On voit que loin de seconder Pinel, (bien au contraire, ce dernier, étant en fait prisonnier de son savoir, n’arrivant de son propre aveu à rien seul, comme on vient de le voir) le citoyen Pussin fut bien, lui, l’inventeur du transfert thérapeutique avec le citoyen fou ! Ce qui ne l’empêcha pas non plus d’être lui-même aux prises avec les réticences administratives à l’expression des administrés ![2] La même difficulté se montra lors d’une expérience similaire conduite à Charenton par un autre médecin, De Coulmiers. Lui aussi avait été inspiré par Pussin, qu’il avait rencontré à l’armée…
 
Je ne veux point renouveler des souvenirs amers ; mais je ne puis que déplorer encore les tristes suites des luttes continuelles de pouvoir élevées autrefois entre un ancien agent de surveillance générale et le chef particulier de la police intérieure des aliénées, luttes qui dans certains cas, ont fait échouer le traitement médical, comme l'attestent plusieurs de mes notes journalières
… …
 
Lorsqu'il s'agit, le 10 avril 1811 de remplacer Pussin décédé trois jours auparavant, Pinel souligne que "les devoirs de surveillant se sont si souvent confondus avec ceux du médecin qu'il en est résulté souvent des entraves pour le traitement médical et des difficultés sans cesse renaissantes". Paradoxe de l'ambiguïté, c'est Esquirol, lui-même médecin, qu'il propose et qui sera désigné au poste de surveillant. Il occupera cette fonction durant une année avant d'être nommé médecin ordinaire.

 
Au même moment, mais dans un tout autre registre, De Coulmiers est à Charenton, en prise aux pires difficultés avec Royer-Collard qui essaye vainement de faire reconnaître son autorité. Les conflits rocambolesques de Charenton prendront fin avec le décès de De Coulmiers intervenu le 4 juin 1818.
L'expérience Pussin à la Salpêtrière, tout comme celle de De Coulmiers à Charenton, devaient rester des exceptions. La génération montante des futurs aliénistes avait maintenant les choses bien en main. Leur chef de file, Esquirol trancha de façon définitive en 1818 justement : "Le médecin doit être en quelque sorte le principe de vie d'un hôpital d'aliéné. C'est par lui que tout doit être mis en mouvement ; il doit régulariser toutes les actions, comme il doit être le régulateur de toutes les pensées".
Il est à parier que les résultats d’Esquirol furent bien plus décevants que ceux de Pussin, sans que je n’ai pu en trouver les traces.
 
Les expériences de Pinel et De Coulmiers ne vont ainsi pas connaître un autre destin que beaucoup d’expériences institutionnelles plus contemporaines d’écoute respectueuse de l’expression de la folie : fin du dialogue, place au savoir vertical du médecin et de l’administration. Dit autrement, rien à apprendre du fou, qui est à contrôler et rééduquer, dresser. Nous en sommes encore là dans bien des endroits trop obéissants vis-à-vis du pouvoir politique, qui fait la chasse à la psychothérapie institutionnelle, comme en 1810, la chasse au dialogue et à l’écoute de la folie, remplacées par le dressage comportementaliste à partir de l’hypothèse d’une structure erronée de la pensée, par la réduction à un traitement chimique en passant par les diverses théories défectologiques génétiques, biologiques, et enfin la « définitive » forclusion symbolique des lacaniens ! Toutes ces approches interdisent en fait un vrai dialogue empathique et différencié avec le patient, en raison des présupposés du thérapeute… 
 
Si on suit au contraire l’enseignement de Pussin, ce qui fonctionne avec le trait psychotique n'est pas tout ce qui précède, ni uniquement l'écoute psychanalytique, mais un ferme, respectueux, patient et souple dialogue des différences, maintenu malgré les complexes et parfois dérangeantes ou brutales projections de ces patients.  Pour reprendre la comparaison avec l'époque de 89, c'est plutôt la révolution permanente qu'un long fleuve tranquille !
 
Ce n’est bien sûr pas un hasard, on l'a vu, si ce mouvement fut rendu possible dans cette époque où un autre couple hétérologue et oh combien explosif produisait ses effets, celui formé par le peuple (essentiellement insensé…) et l’aristocratie (sur d'elle et sachante, après le passage de Voltaire et son concept de "monarque éclairé"…). Après ce rêve du sachant gouvernant l'ignorant, l'explosion révolutionnaire rétablit, non sans violence, au travers de la citoyenneté, le dialogue entre les diverses parties de la société, dont le plus net, s'il est le plus bref aussi dans son développement, fut le droit de vote, c’est-à-dire un procédé dans lequel chaque voix est équivalente, qui que soit la porte…
 
Ce qu'on sait moins de ce moment révolutionnaire est la profusion de l’expression d'opinions jusque-là éteintes par le pouvoir royal, comme en témoigne l'histoire de la presse à cette époque. La parole est donnée aux sujets, y compris aux fous, on l’a vu ![3]
Il y a aussi une Révolution qui s’écrit. En effet, durant l’année 1789, on assiste à une formidable et inédite frénésie pour le témoignage. En quelques mois, le texte est devenu incontournable. Il accompagne, précède, prépare, explique les actions des Français, de tous les Français, qu’ils demeurent des anonymes ou qu’ils deviennent des acteurs connus et reconnus. Le texte est partout, qu’il soit affiché sur les murs ou sur les portes, qu’il soit vendu dans la rue ou chez les librairies, prononcé et/ou discuté dans les cafés, pendant les réunions des clubs ou lors des séances des Assemblées. Les affiches, les journaux, les chansons, les pièces de théâtre, les gravures et estampes, auxquelles viendront se joindre des textes alimentant des polémiques («Adresses», «Discours», « Réfutations », « Apologie », ...), politiques ou autres, témoignent d’une offre diversifiée en qualité et en quantité. Parmi ces différents écrits, les journaux ont la préférence du public. En effet, en 1789, le journal fait aussi sa « Révolution » comme le suggère le spécialiste de la presse, Eugène Hatin[4]. Pour lui, 1789 est à la croisée de deux époques : la période « ancienne » s’efface doucement devant la période « moderne ». La rupture est avant tout celle du nombre de journaux. En 1777, il compte 28 journaux à Paris, mais pour la seule année 1789 il y en a entre 200 et 250 sur l’ensemble du royaume, dont 140 dans la capitale. C’est plus que pour la décennie 1770-1779 (173 titres), avec une poussée considérable pour l’année 1790 (plus de 350 titres)2. Les causes du développement de la presse sont nombreuses. D’une part, les Français ont le sentiment que l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen débloque un verrou qui entravait la diffusion des nouvelles en s’affranchissant de la Librairie par la libéralisation des métiers de la librairie et de l’imprimerie : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». 
Un autre mouvement de ce moment historique, l’Idéologie[5], dessine un parallèle entre ce qui se passe là pour les citoyens et les « fous », dont les expressions vont être elles aussi notée et étudiées, et finalement se transformer en savoir[6] :
 
Selon Antoine Destutt de Tracy, membre de la Classe des sciences morales et politiques de l’Institut national et porte-parole du courant des Idéologues, « en expliquant comment les fous déraisonnent, [Pinel] apprend aux sages comment ils pensent […]. Ce sont les physiologistes philosophes comme le citoyen Pinel qui avanceront l’Idéologie ». Présentée alors comme la science dont la construction doit renforcer la stabilité de la République, l’Idéologie doit ainsi prévenir toute possibilité d’un retour à la « barbarie » en évitant les nouveaux risques de crises de folie politique. Dans ce contexte, l’importance de la mission assignée aux « médecins » et aux savants, incarnés en particulier par la figure de Pinel, se mesure à la violence des attaques dont ils sont l’objet de la part des publicistes catholiques et des adversaires de la République mise en place en l’an III. Alors que le débat sur la folie dépasse largement les limites du terrain médical ou administratif, les autorités politiques décident de rouvrir l’hospice de Charenton afin de dégorger les hôpitaux de la Cité, de la Salpêtrière et de Bicêtre.
 
Ainsi, dès cette époque, le lien entre folie et politique est clair, puisque dans les deux champs, il s’agit d’élaborer, d’apprendre, à partir d’une révolte individuelle ou collective, contre une « raison » familiale ou sociale figée, une créativité nouvelle, factuelle, empiriste. Il est à ce propos frappant de noter la correspondance absolue entre ces expériences de Bicêtre (Pussin et Pinel) et Charenton (De Coulmiers), et celle de Tosquelles à Saint Alban : dans les deux cas, des résistants de chaque époque étaient mêlés aux authentiques fous[7]… 
 
S’il est traditionnel de considérer les hospices et autres asiles comme des institutions d’État susceptibles de participer à l’enfermement des ennemis politiques, il convient aussi de constater que, sous la Révolution, certains de ces établissements ont servi de refuge à ceux qui, dans différents contextes, ont pu être inquiétés et poursuivis. Dirigé par l’abbé Sicard, l’Institut national des sourds et muets a ainsi accueilli des prêtres ou religieux réfractaires qui ont rejoint le personnel d’encadrement. Sous l’Empire, on peut penser que Coulmier cherche à éviter que les registres lui échappent afin de protéger certains malades, en particulier ceux qu’il désigne dans une des ses lettres comme les « prisonniers d’État », susceptibles d’être déplacés par les autorités dans des prisons sans doute beaucoup plus contraignantes. Il convient sans doute de considérer que la Maison de Charenton a pu être, sous l’administration de Coulmier, un refuge pour certains prisonniers, enfermés pour des raisons administratives et politiques, qui ont pu bénéficier de certaines libertés dont ils auraient été privés ailleurs. Il semble que c’est justement ce régime de liberté et la présence de ces prisonniers dans l’établissement que dénonce, au nom de la science médicale, Royer-Collard. C’est d’ailleurs dans cette perspective que ce dernier déplace ses attaques contre Coulmier pour s’en prendre violemment à la présence du marquis de Sade au sein de l’hospice. À partir de 1808, les attaques du médecin se cristallisent en effet contre Sade. Royer-Collard instrumentalise les fantasmes dont ce dernier est déjà l’objet pour stigmatiser l’administration de Coulmier et dénoncer les aberrations thérapeutiques dont l’hôpital serait le théâtre.