En conclusion : folie et politique. 
Ces aléas entre la folle créativité et l’écrasante raison sont très proche du concept du politique, exploré par Marcel Gauchet, entre autres.
 
Il faut ici reparler de la déclaration de Virginie, qui éclaire bien la différence entre la politique et le politique. Elle allait sur ce plan plus loin que la déclaration française de 89. En effet, l’article 1 stipule : 
Que tous les hommes sont nés également libres et indépendants, et qu’ils ont certains droits inhérents dont ils ne peuvent, lorsqu’ils entrent dans l’état de société, priver ni dépouiller par aucun contrat leur postérité : à savoir le droit de jouir de la vie et de la liberté, avec les moyens d’acquérir et de posséder des biens et de chercher à obtenir le bonheur et la sûreté.
Ainsi, là où la déclaration française parle de libres et égaux, celle de Virginie énonce : libres et indépendants. L’égalité et l’indépendance ne sont pas du tout les mêmes concepts, le premier faisant jouer une norme, un modèle, (on est égal à quelque chose d’externe qui détermine cette égalité) donc une forme de contrôle social, le second au contraire posant une imprévisible singularité d’expression et d’être. Voilà une claire manière de définir ces deux concepts du mot politique.
 
Marcel Gauchet, lors de sa conférence, souligne la convergence entre son approche du politique et le modèle de la Personne proposé par Jean Gagnepain : « Toutes les sociétés humaines, depuis que nous pouvons nous en former une idée, ont été des sociétés de personnes. Entendons par là d'êtres dotés de présence à eux-mêmes et attribuant la même capacité réfléchie à leurs pareils. Avec la puissance de disposer de soi qui en découle, puissance dont tous sont tenus pour comptables aux yeux de leurs pareils. ». Et dans son dernier livre, l’auteur fait écho à cette réflexion sur la Personne lorsqu’il tente de comprendre le principe de la crise de la démocratie en articulant « la politique » et « le politique » : « Nous pouvons en reformuler le principe dans cette lumière : il réside en ceci que la poursuite de l'autonomie explicite[12], au travers de la politique, refoule et nie l'autonomie processuelle[13], assurée par le politique, dans laquelle elle s'enracine et qui seule peut lui procurer consistance. La tâche des démocraties va être de surmonter ce clivage fatal et de réunir les deux faces ; elles vont devoir trouver le moyen de conjoindre la politique délibérante et le politique instituant ». Nous souhaitons faire écho à cette dernière proposition en interrogeant ce que Jean Gagnepain appelle la clinique de l’aliénation, celle du délire et de la responsabilité, plus précisément l’opposition de la paranoïa et de la schizophrénie.
 

 
1. « Infirme » d’un rapport démocratique possible, le paranoïaque réalise un pouvoir absolu, dans le sens d’une domination ou d’une puissance. Il se précipite dans une relation d’emprise, envahissante, dans laquelle il aliène autrui, ou s’aliène à lui. Pas de contradiction possible ; persécuteur ou persécuté, il lui faut soumettre ou se démettre, sans compromis. La « distance » à l’autre et à soi n’existe plus ; dès lors, il n’y a plus guère d’espace pour une réelle négociation. La partie à jouer l’emporte et annule la distribution des cartes dont pourtant elle résulte. L’amalgame est à son comble et la poursuite passionnée d’un horizon hégémonique permet, par contraste[14], à la démocratie de se penser normalement comme « politique instituant ».
2. Autre « infirme » de la démocratie, le schizophrène réalise également un pouvoir absolu, mais dans un mouvement inverse du paranoïaque, celui du pouvoir et de son arbitraire. Réifiant la contradiction, il se précipite dans une relation de déprise, dans un combat avec un « principe » et pouvoir transcendant, et s’absente de tout rapport d’assujettissement, vécu comme envahissant et persécutif ; il s’autonomise tellement qu’il devient à lui- même son propre autrui, seul auteur d’un monde devenu trop singulier. Ne tenant ses missions que de lui-même, il en redistribue abstraitement les cadres, dans une expérience de plus en plus décontextualisée, systématiquement maintenue hors influence. Il s’agit moins d’abstraction que d’absence. L’autonomie est à son comble, et permet, par contraste[15], à la démocratie de se penser normalement comme « politique délibérante ».
 
… 
 
Cette dialectique «ethnico-politique» suppose trois temps.
Le premier temps correspond au processus de domination/ protection, d’emprise ou d’influence – ou génitalité, ce qui lie par exemple naturellement le géniteur au petit.  
Le second temps, spécifiquement culturel, correspond à un mouvement de négativité structurale, plus précisément à une distribution des compétences en domaines autonomes ou indépendants. C’est ce mouvement ethnique de « division sociale » qui s’hypertrophie chez le schizophrène et qui s’effondre chez le paranoïaque.
Le troisième temps constitue une négation de cette autonomie, c’est-à- dire à un retour politique, ou contractuel, à la communication. Cette politique contractuelle, chez le schizophrène, devient délirante, apragmatique, immotivée parce qu’elle est soumise à la nécessité de se situer hors de toute influence, d’être « un corps sans organe ». C’est à cette condition qu’il peut tenter de renouer avec lui-même et retrouver une certaine paix. Par contre, cette politique contractuelle se réduit comme peau de chagrin chez le paranoïaque, parce qu’il n’y a plus aucune contradiction à dépasser, juste un simple rapport de force.
 

 
 
À l’individuel et au collectif, qui n’ont finalement d’autres réalités que pathologiques, répondent, chez l’homme sain, la tension contradictoire d’une singularité instituante et d’une universalité délibérante. Á distance aussi bien de l’emprise paranoïaque que de la déprise schizophrénique, l’homme responsable mesure sa mission politique, ni de façon fusionnelle, ni de façon autolytique ; il s’approprie « une part » de responsabilité sans renoncer politiquement à la faire accepter ; il n’y parvient qu’en faisant contrat, qu’en mesurant l’étendue d’un compromis nécessaire, l’étendue d’une contribution socialement reconnue. La mesure de l’autonomie se retrouve dans la mesure de la mission. Autonomie ethnique et mission politique ne sont pas deux réalités indépendantes, mais une seule réalité contradictoire, dialectiquement articulée ; seule la pathologie réalise, par défaut ou par excès, l’arrêt de cette dialectique. « Nous passons notre temps à créer des différences qu’il nous faut partager. Voilà la dialectique » [2]. À la démesure de la pathologie répond la mesure du contrat social de l’homme responsable. C’est donc l’idée d’analyse et de mesure qui nous paraît constituer le bénéfice des études cliniques. Chacun n’existe que de s’autonomiser, mais cette autonomie, relative, se réaménage, se conteste contractuellement, toujours en quête d’une reconnaissance sociale. Seule la clinique réalise, par réification pathologique, l’opposition de l’individuel et du collectif. Chez le normal, on observe une tension, mesurable, entre deux mouvements inverses l’un de l’autre; la singularité (par institution ou division sociale) et l’universalité (par délibération et dépassement des divergences).
 
C’est ainsi que le politique, qui est au fond l’inverse intime et hypercomplexe de la politique du spectacle, elle  hypersimpliste, est l’effectuation concrète de la réalité subjective dans son lien altruiste. C’est évidemment dans cette définition qu’il a, de toujours, un rapport avec le trait psychotique.
Il est aussi en effet, une lecture de l’efflorescence psychotique, selon la nature de l’articulation originelle du sujet à l’ordre du langage, dans les premiers dialogues entre l’enfant et les adultes qui s’en chargent, dans la mesure où il inclut bien sûr autant le champ familial que social.
 
On comprend alors bien l’importance qu’à pu avoir l’invention du concept de citoyenneté dans ces années révolutionnaires, puisqu’il garanti la production subjective du politique, en le séparant légalement de la politique ! En témoigne l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme :
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
 
Ce n’est donc pas un hasard si c’est à ce moment que s’inventât la psychothérapie institutionnelle par le citoyen Pussin, qui du même coup fit de la folie aussi un aléa du politique… C’est hélas aussi ce qui se referme, dès lors que le symptôme psychotique donne argument à une définitive différence de nature, laquelle écrase la radicalité des dialogues à venir, pourtant nécessaire à ce que l’expression du symptôme donne place à la réinvention d’une humanité qui s’est égarée au détour du lien complexe entre l’être et le langage, les autres. 
Répétons-le, ce qui fait obstacle là est la dramatique passion de beaucoup d’humain de ne pas voir ce qu’ils produisent pourtant eux-mêmes. C’est à cette endroit précis que vérité ou castration[16] jouent leurs partitions de fermeture ou d’ouverture du savoir sur soi et les autres. Le dialogue n’est pas une chose facile, et inclut une dimension politique, intime, familiale et collective, qui désoriente bien des passions, dont ce chapitre a tenté de rendre compte dans cette époque révolutionnaire.
 
[1] Le "surveillant" Jean-Baptiste Pussin à la Salpêtrière 
par Jack JUCHET et Jacques POSTEL, https://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx1996x030x002/HSMx1996x030x002x0189.pdf
 
 
[2] Ibid
[3] https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03348933/document
 
[4] Eugène HATIN, Bibliographie historique et critique de la presse périodique française, Paris, Didot, 1866.
 
[5] Ce mouvement philosophique est la suite des Lumières du siècle précédent.
[7] https://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx1996x030x002/HSMx1996x030x002x0189.pdf
[8] P :31
 
[9] https://journals.openedition.org/lectures/23849
[10] Laurence Dubois, L'asile de Hanwell. Un modèle utopique dans l'hisoire de la psychiatrie anglaise ?, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2017, 315 p., ISBN : 9782878549256
 
[11] Il crée en 1790 en Angleterre un lieu d’accueil basé certes sur la morale religieuse, mais aussi et surtout sur le respect des patients et leur créativité.
[12] C’est-à-dire exposée aux autres, liée à eux, comme le concept d’égalité de la déclaration de 1789..
[13] C’est-à-dire liée à l’action singulière d’un sujet, proche de l’indépendance de la déclaration de Virginie.
[14] De même que les excès dictatoriaux entraînent, par contraste et opposition des réactions démocratiques…
[15] De même trop de désordre social entraîne des réactions politiques de réorganisation…
[16] Terme psychanalytique qui pourrait tout aussi bien être là remplacé par humilité ou sens des limites.