Une économie de l’attention
Les plateformes ne masquent donc pas leur objectif : capter l’attention, la monétiser, la prolonger. Le récit devient une fonction secondaire d’un système technique dont l’unique finalité est d’accroître le temps passé à l’écran. Des études ont montré que les plateformes mesurent le “temps de décrochage”, analysent les scènes qui captivent, testent les formats narratifs les plus efficaces. Le récit devient une science du réflexe, et non plus un art du sens. Le choix des scénarios est devenu algorithmique. Ce que Yves Citton raconte dans L’économie de l’attention5 décrit bien cette mutation : ce n’est plus ce que l’on raconte qui importe, mais le fait de maintenir quelqu’un captif. Le spectateur devient une ressource à exploiter, et le récit un outil de fidélisation.
Conséquences cliniques : le récit comme symptôme
L’articulation entre mythes et récits traditionnels permettait au sujet d’organiser sa place dans une chaîne : chaîne généalogique, chaîne signifiante, chaîne sociale. Il autorisait la séparation, l’élaboration, la transmission, l’invention. Le récit passif des plateformes, en saturant les signifiants et en produisant une fausse proximité, court-circuite ce travail psychique. Il procure un apaisement immédiat, mais entretient une dépendance à une forme de satisfaction immédiate qui ne dit pas son nom. Il devient symptôme.
Du mythe au flux : le sort du plus-de-jouir et la mutation du récit
Le mythe traditionnel instituait une économie symbolique du manque. Comme dans celui du paradis perdu, il racontait la perte originaire du plan instinctuel, celle qui fonde le désir et rend la jouissance supportable socialement. En liant le langage à la Loi, il transformait la jouissance brute en sens partagé6. Cette perte n’est pas un dommage, mais la condition du lien social. Par elle, la communauté se constitue autour d’un savoir sur la limite de la toute-puissance.
Parler, c’est différer la satisfaction immédiate, passer par l’autre, accepter la contrariété d’un désaccord. Aussi, chaque discours produit une perte de jouissance, un objet en quelque sorte en errance : le plus-de-jouir.[9] Lacan le définit à partir du fait que le langage, en s’instaurant, fait perte de jouissance[10], c’est à dire sacrifie le tout pulsionnel de l’instinctuel en passant par le détour de la langue, de l’autre. Cette perte forme un reste, qui se transforme en un objet particulier, ce qu’il appelle le “plus de jouir”. On se souvient que je fais de ce moment d’entrée dans la langue l’explication des mystérieux pleurs inexpliqués du bébé vers le 3° mois, moment où il comprend le rôle de médiation du mot, du signifiant.
Dans les sociétés traditionnelles, ce reste était symbolisé, ritualisé. Mais dans le discours du néocapitalisme, cette jouissance n’est plus régulée : elle circule librement, sous la forme d’un plaisir qui ne cesse pas, qui devient avidité, qui tourne et revient sans cesse. Rien ne se perd, disent les physiciens : la limite que l’ordre du langage porte à la jouissance instinctuelle, soit elle est annulée par un retournement pervers et manipulateur, le plus de jouir, soit elle fait entrer dans le sacrifice sincère et réciproque d’une vraie socialisation, d’un vrai dialogue.
Le plus-de-jouir à l’ère de la captation numérique
Le plus de jouir n’est pas d’un plaisir supplémentaire, mais le résidu d’une perte, ce fragment de jouissance que la castration arrache à la toute-puissance du sujet. Or, dans le discours des plateformes, ce plus-de-jouir n’est plus sacrifié, cesse d’être l’indice d’un échange culturel et d’une transmission du complexe destin humain : il devient produit exploitable. C’est le point de bascule où la jouissance, séparée de toute castration, est recyclée sous forme de valeur marchande.
C’est précisément ce que réalisent aujourd’hui les plateformes numériques. Elles ont compris, à la lettre, le secret du plus-de-jouir : transformer l’excédent du désir face à la frustration, le regard, le clic, le commentaire, le moment d’indignation ou de plaisir, en plus-de-valeur.
La limite de la toute-jouissance, dès lors, n’est plus un effet d’adresse entre sujets, mais un flux capté et monétisé. Le moindre fragment d’attention devient une donnée, un capital, un objet de revente. Comme le disait Yves Citton, nous vivons désormais dans une véritable économie de l’attention, où l’on n’exploite plus seulement le travail, mais la disponibilité psychique, la réactivité affective, la charge libidinale elle-même.
C’est la même fonction que la tétine systématiquement donnée au bébé qui pleure ! Ainsi est comblée la question de la coupure signifiante, supprimant le travail de la pensée qu’aurait été une autre réponse aux pleurs du bébé aux prises avec son encombrant plus-de-jouir. Par exemple par des chansons, des histoires, des récits… Voilà un résumé parlant de la problématique des addictions !
Cette mutation correspond à ce que Lacan avait anticipé : dans le discours du neocapitaliste, « tout tourne rond », car la structure circulaire évite la perte. Le plus-de-jouir n’est plus le reste d’un sacrifice, mais un produit immédiatement récupéré, une spoliation du manque structurant du désir. Les plateformes se présentent comme un lieu de don, d’échange, de reconnaissance, mais absorbent la substance du lien interhumain dans un circuit fermé où rien ne se perd, sinon le sujet lui-même.
Le plus-de-jouir est ici retourné contre le désir : au lieu d’alimenter le dialogue par son perpétuel sacrifice, il nourrit la machine. La mise en scène permanente d’un moi puissant et spectaculaire devient le carburant d’un système qui promet la jouissance immédiate tout en exploitant l’impossible même de cette jouissance, ici le suspense, en fait retour éternel du plus de jouir.
Face à cela, la psychanalyse demeure un des lieux de résistance du symbolique. Elle réintroduit la coupure structurante là où tout tend à la saturer, et rappelle que la parole n’a de puissance que de ce qu’elle perd du tout pulsionnel. Lacan y voyait la tâche propre de l’analyste : « faire usage du plus-de-jouir pour que le sujet s’en déprenne ». Là où la série promet un comblement perpétuel, l’analyse restitue au sujet le pouvoir de dire, c’est-à-dire de transformer la jouissance en sens, et la perte en créativité.
Clinique sociale du défaut de récits structurants
De fait, cliniquement, on observe chez certains adolescents une difficulté croissante à se dégager de l’imaginaire fourni par ces récits répétitifs. Il ne s’agit plus d’un imaginaire soutenu par un symbolique, mais d’un imaginaire saturé et collant, où l’identification devient adhésive à l’idéal de la toute satisfaction. Il n’y a plus de distance possible, et donc plus de sujet en travail.
En somme, ce que ces plateformes produisent, ce ne sont pas des récits culturels, mais des objets narratifs addictifs, conçus pour coller au spectateur plus que pour lui faire traverser un processus. Le récit devient un produit, le héros une variable, l’intrigue un algorithme.
Ce que l’on perd, c’est la fonction du récit comme lieu d’élaboration du sens, de comparaison des structures comme tremplin vers l’institution du monde. Ce que l’on gagne, c’est une masse de récits parallèles, personnalisés, consommables mais qui ne fondent rien, ne transmettent rien, et n’articulent plus rien, sauf la publicité !
Il ne s’agit pas de condamner ces entreprises, ni même de regretter un passé idéalisé. Il s’agit de prendre acte d’un changement de paradigme. Le récit ne se donne, le plus souvent, plus comme porteur de culture, mais comme vecteur d’attention. Or, si nous voulons encore parler de culture, il nous faut des récits qui fassent complexité, qui laissent place à une histoire incarnée, qui créent du lien culturel, un vide et un silence et non de simples produits destinés à remplir ce vide par une trouble jouissance immédiate. Encore une fois, toutes ces productions des plateformes ou des jeux vidéos, des tic Tok et autres Facebook ne collent pas complètement à cette description, heureusement. Mais toutes, cependant, sont étudiées prioritairement pour capter l’attention dans un profit financier et entrainer une répétition qui peut vite devenir destructrice de neurones, comme toute addiction. Elles sont de ce point de vue aux antipodes de ce qu’était la transmission par les mythes et récits.