Phylogenèse du langage
Introduction : Pourquoi s'intéresser à la phylogenèse du langage ?
Quel est l’intérêt de cette étape pour notre travail ? Il est clair sur au moins un point : si on comprend la construction d’une structure, on saisit mieux dans le même temps à la fois les subtilités de son fonctionnement et les causes de certaines de ses pathologies. En outre et surtout, le développement de l’imaginaire se noue d’une façon très particulière à la sphère symbolique, nous allons le voir, comme si l’un était appelé par l’autre, et ce dès l’origine.
Notons que la complexité et les enjeux de ce sujet étaient tels au départ que la société française de linguistique interdit toute exploration de ce domaine en 1866 ! Les raisons avouées tenaient au foisonnement des hypothèses hasardeuses, une autre plus cachée était peut-être que Darwin avait publié son livre seulement 10 ans plus tôt, ouvrant la voie à des hypothèses autrement plus sérieuses, mais incompatibles avec le récit religieux...
Il est curieux de constater que cette censure en recouvre une autre, plus actuelle, concernant non plus l’origine du langage, mais ses troubles chez l’enfant, mais avec un simple déplacement : le livre sacré qu’il ne faut pas déranger est alors le neuro anatomique, le biologique, le chromosomique ! La situation est en fait similaire, si on pense qu’il s’agit ici comme là, pour Darwin comme pour la psychanalyse, de faire du langage une fragile et précieuse fonction relationnelle évolutive intriquant dans une double responsabilité de transmission corps individuel et corps collectif, enfants et familles, sujet et contexte, présent et passé. Dans les deux cas, un récit fixé et structurant pour la société, le religieux ou le scientiste, s’oppose à une dynamique mobile impliquant l’ensemble évolutif des acteurs en jeu !
Toujours est-il que cette émergence du langage est actuellement décrite comme de deux ordres essentiellement : anatomiques et culturels. Ils sont évidemment intriqués dans leur développement. Nous proposerons une autre piste semble-t-il un peu nouvelle : l’effet incroyablement fécond de l’invention du signifiant[1] dans la panoplie du langage.
Mais commençons par l’état actuel des hypothèses.
Hypothèses anatomiques : asymétrie cérébrale et larynx.
Anatomie de l’apparition du langage.
Deux éléments essentiels se développent continuellement des australopithèques à homo sapiens. D’une part l’asymétrie cérébrale, d’autre part la forme du larynx.
On a longtemps cru que cette asymétrie était un bon critère pour repérer l’apparition du langage. En effet, elle permet, au niveau de l’hémisphère gauche, le développement de masses neuronales suffisantes pour traiter ce langage, ce qu’on appelle l’aire de Broca, laquelle est en réalité plus diffuse qu’on le pensait.
En réalité, ces deux approches purement anatomiques butent sur des évidences : sans nos organes phonatoires, et sans l’asymétrie cérébrale, les oiseaux modulent énormément de sons, et pourtant n’ont pas évolué vers un langage réellement structuré. De même, beaucoup de primates présentent une nette asymétrie cérébrale, et n’ont cependant pas non plus évolué au-delà du signal. De plus, cette asymétrie est en fait très ancienne et se retrouve chez de nombreux vertébrés.
La théorie de l’abaissement du larynx autorisant plus de modulations possibles a eu le vent en poupe depuis quelques décennies, pour être cependant contestée de manière convaincante récemment : elle aurait en particulier permis de mettre en doute l’existence d’un vrai langage complexe chez nos amis Néanderthaliens, dont le larynx est resté haut perché.
Cette nouvelle étude pose les éléments suivants[2] :
Très en vogue depuis cinquante ans, la théorie de la descente du larynx, qui explique notre aptitude à parler, est battue en brèche par une équipe pluridisciplinaire de chercheurs. Ils repoussent de 200 000 à plus de 20 millions d’années la possibilité d’émergence de la parole, dans une étude publiée aujourd’hui dans Science Advances.[3]
C’est une théorie vieille de cinquante ans qui a aujourd’hui du plomb dans l’aile. Proposée en 1969 par l’Américain Philip Lieberman, et largement acceptée et diffusée depuis, la théorie de la descente du larynx posait LA condition de l’émergence de la parole chez l’homme moderne, datée par le chercheur à près de 200 000 ans : pour être capable d’articuler les voyelles « a » « i » et « ou », prédominantes dans toutes les langues du monde, il faudrait posséder un larynx en position basse, situé au niveau de la 5e vertèbre cervicale, contrairement à nos lointains cousins singes qui possèdent un larynx haut, situé plus haut dans le cou, au niveau de la 3e vertèbre cervicale.
Conduit vocal du babouin et de l’homme moderne. On retrouve les mêmes articulateurs - lèvres, langue, mais chez l’homme, le larynx est positionné plus bas.[4]
« La théorie de la descente du larynx est une théorie très puissante, qui se propose d’expliquer pourquoi l’homme peut parler, à la fois de par son évolution en tant qu’espèce, mais aussi du fait de son évolution en tant qu’individu ».
En effet, le bébé, comme le singe, possède un larynx haut dans ses premières années d’existence, avant que celui-ci ne descende plus bas dans le cou – sous l'effet de la croissance du crâne qui tend à s’allonger chez l’être humain.
« Le problème, comme nous le montrons après vingt années de recherches pluridisciplinaires, c’est que cette théorie ne repose plus sur aucun fondement valide. »
Selon l’article publié ce jour, qui met en perspective les travaux d’une vingtaine de chercheurs issus des sciences de la parole, de l’anatomie, de la primatologie, de l’étude de la cognition chez les bébés, mais aussi de paléontologie humaine, la position du larynx importe peu pour la formation de voyelles suffisamment différenciées pour permettre la parole. « Ce qui importe, c’est moins la taille de notre conduit vocal, le “tuyau” qui part des cordes vocales et remonte via le pharynx jusqu’à la bouche, que la façon dont nous le modifions grâce aux mouvements des lèvres, de la mâchoire ou de la langue », explique Louis-Jean Boë. Le chercheur va plus loin : non seulement un larynx bas n’est pas nécessaire pour parler, mais qui plus est, les singes et les bébés sont tout à fait capables d’émettre des sons distincts.
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Or il semble démontré à ce jour que la mise en place du dispositif physiologique autorisant la phonation a été largement antérieure dans le temps à l’émergence des capacités mentales liées à l’organisation des aires cérébrales et des connexions neuronales entre elles et permettant l'usage « intellectuel ›› du langage. Il a été avancé, dans un passé proche, que les Néandertaliens étaient incapables d’émettre des sons de parole humains. On a dit, par exemple, que l'épaisseur des os ceinturant leur cavité buccale leur interdisait de vocaliser à notre image. Or des squelettes d’hommes anatomiquement modernes ont été découverts au Proche-Orient qui exhibent des os faciaux de taille équivalente, parfois même supérieure, à celle des Néandertaliens." Des spécialistes s'accordent même pour estimer que le tractus vocal d'Homo heidelbergensis, ancêtre commun à Neandertal et à H sapiens vivant aux alentours de 500000 BR était déjà de la forme moderne. L’acquisition de l’aptitude à proférer des sons de parole humains a donc considérablement précédé la détention des fondements neurobiologiques du langage abstrait. Le décalage temporel est impressionnant entre l’hominisation de l'appareil phonatoire et l’hominisation du cerveau. Il résulte, sans doute, du bricolage opportuniste caractérisant le travail de l'évolution. Homo fut donc en mesure de prononcer des “mots”, vocalement semblables aux nôtres, bien avant de disposer de la faculté de leur conférer le caractère de mots, assuré par leur fonction sémantique.
Cette hypothèse du larynx s’est donc révélée fort simpliste, en tous cas largement insuffisante.
Il semble qu’il en soit de même concernant le développement cérébral lui-même : la limite de ce type d’approches est bien résumée dans un livre de J.M Hombert et Gerard Lenclud[5]
La seconde constatation se dégage d’une confrontation des archives Paléoanthropologiques et archéologiques. Celles-ci livrent des informations partiellement contradictoires entre elles sur l’histoire de l'espèce humaine, au lieu des témoignages concordants attendus. En croisant les documentations, en mettant par conséquent en perspective séries de fossiles et inventaires de fouilles, restes humains et traces d’activités, on s'aperçoit que les séquences chronologiques ne coïncident pas ; innovations biologiques et culturelles ne sont pas allées de pair ; les premières n'ont pas, sur-le-champ, déclenché les secondes ; les secondes ont parfois pris de l’avance sur les premières, parfois du retard. Il paraît impossible, en particulier, de corréler l’apparition sur la scène paléontologique de nouvelles espèces et l’émergence sur la scène archéologique de nouvelles industries ou de nouvelles entreprises, et d'établir, de la sorte, un tableau de correspondances entre modi?cations biologiques et transformations des comportements. Tout semble s’être passé comme si, au sein du genre Homo, l'évolution biologique et l'évolution culturelle, chacune opérant déjà sur plusieurs fronts, avaient elles-mêmes progressé sur deux fronts distincts. Elles semblent partiellement déconnectées.
Au fond, ces réflexions montrent qu’une relative autonomie existe entre le support anatomique qui permet le langage et le développement de ce dernier. Bien sûr, il est nécessaire d’avoir un système glottique et cérébral conséquent pour que celui-ci existe, mais rien n’indique que ces dispositions anatomiques en soient la cause, en tout cas suffisante...