En ce sens, le mythe, entendu puis intégré et ensuite raconté, est une condition anthropologique et clinique : anthropologique parce qu’il fonde la société, clinique parce qu’il fonde une subjectivité viable collectivement. On voit dès lors qu’il n’est pas seulement un patrimoine collectif ou une structure abstraite, une décoration collective, ni une archive poussiéreuse. Il constitue au contraire une fonction psychique vitale. Il autorise la sublimation, la possibilité pour l’être humain d’exister socialement !
Il ne s’agit bien évidemment pas seulement que chacun raconte à sa façon l’histoire d’Achille à la veillée, par exemple ! Je suppose simplement un lien profond entre le projet personnel de tout humain et les récits qu’il a entendus, qui ensuite se remémorent ou s’oublient, mais restant inconscients.
C’est qu’alors il y participe par l’action même de son désir. Que le rusé Ulysse puisse inspirer tel ou tel, puis se réinventer aux temps modernes en Mc Gyver, pour ensuite s’intégrer aux fantasmes d’un sujet singulier, qui ainsi développe son désir personnel grâce à ces appuis symboliques, et l’applique ensuite au domaine de son choix, voici le lien possible avec la complexité consciente et inconsciente d’un destin.
Ce cheminement est également fort lisible dans le processus universitaire du doctorat par exemple. Entre les rêves et admiration du jeune étudiant pour tel ou tel professeur ou carrière, et ensuite l’humble participation que sa thèse de doctorat propose, bien plus tard, au progrès du grand récit mythique de la science, au travers de ce rituel universitaire, ce trajet de la participation individuelle au mythe est clair. Nous aurons à reparler de la place du rituel dans ces processus de transmission.
La réalité contemporaine du déficit de récit : réduction de la narration familiale.
Certaines études témoignent d’un constat assez net : le rituel de raconter des histoires aux enfants s’est érodé, affaibli par la place croissante des écrans et des mondes numériques.
Par exemple, l’association Parents Professeurs Ensemble[6] a pointé cette tendance à travers son programme « Promenons-nous dans nos histoires », soulignant l’urgence de réactiver ce rituel fondateur. Ils y relient une régression des compétences en lecture et en langage à la diminution des temps de récits partagés.
Les recherches en psychologie du développement et en thérapie familiale confirment l’importance des histoires intergénérationnelles, ainsi bien sûr que dans le riche corpus de la psychanalyse. Les travaux de Robyn Fivush[7] et Marshall Duke montrent que les enfants qui connaissent mieux leur histoire familiale, comment leurs parents ou grands-parents ont vécu certaines expériences, développent une meilleure résilience, une maîtrise émotionnelle et un plus grand bien-être psychologique.
Aujourd’hui, dans beaucoup de familles, on ne raconte plus d’histoires comme avant et les recherches montrent que ce n’est pas anodin. Le manque de récits partagés fragilise le sentiment d’appartenance, accroît l’anxiété, réduit la résilience émotionnelle.
Autrement dit : l’absence de ce temps mythique domestique est une faille symbolique réelle, préjudiciable à la capacité du sujet à s’inscrire dans un récit plus vaste et donc à la sublimation.
On ne raconte donc plus d’histoires en famille comme autrefois, et les études le confirment : les enfants qui grandissent sans ce bain de récits perdent un appui essentiel et sont livrés à leurs affects bruts. C’est une faille symbolique majeure. Raconter des histoires en famille n’était pas seulement transmettre un récit figé : c’était ouvrir un espace où l’enfant pouvait intervenir, poser une question, modifier un détail, parfois même changer la fin par le mouvement de son propre fantasme.
Du récit porteur de culture pour la transmission culturelle au récit capteur d’attention pour le profit financier…
Nous assistons ainsi à une profonde mutation anthropologique du récit à l’ère des plateformes numériques et des smartphones. On l’a vu, et on le reverra longuement, le récit a toujours accompagné l’humanité. Qu’il soit mythe, légende, conte ou roman, il s’est depuis toujours présenté comme l’un des vecteurs essentiels de la structuration du sujet et de l’institution du collectif. Mais une rupture silencieuse est en train de se produire. Chacun a remarqué la disparition progressive des cafés dont nous parlions plus haut, fourmillant d’histoires, remplacés par des boulangeries où règne le silence…
Avec l’essor des plateformes de streaming, au premier rang desquelles Netflix, Amazon etc. une nouvelle logique narrative s’installe. Ce n’est plus la transmission d’un sens, d’une mémoire ou d’un lien social qui est recherchée, mais la captation de l’attention. Le récit, tel qu’il se donne aujourd’hui dans ces séries vise d’abord à retenir le spectateur, à le maintenir dans une position de dépendance douce, voire d’addiction. Ce glissement bouleverse en profondeur notre rapport à la culture, à la subjectivité, aux autres et au langage lui-même.
Les deux régimes du récit : culture et captation
La fonction narrative s’est métamorphosée. Là où le récit traditionnel opérait dans le registre du symbolique, articulant mythe, filiation, élaboration du sens, le récit algorithmique obéit à une tout autre logique : celle de la rétention, de l’optimisation du visionnage, de la maximisation de l’engagement au profit de la publicité.
Les valeurs s’opposent : transmission/captation, sujet/jouissance, histoire/présent, polysémie/saturation.
Ce n’est pas simplement une évolution esthétique, mais un basculement anthropologique. Le récit ne cherche plus à inscrire le sujet dans une histoire afin qu’il s’y repère, mais à commercialiser le besoin de récits.
L’impact subjectif : entre court-circuit et sidération
Le langage, et en particulier le signifiant, est ce qui vient inscrire le couple manque/pulsion, introduire la coupure instinctuelle, permettre l’écart fondateur du désir, où se niche toute la complexité de la culture. Or les récits de plateforme, précisément, tendent à abolir cette distance. Ils veulent combler, saturer, anticiper. L’usage même du suspense qui laisse en attente impérieuse, désormais systématique, en témoigne : il ne vise pas à relancer le sens, à le prolonger, mais à créer un réflexe pulsionnel d’attente de satisfaction. Ce n’est plus “je pense”, mais “je veux la suite”. C’est, en termes lacaniens, le règne de l’invidia[8] imaginaire en face de la dialectique du désir dans l’inscription de l’écart symbolique.
Castoriadis voyait dans les mythes fondateurs une forme de création institutionnelle du monde. Le récit, effectivement, instaure, institue, organise l’imaginaire collectif. À l’inverse, beaucoup de séries des plateformes relèvent d’un imaginaire déraciné, privé de toute visée instituante. Chaque spectateur suit “sa” série, dans “son” temps, selon “son” algorithme. Ce n’est plus un récit partagé à fonction collective, mais une capsule psychique individualisée. Bien sûr, certaines échappent heureusement à cette définition, mais elles sont rares, puisque les scénarios sont maintenant choisis par des algorithmes qui privilégient uniquement le temps d’attention…
Chez Lévi-Strauss, le mythe articule des oppositions structurantes, vie/mort, nature/culture, masculin/féminin. Il est une grille de transformation du réel, d’analyse, d’actions en fonction des besoins, ce que détermine le chaman. Les exemples sont nombreux dans ses Mythologies. Le récit des plateformes ne propose plus de tels agencements. Il multiplie les rebondissements, les twists, les personnages déroutants, sans structure lisible. L’opposition devient floue, et même sans objet, puisque le but est la répétition stricte de la fascination, ce qui remplace l’éclairante transformation des structures.