Le sujet passif et l’absence de sacrifice conversationnel.

 

Mais surtout, et c’est sans doute le plus important, cet accès au spectacle jouissif du monde est muet : pas d’interaction directe entre le sujet et l’écran, l’influenceur. L’accès au récit du monde est purement passif, le sujet n’y joue pas sa partition dans un dialogue vivant et charnel, dans une construction commune. C’est cette dernière qui laisse apercevoir la nécessité du sacrifice de sa vérité afin d’entrer en contact avec celle de l’autre. C’est là la place précise de ce plus de jouir, lorsqu'on accepte qu’il manque pour pouvoir parler à l’autre, entrer dans son monde... L’existence de l’empathie suppose ce préalable sacrificiel.

Il en va alors, peut-être, non seulement du sujet, mais de la possibilité même d’une société humaine quand cette fonction du dialogue concret et réel avec l’autre fait défaut dans un monde devenu essentiellement de spectacle. Même si une certaine socialisation est possible à travers des échanges avec d’autres consommateurs, souvenons-nous que les ados américains passent en moyenne 5 heures par jour sur les réseaux, 4 pour les français, ce qui laisse peu de temps pour de complexes échanges réels et incarnés…

 

Les phénomènes de groupes rivaux violents, de communautarismes, de nationalismes qui foisonnent à l’heure actuelle sont des effets, entre autres facteurs, de cette simplification et fermeture des champs qui étaient auparavant supports de désirs et d’action des humains.

Les récits sont devenus pauvres, beaucoup trop simples, et de ce fait même étanches les uns aux autres.

 

Pensons par exemple à l’intrication qui se produit dans l’esprit d’un acheteur sur un quelconque marché entre le souvenir, conscient ou non, de la fable de La Fontaine du corbeau et du renard, s’il est flatté par le vendeur, et du mythe de Narcisse, donc de la valorisation de sa propre image qui mène à la catastrophe de la noyade dans le miroir. Si cet appui profond et diffus fait défaut à la culture de cette personne, si de plus elle est en désarroi identitaire, alors le risque est grand que l’achat se produise, même s’il est en fait inutile (consumérisme) ou dangereux (adhésion groupale ou sectaire).

La pauvreté des intrications des récits mythiques, historiques, théoriques, culturels induit une baisse drastique de la profondeur de l’humanité des acteurs sociaux. Dans les groupes humains, plus la culture est monomorphe et isolée, plus rivalités compétitions et violences se déchaînent, faute de récits complexes conscients ou oubliés communs. Cette phrase peut se calquer, nous allons le voir, sur le sujet de la psychanalyse : plus les chaînes signifiantes proposées sont indépendantes les unes des autres, sans articulations les unes avec les autres et avec l’être du sujet et son histoire, plus les symptômes apparaissent !

 

L’essor du storytelling et la perte des récits collectifs.

« Le récit est la médiation par laquelle le monde devient humain. »
— Paul Ricœur, Temps et récit   

Il est donc frappant de constater que l’explosion contemporaine du storytelling coïncide avec la disparition progressive des grands récits collectifs, mythiques et familiaux qui, depuis des millénaires, structuraient le lien humain. Loin d’être un simple outil de communication, le storytelling s’impose aujourd’hui comme une tentative de suppléance au vide symbolique laissé par ces récits effondrés.

Le récit, matrice du lien symbolique, avant d’être un moyen de séduire ou de vendre, fut le premier organisateur du monde humain. Les mythes d’origine, les contes initiatiques, les épopées et les généalogies familiales tissaient ensemble la trame symbolique où chacun pouvait se reconnaître, s’opposer et se situer. Ils n’avaient pas pour fonction d’informer, mais d’inscrire, d’offrir au sujet une place au sein d’une histoire qui le dépassait et qui, par-là, lui donnait sens. Ces récits permettaient de lier le désir individuel à un ordre collectif : ils transformaient l’angoisse du vivant en projets, la perte en transmission, la mort en mémoire. Par eux, les sociétés trouvaient la force d’exister dans la continuité : les héros des contes et les ancêtres des familles ne racontaient pas seulement des histoires, ils tenaient le monde. Dans le grand effacement des récits communs depuis trois siècles, cette fonction s’effrite.

La sécularisation[11] a d’abord vidé les grands mythes religieux de leur force instituante : ce n’est pas un hasard si elle apparaît en même temps que le siècle des lumières, alors que c’est la science qui devient peu à peu instituante. Le monde désenchanté que décrivait Max Weber a remplacé le sacré par la technique. Il n’est pas du tout certain que la science soit un récit qui suffise à structurer l’âme humaine, comme le montre Heidegger dans toute son œuvre.

Les idéologies politiques, ensuite, ont pris un temps le relais de ces mythes, mais leur effondrement a été plus brutal encore : le communisme, le libéralisme, le fascisme, le colonialisme prétendaient donner sens à l’histoire : ils ont laissé derrière eux des monceaux de ruines et de traumatismes. Après Auschwitz et le Goulag, plus personne ne peut croire sans réserve aux grands récits utopiques émancipateurs. Lyotard a pu parler, dès 1979, de la fin des grands récits : l’Histoire ne s’écrit plus au futur antérieur de la promesse, mais au présent de la désillusion.

Enfin, les récits nationaux, qui liaient jadis mémoire et appartenance, se sont eux aussi vidés de leur portée symbolique. Le patriotisme enthousiaste s’est mué en nostalgie ou en repli identitaire ; les fêtes nationales ne rassemblent plus des sujets d’un mythe commun, mais des individus juxtaposés. Là où le roman national transmettait une continuité imaginaire une filiation symbolique entre les vivants et les morts, il ne subsiste souvent qu’un ensemble d’images patrimoniales.

Le 14 juillet : du signifiant du lien au spectacle de la puissance

À l’origine, la Fête de la Fédération (1790) fut l’un des moments les plus symboliquement denses de l’histoire française. Elle n’était pas la célébration d’une victoire, mais celle d’un pacte : l’union des citoyens, des provinces et du roi autour d’une promesse commune. Le peuple n’y était pas spectateur, mais acteur d’un récit partagé.

Le 14 juillet incarnait alors le signifiant du lien social, ce point d’ancrage où le symbolique s’inscrit dans la chair du collectif. Mais au fil du temps, cette fête s’est métamorphosée. La participation s’est effacée au profit de la représentation, le sens au profit du décor, le lien au profit de l’image.

Le 14 juillet n’est plus le lieu du serment républicain, mais celui de la mise en scène de la République. Ce que Guy Debord annonçait dès 1967 dans La Société du spectacle : Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

La République ne se vit plus, elle se regarde. Le défilé militaire, jadis symbole de la défense commune, devient chorégraphie de puissance, et les feux d’artifice des images consommables, où l’éclat remplace la ferveur. Cette évolution, Bernard Stiegler la pensait comme une mutation du régime attentionnel : Le spectacle industriel substitue à la participation l’attention captée, et à la mémoire vive, la répétition technique. 

Ce n’est donc pas la fête qui disparaît, mais sa fonction transformatrice. Le rituel ne relie plus ; il détourne. Là où la fête inscrivait le citoyen dans une filiation symbolique, elle produit aujourd’hui des spectateurs fascinés, soumis à la temporalité du flux médiatique. Or, le symbolique ne peut tenir que s’il se soutient d’un acte vivant, d’une parole incarnée, non d’une seule image.

Quand la République devient spectacle d’elle-même, elle perd ce point d’ancrage symbolique commun, celui par lequel chacun pouvait dire : « j’en suis ». Le 14 juillet cesse alors d’être un signe d’appartenance pour devenir un objet de jouissance collective, un « plus-de-jouir » de la Nation.

Ainsi, dans cette dérive spectaculaire du symbolique, le 14 juillet nous offre un miroir troublant : celui d’une République qui ne sait plus si elle célèbre son idéal intimement partagé ou son image.

Ce vide des grands récits n’a pas laissé le champ libre au silence, mais à une prolifération de micro-récits, produits par l’industrie culturelle et les réseaux. Ce sont des récits de soi, éphémères, fragmentés, centrés sur l’émotion plutôt que sur la signification. D’où la mutation du rapport au symbolique : le sujet contemporain ne se nourrit plus d’un mythe partagé, mais d’un flux personnalisé de jouissances narratives.

 

 




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