L’apparition du storytelling : un faux mythe de substitution
C’est dans ce vide que surgit le storytelling. Sous son apparente modernité, il tente de reconstituer artificiellement ce que le mythe, le conte ou la généalogie assuraient jadis : une cohérence narrative, une continuité de soi, un sens partagé. Mais cette reconstruction se fait selon la logique du marché. Là où le récit traditionnel liait les hommes, le storytelling les connecte sans les relier.
Pour une renaissance des récits.
Pourtant, l’humain ne peut vivre sans récit. Si les mythes se sont effondrés, il nous revient de les réinventer non pas pour les répéter tels quels, mais pour retrouver la fonction symbolique vivante du raconter : celle qui relie les vivants entre eux et aux morts, celle qui inscrit le sujet dans un tissu de sens partagé.
Les nouvelles formes artistiques, les récits communautaires, les pratiques analytiques peuvent jouer ce rôle : l’art en tant qu’il met en scène le versant imaginaire du symbolique ; les communautés locales en tant qu’elles recréent des histoires communes, les réseaux, les associations, la psychanalyse, enfin, en tant qu’elle permet à chacun de retrouver le fil de son récit personnel, et de le réécrire à la lumière de son propre réel.
L’artificiel storytelling contemporain aura peut-être eu une utilité paradoxale : celle de nous rappeler, par le dévoiement profond de sa fonction, devenue exclusivement commerciale, combien le besoin de vrais récits complexes et profonds est vital. Mais seul un récit qui laisse place au désir, à l’altérité, à la transmission, aux autres récits surtout peut redevenir humain, et non une proposition identitaire simpliste, utilitaire et isolée des complexes récits du monde...
Conséquences cliniques et sociales.
En effet, dans les groupes humains, plus le récit d’appartenance est simple et isolé des autres récits, plus rivalités, compétitions et violences se déchaînent. Cette relation entre homogénéité narrative et montée des extrêmes a été solidement établie par les travaux de Cass R. Sunstein8. Il montre que « les groupes homogènes, isolés de points de vue concurrents, constituent un terreau pour une confiance injustifiée, l’extrémisme et parfois la violence» ¹. Ce mécanisme de polarisation résulte du fait que « lorsque des individus se retrouvent au sein de groupes composés de personnes partageant les mêmes idées, ils tendent à se déplacer vers un point de vue plus extrême, dans la direction indiquée par leurs inclinations initiales »².
Sur un autre plan, Scott Atran a montré que les identités collectives fondées sur des valeurs sacralisées, autrement dit des récits simplifiés et non modérés par des appartenances croisées, deviennent particulièrement propices à la violence. « Lorsque des valeurs sacrées se confondent avec l’identité du groupe, les individus sont prêts à faire des sacrifices extrêmes, y compris tuer et mourir pour les défendre »³. Et il ajoute : « Les groupes dont les membres partagent des valeurs sacrées, non tempérées par des identités ou des récits croisés, sont ceux dont les conflits sont les plus inextricables »?.
C’est plus facile de mourir pour ses convictions que de vivre pour elles, disait Camus, ce qui indique bien que ce difficile chemin de l’échange des divers récits qui structurent l’humanité reste l’enjeu central d’une société non barbare, c’est à dire ouverte et accueillante aux mythes qui lui paraissent lointains, mais sont en fait toujours, profondément, une part précieuse d’elle-même. De ce point de vue, pas d’étranger, mais une constante exploration de sa propre complexité par le contraste avec celle des autres...
Le mythe personnel à l’ère du numérique
À l’heure où chacun se raconte pour être vu, le véritable enjeu n’est plus de produire un récit narcissique, mais de retrouver les articulations entre les récits de soi-même et les mythes. Ce récit personnel n’est pas qu’une fable privée : c’est la mise en forme symbolique de ce qui, en nous, échappe à la maîtrise de la jouissance pour faire place à la transmission. Les mythes ne sont pas derrière nous : ils sont l’opération même par laquelle nous cessons d’être seuls. Si le marché a su capter le reste de jouissance, charge à nous de réouvrir des lieux de récit où la perte fait lien et où le sujet respire. Il n’y a pas d’étranger quand nos récits s’articulent : il n’y a que de la complexité à accueillir pour mieux nous connaître.
La psychanalyse demeure l’un des rares espaces où cette réécriture devient possible. Elle ne fabrique pas d’histoires séduisantes, elle réintroduit de la découverte, du temps et de l’autre dans la narration du soi. C’est là que se joue, contre le storytelling, la véritable puissance du récit : non celle de se montrer, mais de se transformer les uns par les autres, vivants ou mythiques.
Alors, comme toutes conférences, quel que soit l’auteur, le présent travail est aussi une tentative de mise en récit complexe de ce qui nous tient les uns et les autres dans le social. Ce sera ici ma version de l’histoire que les hommes commencèrent à inscrire sur les parois rocheuses et des grottes il y a 500 000 ans, dont nous allons maintenant voir, du moins je l’espère, à quel point ces récits oubliés nous sont encore aujourd’hui indispensables pour nous penser ensemble...
[1] A comprendre très simplement comme l’enchainement des mots dans les phrases...
[2] Chez les Sémites, elle est logos rationnel et divin, chez les Hindous, vibration sacrée, chez les Égyptiens, parole performative, chez les chamaniques, chant créateur.
[3] Même en laissant de côté ses notions de pouvoir ou de violence symbolique - qui relèvent davantage de sa posture politique - sa description du champ comme espace structuré, largement inconscient, d’actions, de positions et de règles reste précieuse pour penser l’imbrication du social, du symbolique et du subjectif, même s’il ne parle jamais d’imaginaire, contrairement à Simmel, qui lui l’introduit à juste titre systématiquement sous une forme ou une autre, toujours avec une fonction créative individuelle, ainsi qu’on l’a vu dans les chapitres précédents.
[4] Pour Freud, entre pulsions de vie et de mort, entre le ça et le moi, pour Lacan entre le biologique et le symbolique
[5] Carnets 1876
[6] https://www.monquotidienautrement.com/enfant/histoire_lecture_enfants/?utm_source=chatgpt.com
[8] Terme lacanien désignant le fait de vouloir être l’autre, supposé avoir tout… C’est une déclinaison du débat entre l’être et l’avoir, pour faire vite.
[9] Très proche du surplus énergétique du vivant à sacrifier pour rester humain de Gorges Bataille.
[10] séance du 21 janvier 1970
[11] Séparation de l’église et l’état.