Ce serait le lien entre l’image du corps et la dénomination singulière d’un sujet qui s’opère alors : s’il y a alors de l’un, c’est de l’un parmi les autres ! Le point, le trait seraient alors la nécessité de se montrer et montrer aux autres qu’on habite certes le langage, mais chacun avec son style, son art propre. Si on est dénommé, compté comme Un, à notre tour de le faire activement, de montrer de quoi on est capable dans une dénomination active, dans un comptage ou on est compté et ou on compte… Il s’agit de donner une forme imaginaire au signifiant symbolique pour reprendre l’hypothèse centrale du présent travail.

C’est pour ne pas être seulement épinglé qu’on épingle, pour laisser une trace active de soi en face de la trace passive de la dénomination dans la langue…

Ce serait en quelque sorte la revendication du moi face au sujet, tant pour la venue au monde de l’enfant que lors de la naissance de la société complexe, la société du signifiant, peut-être débutant avec Érectus, il y a plus de 500000 ans !

Si la symbolisation est la disparition de l’objet (Sartre), voilà qui crée, lorsque l’objet est un sujet humain, si j’ose dire, une pulsion imaginaire pour y réapparaître au-delà de la trace !

 

 

L’invention subjective dans le champ du langage

 

La subjectivation de l’être humain par le signifiant est un pas original dans l’avancée de la complexité sociale qui est la nôtre. En face de la spécialisation de plus en plus nécessaire des tâches, de l’augmentation du volume de la transmission culturelle, et surtout du fait que tout ceci ne peut plus être géré par le simple instinct comme chez la plupart des animaux, quand l’identité de chacun s’inscrit intimement dans le champ du précieux langage, voilà qui en augmente la dynamique déjà grande de l’évolution sociale, en ajoutant ainsi l’inventivité de chacun. En effet, si on a à s’y inscrire, à en dépendre, on a aussi des lors quelque chose à en dire, pour que cela ne reste pas une aliénation ! Chacun devient alors l’inventeur de nombreux changements, qui sont tous l’effectuation d’une parole singulière dans le champ collectif. La subjectivité signifiante multiplie ainsi les inventions culturelles, augmentant la vitesse de la loi darwinienne de façon vertigineuse. C’est probablement ce qui provoqua la rapide progression de notre espèce Sapiens depuis ce développement, soit à peu près 75 000, en attendant de nouvelles découvertes.

 

Cette perspective pourrait également potentiellement combler un manque dans les approches structuralistes en expliquant le passage de la structure collective à l'expression subjective, ainsi que leur influence mutuelle. Si le sujet est un effet de la nomination, il est aussi parlant lui-même, et donc participe à l’évolution des structures collectives ! Voilà un des effets cliquet que Tomasello a repéré dans l’évolution, et non des moindres.[7]

 

 

La sépulture comme fonction symbolique

 

Un point mérite qu’on s’y attarde maintenant : en même temps que les premières inscriptions symboliques et bijoux apparaissent, l’archéologie dégage dans les mêmes époques ou peu après les premières sépultures.

Au final, pour revenir au départ de cette chaîne de raisonnement, qu’est une sépulture, si ce n’est la représentation du fait que la personne décédée n’est pas que cette personne biologique, mais une fonction sociale incarnée par elle, dont le rôle conceptuel et institutionnel la dépasse, même si elle l’occupa du temps de son vivant. La sépulture est alors clairement une identité de groupe, et peut-être était-ce aussi une marque d’appropriation de territoire, puisqu’elles se développent lorsque les tribus sont bien plus nombreuses à cet époque, vers 60000 ans ac.[8]

La fonction sociale éminente qu’occupait cette personne, sans doute dénommée aussi, nécessite une trace réelle pour que l’imaginaire s’accorde avec le symbolique de sa fonction. On retrouve l’hypothèse centrale de ce travail selon laquelle toute symbolisation appelle son pendant imaginaire.

La sépulture homogénéise alors l’imaginaire de chacun en un rituel collectif, qui pérennise et fait tenir le concept social en question dans une transmission, comme la fonction de chef par exemple est à la fois incarnée par une personne, mais aussi transmise par l’ensemble des rituels y afférent.

 

 

L’imaginaire collectif.

 

J’entends alors par imaginaire collectif l’ensemble des représentations partagées qui donnent forme sensible à ce que l’ordre symbolique institue — telles que mythes, rites, figures, récits, objets — afin de le rendre lisible, transmissible et habitable pour les sujets.
Ce concept ne doit pas être confondu avec :
– l’"âme collective" de Durkheim, qui suppose une conscience supra-individuelle homogène,
– l’"inconscient collectif" de Jung, fondé sur des archétypes universels,
– ni l’imaginaire mythique chez Lévi-Strauss, réduit à une combinatoire sans sujet.


L’imaginaire collectif, tel que je le conçois, ne précède pas le symbolique : il en est une condition d’appropriation subjective.

Par exemple, on vient de le voir, la trace concrète de la sépulture serait alors l’exact pendant de la fonction linguistique nouvelle qui apparut pour assurer la transmissibilité des importantes fonctions sociales de plus en plus spécialisées qui accompagnèrent l’évolution des groupes humains. La sépulture serait la concrète représentation imagée de la fonction symbolique éminente qui est en cause.

 

Alors, elle témoignerait d’un langage symbolique plus structuré, dans une société devenue plus complexe, et ouvrirait la voie à toute la panoplie des mythes soudant par la communion imaginaire ainsi permise les signifiants identitaires du groupe aux individus qui le compose.

 

 

 

 


On notera en passant que cette hypothèse autour de la sépulture est un deuxième argument pour doter Néandertalien d’un vrai langage avec dénomination des sujets... Mais aussi Érectus peut-être, avec ses traces gravées, même si on a qu’un site qui pourrait être funéraire, à Atapuerca en Espagne : une vingtaine de corps, et un biface, peut-être une offrande, car il n’est pas du tout usé. Mais les preuves sont là tenues et discutables.

 

Notre hypothèse suggère donc que les traces symboliques font survivre le signifiant du sujet à sa mort, voire sont inventées, si je puis dire, pour poursuivre la transmission culturelle après le décès des individus, sorte d’appui imaginaire commun, collectif, à la fonction symbolique. Toutes ces fonctions sont en fait très probables dès Homo Érectus.

 

 

Art, image et mythe : l’imaginaire au service du symbolique

 

Dès lors que la complexité du langage demande et permet une organisation sociale, il faut que des mots la représente. Lesquels, faute d’objet représentatifs, ne peuvent s’appuyer que sur une représentation inventée, l’art, lequel est donc religieux par essence dans cette définition. Il est alors le ciment qui fixe les mots, sinon sans représentant dans l’imaginaire collectif.

C’est dans ce sens que la phrase de Lacan[9]L'imaginaire est structuré par le symbolique” peut s’entendre plus rigoureusement : le symbolique, dans ce sens restreint d’être un symbolique sans référent objectal, appelle l’imaginaire pour tenir, pour que sujet et être restent un minimum congruent.

Comme tout ce processus est par essence collectif, il est le domaine de la représentation, de l’art, indissocié au départ du religieux en ceci que ce sont toutes des représentations anobjectales à fonction de cohérence sociale, appuyées sur l’univers symbolique de l’être humain individuellement dénommé.

 

Celui-ci est donc convoqué à continuellement inventer son style afin qu’être et sujet se rapprochent. Cette dissociation fondamentale appelle une continuelle fonction créative, c’est en cela que la dénomination fut et reste un puissant moteur d’évolution.

 

Si on suit cette hypothèse, les bisons des grottes seraient tout sauf des bisons ! Ils seraient les représentations imaginaires de concepts sociaux identitaires de ces groupes humains, exactement dans la fonction repérée et documentée des mythes en anthropologie. Les objets du monde sont pris et détournés de leur simple fonction représentative, pour illustrer des fonctions sociales identitaires et linguistiques éminemment conceptuelles.

Dès lors, les représentations picturales d’Homo Sapiens seraient les ombres imaginaires des récits qui structuraient ces sociétés de plus en plus complexes.

Comment ne pas faire le lien avec ce fait majeur en psychanalyse, remarqué de toujours, qu’un simple récit en séance ne saurait entrainer un vrai changement si les images qu’il véhicule ne se présentent pas à leur tour peu à peu à la conscience, pour changer peu à peu l’image du corps ?

Dans un grand saut dans l’évolution, pour revenir à notre époque, comment ne pas aussi revenir ce sur quoi nous avions insisté dans un travail précédent : le fait que le champ symbolique qui parait pourtant le plus abstrait, à savoir les mathématiques, repose lui aussi toujours sur un plan imaginaire ? Si cela est parfaitement clair pour les sciences en général, cela parait curieux et même parfaitement contre intuitif pour les mathématiques. Et pourtant !  Ainsi Einstein s’imaginant tomber, donc sans poids, et intuitionnant la théorie de la relativité. Mais beaucoup d’objets mathématiques, dont les célèbres nombres complexes, sont au départ de pures imaginations, dont les développements ensuite concrets sont nombreux.

 




Créer un site
Créer un site