. J'eus avant cette consultation le seul moment de doute qui m'ait envahi : c'était de la loterie ! Il y avait urgence, nécessité, je commençais à me raconter une histoire sur son histoire mais, franchement, je ne savais pas où j'allais ni comment tout cela allait se terminer. Françoise Dolto, à qui j'avais parlé de ce cas, m'encouragea tout à fait à interpréter ces hallucinations et à les interpréter selon la signification que je comptais faire paraître, concluant, le plus sérieusement du monde : « Et, de toute façon, s'il se passe quelque chose, vous êtes bien assez balèze pour y faire face. »
Je me décidai en?n. Et, sur un ton de grande conviction, je lui expliquai pourquoi, en raison de tous les fantasmes maternels qui l'avaient accompagné et même envahi durant toute son enfance, il entendait maintenant ces voix de petites ?lles se moquant de lui, et qui, d'ailleurs, étaient la part de l'autre en lui-même qu'il voulait rejeter mais qui l'assaillait sans cesse. Il avait cessé de bouger en m'écoutant et lorsque je me tus, il eut une réaction que je n'oublierai jamais : son regard, toujours aussi lourdement ?xe, cessa d'être vague et croisa le mien, quelques secondes intenses passèrent ainsi, puis, son visage, toujours absolument lisse, exprima doucement un air étonné et comme amusé, et me regardant, je dirai, en personne, il rida le front. En?n, après quelques instants encore, il ôta son casque, ses bandes et cotons et seulement alors se mit à parler : « Ça y est ! Les voix ont disparu. »
J’étais donc parvenu à mes ?ns grâce à ma grande perspicacité et à ma ?nesse d'interprétation. J’étais vraiment un bon psychanalyste! Et je dois dire que tout le monde fut impressionné par mon talent au dispensaire. En outre, son état psychique se maintint parfaitement et, en quelques semaines, il était devenu un tout autre homme qui travaillait, se trouvait des relations, avait des activités de loisir, faisait une psychanalyse classique sans aucun traitement chimique. Bref, c'était une grande victoire de la psychanalyse !
Et puis, un jour, au bout d'un an, l'air tendu, il me dit : « Vous savez, les voix viennent de recommencer. » « Ne vous inquiétez pas, lui rétorquai-je, nous les avons fait cesser une fois, nous y arriverons bien une deuxième fois. Il suf?t d'interpréter ce qui vient de les réactiver. Justement, vous en représentez-vous quelque chose ? » « Non, pas du tout. Mais il faut que je vous dise quelque chose, vous savez, en réalité, ce n'est pas du tout votre interprétation qui les a arrêtées il y a un an. Mais ça vous faisait tellement plaisir de le croire que je n'ai jamais voulu vous le dire pour ne pas vous décevoir ! » « Mais alors qu’est-ce qui les a arrêtées ces voix ? » « Je savais que vous vouliez vraiment m’aider. J’étais bien ici et  je ne vous faisais pas peur. Le reste, c’est de la rigolade. » 
Comment mieux dire que c’est bien la restauration d’un dialogue authentique qui intéresse ces patient lorsqu’ils le rencontrent, non sans l’effort délicat du jeu de corde dont parle Manier, puisque s’ils ont été victimes de la vérité, ils en sont aussi les acteurs en retour de miroir, ici fusionnel. Lorsqu’ils tirent de leur côté, par la force de ce qu’ils ont appris, mieux vaut résister avec à la fois douceur et fermeté, pour que l’un n’emporte pas l’autre, que les deux restent en dialogue. Ici, l’intervention de Dolto sur le fait que la stature du thérapeute pouvait le mettre à l’abri de la peur à sans doute été déterminante : la peur interdit en effet toute empathie dans le moment où elle agit…
Quand à l’interprétation elle-même, impossible de trancher sur son impact inconscient malgré tout possible. Tout au plus la « grande conviction » dont fit preuve À. Manier, bien dans le style de F.Dolto, qu’on retrouvera, dans la conférence suivante, aussi dans celui de Nasio, son élève également, me semble être un obstacle au déroulement de ces cures jusqu’à leur terme, puisque donnant un poids, toujours écrasant, de vérité à ces interventions de l’analyste.
 
Ainsi, son histoire que j'essayais de lui restituer en mots, en aucun cas il ne la reconnaissait pour sienne ; mes paroles signi?antes et énonçant une logique organisatrice d’effets inconscients n'étaient que monologue le convaincant que, comme les autres, je n'y comprenais rien. Mais, faute d’être compétent, j'avais été vraiment disponible et surtout je n'avais pas eu peur : quelqu'un l’avait donc accepté tel qu’il était, sans doute pour la première fois dans sa vie. Çela avait été décisif et était venu rider son univers bouillonnant sous une écorce lisse. Ce qui fait qu'il avait alors accepté, pour ainsi dire, de se glisser dans les paroles de l'Autre, dans sa représentation symbolique. Mais ce changement, apparemment réussi, n'avait pas excédé le statut de pseudo, du "plaqué", » ce n'était pour lui, finalement, qu'un déguisement. Et, loin que le fonctionnement du langage, comme lorsqu'il est acquis dès la plus petite enfance ou parfois par la suite, ne cesse de se renforcer au point de ?nir par sembler « naturel » il n'était en réalité, demeuré chez lui, qu'à l'état de corps étranger, toléré un certain temps à certaines conditions. Quel terrible destin que celui d'un psychotique : avoir le langage comme corps étranger - sauf, peut-être, s'il peut sublimer.
Je me suis par la suite demandé, bien des fois, comment je m'y serais pris, instruit de l’étiologie et de la logique de l'état psychotique. Et ma conviction est que l'erreur, en tout cas principale, ne réside pas là où on l’attendrait surtout.
Ses hallucinations étaient terribles et tant qu'elles avaient été actives, rien avec personne n'avait été possible. L'espèce de coup de force et de bluff contenu dans l’interprétation initiale était sans doute une bonne idée - en tout cas, nécessaire. L'erreur résida dans mon écoute pendant l'année qui suivit où, sûr de l'effet d’interprétation - et comment ne pas l'être, sans vouloir m'abriter derrière un rempart de bonnes excuses, quand Freud, Lacan, Dolto Winnicott, etc., et l'évidence même de la pratique clinique  tout m’en assurait ? Je fus incapable de discerner entre langage et “bibelots sonores”, ce d'autant plus que je ne disposais pas encore de ces concepts car j’interprétais alors, lorsque cela me semblait convenir, indistinctement tout ce qui s'énonçait en sonorités verbales, renforçant ainsi tantôt la dimension de signi?cation, de symbolique et de représentation et expression langagières, réactivant parfois celle de facticité et de contrainte, le rejetant dans l'isolement et l’incompréhension. Quel terrible destin que celui d'un psychotique aussi dans la relation thérapeutique, lorsqu'elle est régie par le tâtonnement, le hasard, la personnalité du thérapeute, ses intuitions et, donc, tous les aléas et variations qui découlent d’une “méthodologie” digne de colin-maillard ! Destin comparable, en cela, à celui des hystériques jusqu'à ce que Freud énonce, en?n, l'étiologie juste et la logique rigoureuse de leur psychisme ainsi que la clinique adaptée à leur état - démarche que nous nous sommes donné pour modèle, comme déjà dit.
Le seul mérite que je puisse me reconnaître dans cette aventure surprenante où m'entraîna ce patient, c'est de n'avoir pas été trop têtu trop longtemps et d’avoir admis, tâchant de faire contre mauvaise fortune bonne réflexion, que la vérité vient toujours du patient, à charge pour le psychanalyste de parvenir à en faire un énoncé théorique capable d’éclairer la clinique d'un jour nouveau et répétable.
 
Là encore, je nuancerais la pensée d’Alain Manier, et dirais plutôt que la vérité vient toujours aussi du patient, manière de restaurer là le primat de la reconstruction du dialogue dans ces transferts. Quand deux vérités se rencontrent, soit l’une écrase l’autre, soit chacune se relativise par rapport à l’autre, ce que fit avec bonheur A. Manier dans ce travail transférentiel.