Effets du défaut d’articulation entre mythes collectifs et désirs singuliers.
Si pour un sujet ce passage par les mythes collectifs ne s’opère pas, deux conséquences se dessinent : - une impasse psychique d’abord, le vécu restant à l’état brut, inassimilable, sans mise en récit, sans vectorisation. L’énergie pulsionnelle se retourne alors contre le sujet (angoisse, inhibition, passages à l’acte, symptômes individuels ou sociaux).
- puis pas de sublimation : faute d’accès au réservoir symbolique que constituent les mythes et récits, la pulsion ne trouve pas de dérivation créative, esthétique ou spirituelle.
Le mythe est à la fois la scène et le langage qui permettent au sujet de traduire son vécu singulier en un récit qui participe d’une histoire collective. Sans cette structure, le sujet se retrouve isolé, enfermé dans un réel opaque, en panne de sens et en proie à sa seule jouissance, alors nécessairement destructrice, puisque sans chemin.
Le récit, au contraire, est une vectorisation de signifiants, une mise en tension avec le désir humain. Or, ce dernier n’a de sens que dans l’articulation avec d’autres désirs, comme le récit avec d’autres récits, le mythe avec d’autres mythes. C’est au sens large la puissante fonction du dialogue. Sans les nombreux mythes et récits qui nous parlent et nous mobilisent, nous ne sommes que des réservoirs d'énergie perdue, en méconnaissance les uns des autres, au risque d’être fort explosifs...
Conter les mythes.
Ainsi se dessine un processus central : le mythe comme fondement symbolique collectif, sur lequel s’appuie le récit individuel où un sujet tente de s’inscrire.
On voit là que la transformation d’un mythe par le récit qu’en fait un conteur particulier n’a rien d’anecdotique. C’est même ce chemin qui permet à chacun d’exister vraiment parmi les autres. Le mythe donne la structure stable de la société, son récit vivant et incarné garantit sa nécessaire évolution au travers l’expérience et le désir singulier de chacun.
Cette idée que l’acte de conter et transformer le mythe est aussi centrale que sa structure même n’est ni dans Lévi-Strauss, ni dans Lacan, ni chez Castoriadis, ni même Descola. Pour le premier le mythe est avant tout une structure inconsciente, chaque version particulière compte, mais comme variation sur une matrice logique sous-jacente. Le conteur y est relativement effacé un simple transmetteur des permutations possibles. Chez Lacan, le mythe est une élaboration discursive qui met en scène une structure (par exemple le mythe individuel du névrosé), mais là encore, c’est la structure symbolique imposée au sujet qui prime, pas la créativité singulière du narrateur. Pour Castoriadis, l’accent est mis sur l’imaginaire social instituant : le mythe est un produit collectif qui fonde des significations, mais n’existe pas comme acte singulier de récit. Chez Descola, il est une modalité ontologique (par ex. animisme, totémisme), révélant une organisation du monde : on est encore du côté de la typologie structurelle, et non dans la performance individuelle.
Je propose ici une autre fonction éminente du mythe : le récit vivant fait par un conteur particulier ne serait pas secondaire, mais constitutif de la vie collective du mythe et de ses fonctions singulières. Le mythe donne la structure stable (le cadre symbolique commun), mais c’est dans l’énonciation particulière du conteur que se joue l’articulation nécessaire entre le collectif et le singulier.
C’est ce qui fait qu’un mythe « vit » : il n’est pas seulement répété, mais ré-inventé par chaque sujet qui le raconte, et c’est cela qui permet l’évolution de la culture et l’existence pleine de l’individu au sein du groupe. Le récit vivant du mythe devient un opérateur d’individuation tout en assurant la continuité symbolique : il n’est pas seulement une structure collective fixée, ni une archive culturelle, c’est une fonction psychique active constamment réinventée par chacun.
C’est ce travail de mise en récit, d’acte de conteur, d’interprète, de « petit chaman » qu’est chacun d’entre nous en quelque sorte qui permet la sublimation et l’inscription dans le lien social. Voilà qui est particulièrement sensible dans l’enfance autour des jeux solitaires ou collectifs, qui servent d’appui aux imaginations et fantasmes, puis aux désirs. Ils s’appuient à la fois sur l’imagination et aussi sur tout le corpus de mythes et récits que l’enfant a entendu et auxquels il a participé dans son histoire. Plus ce bain sera riche et fluide, et plus ses désirs seront ainsi fécondés.
La fonction du petit chaman
Le « petit chaman » n’est pas un personnage archaïque disparu avec les tribus. Il vit encore, comme il peut, dans nos sociétés désenchantées. C’est celui ou celle qui, à son échelle, rétablit la circulation de la parole symbolique. Non plus autour du feu sacré, mais autour d’un café, d’une table, d’un livre, dans une association, un réseau, face à un écran parfois, dès lors qu’il s’y joue un partage de sens.
Il fut jadis le médiateur entre les forces invisibles et la communauté. Aujourd’hui, il est celui qui, dans les interstices du quotidien, transforme encore le réel en récit : l’ami qui raconte avec humour une épreuve, la grand-mère qui redit l’histoire d’un ancêtre, le lecteur passionné qui fait revivre un passage, le client du café du commerce qui, entre deux exagérations, fait entendre la vérité d’un monde qu’il essaie de comprendre.
Toutes ces scènes modestes, la veillée, la lecture à voix haute, la discussion du marché, le débat à la terrasse d’un bistrot, sont les rituels discrets d’une humanité qui continue à symboliser son énergie de vie.
Car c’est bien cela qu’accomplit le petit chaman : il prend ce qui déborde, le trop de peur, de colère, de joie, de désir et le met en mots pour le rendre partageable, à l’aide d’histoires, qui ont la fonction de mythes du quotidien.
Là où le réel menace de saturer, il rouvre l’espace du récit. Là où la jouissance supprime tout manque, il introduit la distance du langage. Là où l’angoisse se tait, il fait parler. Le café du commerce, souvent moqué, est encore un lieu de sublimation populaire : on y dispute, on s’y moque, on s’y console, on y met en scène les forces du jour.
De même que la psychanalyse, dans un tout autre registre, reprend ce travail : elle rouvre, pour chacun, la possibilité d’un récit singulier qui s’adresse à l’autre. Entre le café et le cabinet, entre la veillée et la séance, il n’y a pas opposition, mais continuité anthropologique. Les deux relèvent de cette même fonction : faire du langage le lieu d’un sacrifice de la jouissance brute, afin qu’elle devienne sens, lien, et même plaisir partagé.
Être un petit chaman, aujourd’hui, c’est cela : accepter d’être, à sa mesure, celui qui raconte pour relier, qui transforme l’émotion en symbole, le cri en parole, et la solitude en communauté. C’est par ces gestes infimes que se maintient la culture, au sens le plus vivant du terme : comme lieu de transformation du réel en récit humain, à l’aide d’une multitude de mythes. On sait par exemple que les dialogues d’Audiard, qui font partie des mythes de la modernité, sont issus de conversations de café où il puisait son inspiration…
Quand cette fonction manque, le sujet ne dispose pas de ce relais, son expérience personnelle n’est pas reprise, figurée, partagée, et alors il reste en défaut d’articulation face à l’univers symbolique extérieur. La conséquence est une impasse psychique, avec les conséquences vues plus haut. Faute d’inscription dans un récit lié aux mythes, l’énergie psychique devient au sens strict inhumaine, c’est à dire non collective et barbare au sens propre, d’absence de partage d’une langue commune.
A l’inverse, si l’articulation existe, chacun, de sa place, serait un peu chaman, sorcier, conteur… Il convient alors que chacun, à sa mesure, sache reprendre la parole mythique, transformer son vécu en récit qui le relie au collectif.
C’est une fonction de « chamanisme ordinaire », non pas réservée à un officiant sacré, mais une capacité minimale de tout sujet à donner une forme symbolique singulière à son expérience sociale, donc à lui-même et aux autres.
Alors, le mythe et toutes ses déclinaisons cesse d’être une extériorité figée : il est ce que chacun ré-anime dans sa relation aux autres, garantissant ainsi son appartenance et son équilibre psychique, ainsi que la vie même des mythes. L’évolution collective et individuelle vont alors naturellement de pair...