L’affirmation du pouvoir médical : la révolution terminée ? Napoléon et Esquirol même combat de reprise du contrôle et du savoir ? Fin du dialogue ?
 
Dans  toutes les institutions françaises de ce moment, l'affrontement est vif entre tenants du savoir qui stabilise et ceux du dialogue démocratique ou thérapeutique qui dérange : dans le même temps où Napoléon reprend les choses en main au niveau de la nation, sonnant le clap de fin de la révolution citoyenne, le gestionnaire et le savant récupère leur pouvoir dans les lieux d'accueil et de soin. 
On trouve l’exact parallèle de ces mouvements contraires à propos de l’esclavagisme, aboli en 1794 dans les suites de la diffusion aux Antilles du concept de citoyen, puis rétabli par Napoléon.
 
[8]Dans une lettre du 9 juillet 1813 de Royer-Collard, ce dernier reproche à Coulmier d’empiéter sur ses fonctions thérapeutiques. 

« Il est encore un abus que vous entretenez, et qui doit cesser. Plusieurs malades ont la liberté, non seulement d’errer à leur gré dans l’intérieur de la maison, mais même de se promener seuls au dehors, au risque de s’y livrer à des extravagances et des troubles d’ordre public par des scènes désagréables. Je vous répète que c’est à moi à déterminer la mesure de liberté dont chaque malade peut jouir, et que vous ne devez par conséquent laisser sortir de la maison que ceux que j’en aurai jugés capables ».
À l’idéal de régénération issu de l’entreprise révolutionnaire auquel le traitement moral de Pinel donne corps succède un nouveau régime de savoirs qui transforme radicalement le regard sur l’aliéné qu’il s’agit désormais autant de contrôler que de soigner. Même si Esquirol continue le traitement moral lors de sa direction, la rupture avec le projet de Coulmier est bien nette. De plus en plus rapportée à des causes physiques ou physiologiques, la maladie est désormais interprétée en termes de dysfonctionnements singuliers. S’il s’agit toujours de s’inscrire dans le paradigme du physique et du moral, l’approche thérapeutique consiste ainsi à rétablir l’équilibre dans l’individu, le rôle du milieu ou de l’environnement passant dès lors au second plan. La promotion du rôle de la sociabilité ou des distractions dans le « traitement moral », telle que pouvait la défendre Coulmier, est désormais mise en cause en faveur d’une prise en charge médicale beaucoup plus individualisée, au risque naturellement de responsabiliser le malade sur le succès ou l’échec de la thérapie. De manière plus générale, la pratique thérapeutique n’est plus considérée comme participant à une logique d’inclusion politique, les possibilités de soigner et de transformer le fou en citoyen étant désormais présentées comme plus réduites. Dès lors, on s’interroge plus sur les conditions physiologiques ou anatomiques de la folie et sur la responsabilité judiciaire de l’aliéné que sur la possibilité de le perfectionner. Face à cette offensive, Coulmier rédige, en septembre 1812, une longue justification de son administration, véritable plaidoyer en faveur du traitement moral incarné par le médecin Gastaldy. Il rappelle certaines des activités thérapeutiques qu’ils proposaient aux malades :
« Nous cherchions à les dissiper par des jeux innocents, les concerts, la danse, des comédies dont les rôles étaient remplis par des malades, ce qui excitait entre eux une véritable émulation […] Ces occupations les tenaient en activité, éloignaient les idées mélancoliques, source trop commune du délire. […] Ce traitement moral approuvé par les personnes les plus respectables, par des étrangers qui sollicitaient avec empressement des billets d’entrées pour être témoins de l’influence des arts sur le moral comme sur le physique, était parvenu à établir une réputation à la maison de Charenton […] ».
Coulmier mentionne encore le fait qu’il a accepté d’augmenter le traitement de Royer-Collard (1 000 francs), mais qu’en échange, ce dernier n’a pas fait plus de visites. Derrière les arguments scientifiques, une campagne de délation est menée contre le directeur comme en témoignent différentes lettres réunies aux Archives nationales. Alors que les descriptions physiques de Coulmier servent alors à le stigmatiser (effet pervers des usages des rapports du physique et du moral), il semble que Royer-Collard suscite de faux témoignages pour perdre Coulmier : accusation de pédophilie, de tentative de viol, d’alcoolisme. Ainsi, un militaire, accusé de voler les autres détenus, accuse ce dernier des pires maux et finit sa lettre d’aveux adressée au ministre de la Police par cet appel au secours : « La seule grâce que je vous demande, Monseigneur, est de me faire transférer à Bicêtre, à Brest, à Rochefort, aux Isles Marguerite, à Missicipi [sic], au bout du monde, chez les anthropophages même, voulant absolument sortir de ce gouffre où triomphe le vice ». Les accusations de pédophilie et de viol, toujours justifiées par sa proximité avec Sade, ne font que salir davantage sa réputation. Coulmier tente de faire appel au public qui assistait à ces traitements (« J’invoque le témoignage éclairé de tous les amis de l’humanité qui ont été témoins de la décence, de l’ordre établi dans la réunion des infortunés dont les chagrins étaient suspendus […] par ce traitement moral ; celui des respectables mères de famille qui assistaient aux plaisirs innocents des pensionnaires et qui y conduisaient leurs enfants »). Le 30 mai 1814, Coulmier est démis de ses fonctions et est remplacé par l’administrateur Roulhac Dumaupas qui rédige, avec Royer-Collard, un nouveau règlement intérieur promulgué par le ministre de l’Intérieur en octobre 1814, quelques semaines avant la mort de Sade. Coulmier semble retrouver sa fonction lors des Cent Jours mais est définitivement renvoyé en 1815.
 
En contraste, laissons le dernier mot, sur ce traitement moral, à Pussin lui-même, dans ses Observations, retrouvée et publiée dans l’Evolution Psychiatrique de février 1980, rapporté par Quetel :
 
 Pussin, alors qu'il était encore à Bicêtre, a rédigé, certainement à la demande de Pinel, des Observations du plus grand intérêt. Laissons les statistiques, qui insistent entre autres sur l’importante mortalité, ainsi que les désormais classiques remarques sur l’importance du travail, du régime, de la distraction, pour en arriver à la question, centrale pour lors, de la surveillance, de la coercition et de la contention. Pussin explique quel mal il a eu interdire à ses "garçons de service" de frapper les fous. ll ne s'en laisse pourtant imposer ni par les malades, ni par le personnel ni par l’administration de Bicêtre, se situant typiquement dans la ligne d'une philanthropie « dure ». C'est tout simplement qu’une surveillance active rend inutile la violence des chaînes. « Je suis venu à bout de supprimer les chaînes (dont on s'était servi jusqu’alors pour contenir les furieux) en les remplaçant par des camisoles qui les laissent promener et jouir de toute la liberté possible, sans être plus dangereux. L’expérience m'a démontré et me démontre journellement que, pour avancer la guérison de ces malheureux, il faut les traiter autant que faire se peut avec douceur, leur en imposer, mais ne les pas maltraiter, gagner leur confiance, combattre l'objet qui les a affecté, et leur faire envie et un avenir plus heureux. En un mot, c'est principalement par les remèdes moraux que j'ai toujours combattu cette maladie, et si j'ai eu le bonheur d'obtenir quelques succès, c'est à eux que je dois les attribuer.”
 
Oserait-on mettre cet pertinente remarque au goût du jour, en notant que celles et ceux qui, à l’instar d’Esquirol, tentent d’aborder le traitement uniquement par la chimie, ou à l’aide de théories de la différence organique ou psychique définitive et structurale sont les mêmes qui proposent l’incurabilité de ces problèmes ? N’est-ce pas plutôt l’incurable prétention de ces doctes savants qui préfèrent garder leurs théories de la radicale différence contre tout autre expérience, évidence et témoignage, et même contre la science elle-même, dont pourtant ils se réclament, comme on l’a vu dans un précédent chapitre ?
 
Une telle passion repose-t-elle sur le refoulement de cette césure que Sartre posait entre « pour soi » et « en soi », butée que rencontre tout infans à l’entrée difficile dans l’humanité qu’on lui propose ? Est-elle un profond refus, de revivre les enjeux et sacrifices de cette première crise schizophrénique qu’est l’entrée dans le langage pour les humains ? Ces savants font en effet montre d’une profonde irrationalité d’observation dans la défense de leur « raison scientifique », bref, ils sont dans la passion, au sens de Spinoza, celle qui coupe de l’accroissement du savoir !
 
Il faut au contraire que ces moments aient laissés quelques cicatrices encore apparentes et sensibles, comme chez Jean-Baptiste Pussin, pour que le chemin empathique du soignant garde quelque efficacité, ce qui n’est guère possible lorsque cette entrée dans l’humanité s’est faite par un écrasement trop lourd de la raison langagière sur le sensible de l’être, lorsque le dialogue, seule issue possible de la schize originelle, a fait par trop défaut.
C’est ainsi que bien des soignants trop savants et absolument sur d’eux, militent sans même s’en rendre compte pour la promotion indiscutable de ce qui les a eux-mêmes écrasé, mais aussi, et c’est là le problème, constitué. Tel était peut-être ( je n’en ai pas retrouvé de traces documentées) l’histoire, au contraire de Pussin, d’Esquirol, qui refermera l’expérience du premier… 
Le couple dynamique et conflictuel, parfois violent, entre la lourde raison collective et la fragile sensibilité individuelle n'est pas près de s'éteindre !!!
 
 
 
 
L’expérience anglaise
 
Cette équivalence citoyenne fondamentale entre thérapeute et patient, entre administré et dirigeant est cette révolution profonde qui traversa les pays occidentaux à la fin du 18° siècle. Ainsi, en Angleterre[9] : 
Le contexte médical, social et législatif de prise en charge des aliénés dans l’Angleterre du XIXe siècle : Dubois[10] y revient d’abord sur l’émergence de la profession psychiatrique outre-Manche et sur la figure « emblématique » de John Conolly (1794-1866) qui, après des débuts de carrière difficiles, est embauché comme surintendant de Hanwell en 1839, avant de démissionner en 1852 face aux difficultés qu’il rencontre, notamment avec les magistrats en charge de l’institution. Elle retrace ensuite les conditions de la création de l’asile d’Hanwell en 1831, qui fait suite à l’adoption de nouvelles lois en faveur de la prise en charge des aliénés. Elle s’attarde enfin sur la philosophie du non-restraint prônée et mise en place par Conolly dans cette institution, et en particulier sur ses liens étroits avec le traitement moral inauguré en France par Pinel et en Angleterre par Tuke. S’il n’est pas le premier à libérer les malades de leurs contentions, Conolly est néanmoins reconnu comme le père du non-restraint, parce qu’il va réussir à l’imposer, de manière plutôt efficace, à une communauté de près d’un millier de patients. Son moral management, forme plus pragmatique du moral treatment, dépasse néanmoins le simple abandon des contentions. Il vise plus largement à offrir des conditions de vie agréables aux patients de son asile, que ce soit en leur fournissant une nourriture suffisante et agréable ou des occupations nombreuses et variées. Ainsi, les loisirs et les festivités sont légion à Hanwell où les malades profitent d’une liberté certes accrue par rapport à d’autres institutions, mais néanmoins strictement encadrée.
 
C'est cette libération non seulement des chaînes, mais aussi de la créativité individuelle ce qu’on va retrouver plus tard dans toute l’école anglaise de psychanalyse, alors qu’en France, on l'a vu, ce point va être bloqué par le successeur de Pinel, Esquirol, qui va stopper net le mouvement institutionnel de Pussin par un savoir médical écrasant toute subjectivité. Notons que Lacan est en droite ligne d’Esquirol, à travers l’école française de psychiatrie que ce dernier fonda.
Ce mouvement anglais autour de la brève expérience d’ Hanwell va inspirer très directement les tentatives également éphémères de Laing et Cooper, dont nous reparlerons plus loin, et sans doute de manière plus transmissibles celles de Mélanie Klein, de Winnicot et Pankow, on l’a vu, à travers le prisme de la créativité conjointe des patients et thérapeutes dans le transfert du trait psychotique. 
 
En tous cas, cette identification minimum à l’autre, autorisant un vrai dialogue citoyen, si je puis dire, cette empathie fondamentale, voilà ce que décrivent et expriment tous ces thérapeutes (Pussin, Pinel, Conolly, Tuke[11]) qui nous ont laissés des traces de leur travail, dont ils témoignent alors toujours d’une certaine efficacité. 
C’est exactement l’inverse pour les praticiens qui théorisent une différence radicale, excluant une identification possible à l’autre, qu’elle soit organique ou psychologique, tels Freud, Henri Hey, ou Lacan, et qui, logiquement dès lors, décrivent des impasses thérapeutiques, sans voir que leur élaboration théorique est pour beaucoup dans leurs échecs.
 
L’autre point utile dans la transmission de Pussin et Pinel est la clarté du cadre qui est proposée dans leur travail, dont il est explicitement dit qu’il est solide sans être écrasant. C’est ce même principe central du traitement moral de la folie qui fut juste avant appliqué par Tuke en Angleterre. Cette butée entre l’imaginaire des patients et la réalité morale est centrale pour qu’un mouvement thérapeutique existe, de même que ce dernier ne peut se produire que si elle est ferme, en dialogue mais non pas écrasante… La psychothérapie du trait psychotique ne peut être un simple écho au discours délirant, mais un dialogue qui se pose et parfois s’oppose, toujours respectueusement.