La folie et le politique : le contexte révolutionnaire 
 
Nous allons voir comment les avancées de Pussin et Pinel n’échappèrent pas au destin habituel de ces lieux quand ils sont par trop inventifs, et surtout, quand ils font vaciller de manière trop féconde la fragile mais productive barrière entre raison et folie. C’est qu’une des grandes passions de l’homme est de ne pas voir ce qu’il produit lorsque cela contrarie son sentiment identitaire, alors que celle de la folie est précisément de le montrer. On comprend alors pourquoi ces deux mouvements sont en oscillation constante, parfois théâtralisée comme dans les carnavals du moyen-âge ou dans le statut de bouffon du roi, où ces deux fonctions apparaissent bien dans leurs limites respectives et le besoin qu’elles ont l’une de l’autre.
 
Voilà le cœur de la tension dans lequel Pussin était pris, et après lui tous ses successeurs, dans une époque où ce débat était clairement posé dans les révolutions politiques des soubresauts de 1789.  Les deux scènes, celle du peuple et l'aristocratie, puis celle du fou et son gardien  fonctionnaient en miroir autour de l’obscur et de la lumière, de l’objet du savoir et du sachant, voire du patient et du médecin. Dans tous ces cas, c’est la résistance de l’un à l’autre qui fait bouger l’ensemble.
C’est le concept révolutionnaire de citoyen qui vint faire exploser cette barrière qualitative, introduisant un statut nouveau, lequel autorisa et surtout institua pour la première fois dans l’histoire un dialogue entre n’importe quel humain, quelque soit sa place sociale. Les résistances, quelles que soient leur nature, pouvaient enfin et officiellement se dire.
 
C’est cette puissante vague qui va porter Pussin et les médecins qui tentèrent de le suivre, puis les emporta dans un deuxième temps, comme cela se passe toujours lorsque la créativité sociale, toujours plus ou moins séditieuse, est récupérée par les gestionnaires, toujours plus ou moins conservateurs ! 
Notons que ce n’est pas là la lutte des bons contre les méchants, mais l’alternance de deux besoins fondamentaux et hétérologues de l’être humain : la stabilité et le changement… Le problème étant que la folie propose le changement, alors que son traitement propose, lui, le plus souvent, la stabilité et le retour ad intergrum, c’est-à-dire la paix des familles et la tranquillité sociale ! 
 
La « folie » révolutionnaire réussit ainsi à proposer des changements de la structure politique, dont le moindre ne fut pas de légiférer la liberté d’expression, à travers ce statut de citoyen, c’est-à-dire la garantir à travers la déclaration des droits de l’homme de 1789. Ceci se produisit à la suite il faut bien le dire de la déclaration des droits de la Virginie, de 1761, qui inspira Lafayette, par la personne de son auteur, Thomas Jefferson, alors ambassadeur des Amériques à Paris. Nous en reparlerons plus loin.
Voilà qui concerne alors tout le monde, puisque chacun devient de ce fait égal à l’autre en droit d’expression, et amena ensuite à ce que les « fous » eux-mêmes puissent être entendu, puisqu’humains… C’est ce à quoi vont s’employer Pussin et Pinel, comme on l’a vu, sans doute porté par ce contexte politique qui introduit puissamment l’égalité des hommes entre eux et surtout leur droit à l’expression. L’invention du traitement moral de la folie, ancêtre de la psychothérapie institutionnelle, fut la conséquence d’un fait politique majeur, la citoyenneté.
 
Mais reprenons le texte de Marie Didier.
 
Pinel a derrière lui ses propres traductions des médecins anglais ou espagnols, les écrits contemporains et magni?ques de Daquin quil évoquera peut-être trop vite, ceux de Stahl, le grand maître de Montpellier qui dédaigne les routes trop connues pour pointer déjà l'influence de l’âme sur les phénomènes organiques, en?n et surtout toute la richesse, toute l’épaisseur des textes de lAntiquité. Vraisemblablement depuis l’échec douloureux du suicide de son ami qu'il n'a pu éviter - ne possédant à ce moment-là pour le soigner que les traitements classiques et inopérants - depuis un possible épisode dépressif qui semble l’avoir atteint lui aussi après une succession d'échecs expliquant peut-être son intérêt pour la maladie mentale -, il s’est plongé dans la lecture des grands philosophes, de Platon jusqu’à Galien. Galien parle déjà de cette fameuse philosophie médicale des passions qui intéresse tellement Pinel.  Ce dernier voit dans les passions - le deuil, l'amour, la jalousie, l’ambition - la cause des « maladies de l’âme ». Tout l’art de la médecine consiste non pas à détruire ces passions mais à les opposer l’une à l’autre. Vous venez de faire une découverte révolutionnaire, formidable : le fou n’est jamais totalement fou et c’est avec ce reste de raison que la guérison est possible. Vous ignorerez sans doute l’ampleur de cette découverte. Nous aussi, puisqu’il a fallu attendre Hegel et plus tard Gladys Swain pour nous la signi?er. « Le fou est fou mais il est mon pareil. Il me lance la question : en quoi puis-je être fou ? En quoi suis-je fou, profondément au-delà de ce qui m’en garde ? »
Toi-même tu écris un jour dans tes dernières observations : « D’ailleurs quel est celui qui peut se ?atter de passer sa vie sans aucun revers et de navoir pas à craindre le même sort ? »
 
On entend bien sous ces mots l’équivalence fondamentale des hommes entre eux, quel que soit leur statut, qui fut au cœur de la révolution française.
 
Cette avancée dans le respect de l’expression de chacun permis dans un second temps à une clinique de se constituer dans ces lieux où la folie fut d’abord rassemblée, organisée puis enfin écoutée[1] :
 
Pussin poursuit seul son travail à Bicêtre. Pinel n'interviendra en aucune façon dans la gestion de l'emploi des folles de la Salpêtrière entre 1795 et 1802. En 1798 pourtant, soucieux d'une possible mise en ordre, il sollicite auprès de François de Neufchâteau alors Ministre de l'Intérieur la nomination de Pussin (14) : "Depuis plus de trois ans que je suis en activité de service à la Salpêtrière, il m'a été impossible d'entreprendre le traitement de la folie ou même de faire aucune observation exacte sur cette maladie, à cause de l'espèce de désorganisation où est cette partie de l'hospice" et Pinel qui se doit de "rendre un témoignage authentique au citoyen Pussin qui joint à une intelligence rare et à une expérience de plusieurs années, l'heureux accord des sentiments d'humanité et d'une fermeté imperturbable si nécessaires pour contenir les gens de service, prendre de l'ascendant sur l'esprit de certains aliénés et concourir ainsi puissamment à rétablir leur raison", réclame que Pussin soit désormais chargé de la police intérieure des aliénées de la Salpêtrière. Cabanis, Thouret, Roussel, Jouenne, apostillent la lettre, reconnaissant Pussin comme "honnête, ferme capable" (Cabanis), "un des hommes les plus disposés à remplir l'emploi désigné" (Jouenne), "le seul homme capable de seconder Pinel dans son entreprise" (Thouret), "un des hommes les plus utiles pour la classe de malades dont il s'occupe" (Roussel). Pinel joint à son envoi les Observations faites par le citoyen Pussin sur les fous. Pussin indique dans ses observations, que : "au mois de prairial an V, (il est) venu à bout de supprimer les chaînes (dont on s'était servi jusqu'alors pour contenir les furieux ), en les remplaçant par des camisoles qui les laissent se promener et jouir de toute la liberté possible, sans être plus dangereux". La demande et les observations, qui se sont perdues dans les papiers personnels de François de Neufchâteau, ne seront d'aucun effet pour l'immédiat.
 
Ainsi est né, dans cet inaugural combat institutionnel entre la liberté d’expression (encadrée !) et le contrôle social administratif, le constat que le changement psychique est lié au transfert, ici nommé ascendant. 
Ceci souligne un point fondamental, peu souvent détaillé, mais pourtant particulièrement utile dans le travail avec le trait psychotique : il existe dans ce type de transfert une confrontation de savoirs, et pas simplement comme c’est le plus souvent décrit dans le transfert névrotique un savoir inconscient, à venir, de l’analysant, en face d’un contre transfert plus ou moins dérangeant de l’analyste. C’est au contraire un dialogue de savoirs, respectueux de chacun comme le montre Pussin, dont il s’agit dans le traitement du processus psychotique. C’est cette dimension précise qui est merveilleusement montrée dans la technique du squiggle inventée par Winnicot. C’est elle aussi qui est employée par Gisela Pankow avec ses modelages.
Comment dire mieux que c’est lorsqu’une passion, un savoir, ne dialoguent plus avec les siennes et celles des autres, que la folie apparaît d’une part, mais aussi qu’elle ne peut plus se soigner ? La passion du désir de soigner de Pussin rencontrait celle du désir psychotique, dans un dialogue citoyen comme cette époque l’inventait, et c’est ce qui amorçait souvent un mouvement thérapeutique. 
Comment constater avec plus de clarté que ce risque de non-dialogue, tant interne qu’externe, concerne tout humain ? Comment de ne pas voir que c’est bien le dialogue qui effraye tout ce qui est structurant dans le corps social : si la structure porte, elle fige aussi, elle est monologique, alors que la réalité de chaque homme est au contraire hétérologique, mais donc aussi moins prévisible, contrôlable…
 
Aussi la raison a-t-elle besoin d’être constamment contestée par la folie pour évoluer,  et réciproquement, non sans de nombreux et inévitables conflits, d’autant violent que cette raison veut s’imposer sans partage. Ce paradigme est vrai au cœur de chaque personne, selon la manière dont elle considère les symptômes inévitables qui contrarient sa propre raison : soit elle ouvre le dialogue entre ces dimensions, soit les choses s’aggravent souvent !