Mais il est un autre lien à l’imaginaire : voici l’extrait d’un dialogue entre un ado excellent en math et un pédagogue qui l’interroge ! “Quand vous êtes devant un problème de maths, chez vous, qu'est-ce que vous ressentez ?

E : Ben, au départ, je suis très heureux ; au départ, je sens que ça me plaît beaucoup et, tout de suite, je prends ce problème pour un but, et il faut que je détruise, ... pour une muraille. J'ai devant moi quelque chose qu'il faut que j'abatte et alors, je pars et je l'attaque et il faut que je le détruise : il faut que... mais pas le détruire bêtement ; il faut que, disons, que je le structure bien dans l'univers, et après, ça ira mieux. C'est un peu une énigme, quelque chose qu'il faut déchiffrer et passer au-dessus.”

On pense aussi à Bertrand Russel, qui dans ses “Principia mathematica” cherche en fait une base indiscutable à sa pensée logique, s’apercevant que ce but est proprement imaginaire, ou encore peu après Gödel, formalisant strictement l’impossibilité de la logique parfaitement référentielle, pour en fait justifier le délire mystique imaginaire qui finira par l'emporter dans une anorexie fatale.

D’une façon moins dramatique et plus générale, c’est Bachelard[10] dans la causerie “Le dormeur éveillé” qui généralise l’aspect fondamentalement complémentaire entre la pensée rationnelle et imaginaire : “Oui, nous connaissons tous cette zone moyenne, où les songes nourrissent nos pensées, où nos pensées éclairent nos songes. En nous, le caractère nocturne et le caractère diurne s’unissent, se mêlent, s’animent réciproquement. Aux heures de grande solitude, quand la rêverie nous rend notre être total, nous sommes des dormeurs éveillés, des rêveurs lucides. Nous vivons un instant, comme si la dimension humaine s’était agrandie en nous. Nous nous expliquons notre propre mystère. Les mots de notre langage ont soudain les résonances de notre plus lointain passé. Ils sont clairs et signifiants, mais ils obéissent à la syntaxe des songes.

Nous voulons montrer que le dormeur éveillé, que le rêveur lucide, réalise une synthèse de la réflexion et de l’imagination. Alors, la rêverie n’est pas un abandon. La rêverie est active, la rêverie prépare des forces et des pensées.”

 

Cedric Villani, dans une vidéo récente, réhabilite lui aussi la part éminente de l’imagination dans le travail de recherche mathématique.[11]

Tout cela montre combien ce double plan, présent depuis le début de la subjectivité humaine, l’accompagne et la structure même dans les manifestations apparement les plus abstraites de notre modernité…

 

Il n’est donc pas étonnant que dans ce travail sur la phylogenèse du langage, on découvre que cette dernière, dès l’apparition du signifiant, est exactement parallèle à la phylogenèse de l’art, de la représentation imaginaire, de la religion...  Voilà les deux faces d’une même médaille, celle de la naissance de la pensée symbolique.

 

 

Conclusion

 

Dans ce chapitre, nous avons donc fait l’hypothèse que la naissance du langage proprement humain soit liée à l’apparition du signifiant du sujet, sans doute dès Neandertal, voire Érectus dans les outils de communication linguistique. Mais qu’est exactement un sujet ? L’usage de ce terme issu de la psychanalyse est maintenant entré dans le langage pratiquement courant, pour désigner cette place ou l’être est à la fois assujetti à un ordre social, symbolique, et, de cette même place, peut en dire quelque chose de singulier. Obéir et désobéir, suivre et précéder, transmettre et inventer, voilà qui décrit bien cette révolution dans l’évolution du langage des hominidés, cette place parfaitement hétérologue du sujet du signifiant, passif et actif de ce même endroit.

Si beaucoup d’animaux ont une transmission culturelle, aucun à ma connaissance ne dispose de cet outil qui implique la réinvention de la transmission apprise à partir de la signature du nom propre de chacun des sujets de la langue.

 

Notre exploration a mis en lumière les liens entre l'évolution du langage, l'émergence de la pensée symbolique et l'apparition des premières manifestations culturelles. L'idée d'un "imaginaire collectif adossé au signifiant" offre une perspective pour comprendre comment la spécificité du langage humain a pu rendre possible des formes d'expression symbolique qui témoignent d'une conscience de soi et d'un monde social et spirituel partagé mais aussi sont nécessairement réinventés par chacun pour rester humainement habitable. L’art, de la trace d’Érectus à La Joconde, sous toutes les formes, y compris religieuses[12] qu’on peut imaginer, est ainsi une nécessité pour supporter le poids de l’inscription signifiante.

 

 

 

Avec ces premiers signes formalisés, dont nous supposons qu’ils sont en quelque sorte des signatures, des pendants imaginaires de l’identité linguistique singulière de chaque sujet, nous avons cité plusieurs fois la question du récit. Ce sera l’objet du chapitre suivant, dans l'idée que si l'être humain doit s’inscrire dans le signifiant, ce qui l’oblige, nous venons de le voir, à créer un imaginaire particulier dévolu à cet investissement langagier, c’est bien vite que se déroule alors une histoire, sorte de vectorisation de cette inscription signifiante, développant culturellement l’appartenance de chacun à un récit commun. La dynamique, l'organisation des groupes humains, se complexifiant, se structurant de plus en plus, appelle aussi son pendant imaginaire dynamique pour que les êtres et les sujets s’inscrivent dans ces fonctionnements. C’est la place du récit, du mythe, pendants imaginaires de la complexité croissante des règles et du fonctionnement social.


C'est aussi, pour nous autres psychanalystes, l’attention que nous porterons au récit singulier que se fait de lui-même chaque patient, qui en sortira, espérons-le, restauré dans une nouvelle structuration symbolique et imaginaire. Voilà les deux faces de la même médaille !

 

Le chapitre suivant de cette quête sur la place de l’imaginaire dans l’évolution de la complexité symbolique de l’humain sera alors tout naturellement tourné vers la phylogenèse des mythes et la place du récit en psychanalyse, soit ce qui nous structure individuellement et collectivement. Ces récits, individuels et collectifs, auront donc toujours deux aspects en dynamique l’un avec l’autre : le déroulement langagier et imaginaire…

 

 

 

 

 

 

[1] Signifiant : opérateur linguistique qui implique une identification singulière du sujet dans le champ du langage.

[2] https://lejournal.cnrs.fr/articles/depuis-quand-parlons-nous

[3] https://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.aaw3916

[4] Laboratoire de psychologie cognitive (CNRS/AMU) et GIPSA-lab (CNRS/UGA)

 

[5] Comment le langage est venu à l'homme de Jean-Marie Hombert et Gérard Lenclud, Fayard, 2014.

 

[6] La meilleure définition que j’ai trouvée est celle de Wikipedia : Un symbole peut être un objet, une image, une forme reconnaissable éventuellement associée à un champ chromatique, un mot, un son, toute une marque qui représente quelque chose d'autre par association, ressemblance ou convention.

[7] https://pmc-ncbi-nlm-nih-gov.translate.goog/articles/PMC2865079/?_x_tr_sl=en&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=rq

 

[8] https://shs.cairn.info/revue-population-et-societes-2003-9-page-1?lang=fr

 

[9] Seminaire 1.

[10] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/gaston-bachelard-nous-sommes-des-dormeurs-eveilles-des-reveurs-lucides-5269398

 

[11]https://m.youtube.com/results?sp=mAEB&search_query=Cedric+villani+imagination

 

[12] Il n’existe pas à ma connaissance de religion, sans représentation artistique.

 



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