Mythes et récits.

 

 

Introduction

 

Dans le chapitre précédent, nous avons montré comment l’apparition du signifiant dans le champ des signes de communication a fondamentalement différencié l’humain de l’animal, en conférant une part de son identité à une structure linguistique (par exemple son nom !), et non plus simplement instinctuelle. Dès lors, en un temps relativement bref à l’échelle de l’évolution, l’humain fit évoluer son langage, doublant le lent développement génétique d’une rapide progression culturelle. Mais ce même processus fit aussi de lui un objet du langage, partiellement aliéné à ses lois, mais aussi un acteur de celui-ci.

 

Si l’homme est un être de langage, il est tout autant, et sans doute dans le même temps, un sujet de récits et de mythes, et astreint à donner une forme imaginaire à ces symboles et signifiants. Ces deux dimensions sont les deux faces d’un même objet, comme le furent, sans doute à leur insu, les œuvres de Lévi-Strauss, champion de la pure structure comparative du mythe et de Lacan, explorant les complexes liens entre le symbolique le réel et l’imaginaire (même si ce dernier parle plus du fantasme que de la représentation).

 

Le récit est ce chemin où le sujet, tout d’abord marqué par le langage, et les histoires qu’il raconte, se raconte ensuite, se démarque dans son propre style puis dans son œuvre singulière. Le mythe joue dans ce processus le rôle de trame symbolique, permettant à l’être de s’investir imaginairement au-delà des mots, en soutien du symbolique, comme nous l’avons vu. Ceci suit donc naturellement le cadre de notre réflexion sur l’imaginaire, entamée dès le début de ce travail.

Je résumais autrefois la psychanalyse comme un processus de retour par le sujet à son corps réel, formule qui rejoint, un peu différemment, ce que Lacan nomme la traversée du fantasme. Mais pour notre propos actuel, cette formule mérite d’être prolongée : ce retour au corps réel s’inscrit-il tel qu’il est dans les récits des hommes ?

 

Qu’en est-il de cette question du récit à l’aube de l’humain et dans la révolution numérique actuelle ? Des dessins de Lascaux aux images fugaces de nos smartphones, quelque chose persiste, sous des formes cependant radicalement différentes, voire parfois opposées. La trame commune ici proposée en est que ces images sont la face cachée de l’univers symbolique qui les produit...

 

 

Mythes et récits, collectif et sujet

 

L’homme est un être de récit : il tente peut-être de savoir d’où il vient, vers où il va, mais plus fondamentalement, il habite un récit passé et agit dans le cadre d’un récit à venir. Ainsi, par exemple, l’enfant a un prénom qui raconte des histoires, et va ensuite le marquer de son propre destin. Cette temporalité en tension prolonge la formule lacanienne du sujet représenté par un signifiant pour un autre signifiant[1], en la développant. De ce point de vue, la religion, qui accompagne toute communauté humaine, est d’abord un récit, comme presque toutes le signalent en leur début.[2]

 

Ces récits collectifs, qu’ils soient culturels ou familiaux, constituent les véritables fondements des structures sociales, car ils font fonctionner le plan imaginaire qui conditionne l’efficacité du champ symbolique.

Ils vont bien au-delà de la loi écrite : ces multiples histoires organisent en profondeur l’habitat dans lequel les identifications des sujets évoluent. On comprend ainsi l’écho entre cette lecture et la notion de champ chez Pierre Bourdieu[3], celle de l’entrecroisement des cercles sociaux de Simmel. Ni l’un ni l’autre n’accordent cependant au mythe sa puissante fonction de mise en route du désir humain par le sens qu’il donne de la place imaginaire de chacun dans l’élan de la société. C’est au travers des mythes que chaque mouvement singulier s’articule à l’évolution générale. Un mythe n’est pas un conte ancien : c’est un dispositif psychique vivant où chacun raccorde son désir au collectif. Il est la fonction première de la langue, qui inscrit l’un parmi les autres.

Le mouvement singulier d’identification, c’est l’expérience intime, personnelle, toujours marquée par le conflit pulsionnel[4], l’épreuve de la perte, ou la traversée d’un événement biographique traumatique, bref, la résistance constante du réel au désir. La rencontre par un sujet d’un mythe qui lui parle particulièrement va précisément lui ouvrir le chemin de la sublimation, par cet appui imaginaire, malgré tous ces obstacles, et même à l’aide d’eux.

Prenons Homère : ce qui rend l’identification au héros si puissante, c’est que, malgré leurs exploits extraordinaires, ces figures restent profondément humaines dans leurs doutes, leurs hésitations, leurs erreurs face au réel traumatique. Chacun s’identifie dès lors singulièrement à ces récits, jusqu’à créer ses propres images intérieures de ces aventures. L’Odyssée est à cet égard très parlante, s’originant de toutes les difficultés imprévues qui se présentent devant le héros.

Le foisonnement des mythes, c’est donc le plan collectif, symbolique et imaginaire, qui donne une forme, un horizon, un sens général à ces mouvements singuliers toujours plus ou moins contrariés par le réel. Le mythe agit ici comme un pont : il permet au sujet d’inscrire sa propre histoire dans un cadre plus vaste qui la dépasse, et qui rend possible une sublimation active.

 

 

La naissance des mythes.

 

La naissance des mythes est une dynamique qui n’a, à ma connaissance, été véritablement explorée de façon convaincante que par Élie Faure, notamment dans La Sainte Face. Il y montre que les épreuves les plus dures de l’humanité, et tout particulièrement les guerres, engendrent des figures où se condensent la douleur, la ferveur et l’espérance des peuples.

Le mythe naît du traumatisme collectif lorsqu’il trouve dans une image la possibilité d’un sens dans la part la plus dure du réel. La face sanglante du Christ imprimée sur le linge devient ainsi, pour Faure, la métaphore d’une humanité meurtrie qui se forge un visage commun : l’image, surgie du sang, se fait présence consolatrice, le meurtre devient signe d’espoir, et le désastre, lui, récit porteur d’une vectorisation, d’une croyance.

Cette idée rejoint, bien que différemment, celle de Georges Bataille, pour qui le sacré se fonde dans la transgression et le sacrifice « le monde n’est compréhensible que par le sacrifice » (La Part maudite) —, et celle de René Girard, pour qui le mythe est le récit masquant le meurtre fondateur, destiné à conjurer, déplacer et canaliser la violence mimétique. Dans cette lignée, Faure montre que la culture renaît de ses blessures, qu’elle ne se régénère qu’en symbolisant le sang versé.

Les figures de Churchill ou de De Gaulle en offrent, à l’époque moderne, une illustration profane : elles incarnent le point de condensation d’une douleur collective et la transfigurent en récit d’espérance.

Victor Hugo, adulé et statufié avant sa mort, en mesurait la solitude : On me croit grand, on me croit fort, on me croit heureux. J’ai froid.[5] Il sait qu’il n’est pas cet idéal... Il faut sans doute une psychologie singulière pour occuper sans dommage une telle place symbolique de son vivant.

Cette illusion collective du mythe, mieux vaut certes y participer suffisamment pour inscrire notre récit dans le grand récit des hommes, mais aussi ne pas se laisser éblouir par elle car elle n’est jamais que l’ombre imaginaire d’une blessure traumatique. L’oublier précipite dans la violence d’une croyance imaginaire absolue qui est en fait un hymne à la mort du réel, donc à la mort tout court...

Au contraire, cette juste distance entre les récits personnels et les mythes fondateurs aide à penser, ce qui est sans doute sa fonction principale.

 

 

 



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