Ontogenèse et phylogenèse : l'enfant et le trait

 

Nous avons plusieurs fois dans ce travail mis en parallèle phylogenèse et ontogenèse, avec prudence bien entendu. C’est à nouveau ici l’occasion : l’enfant commence lui aussi son apprentissage de l’entrée dans la complexité sociale par des sortes de gribouillis, des traits, points et autres formes graphiques simples.

Encore une fois, seul dans le monde animal, l’être humain éprouve le besoin d’une représentation, d’une trace, prémices à des figurations plus complexes.

 Nous avons élaboré, pour l’enfant, dans un travail précédent, ce qu’il en était de cette nécessité représentative, cependant plutôt au niveau du dessin que de ces premiers « gribouillis ».

Avancer d’un pas supplémentaire consiste à faire ce rapprochement dans l’orée du symbolisme : que sont donc ces simples traits et points qui sont au départ de la culture langagière, tant pour l’origine des collectifs humains que pour les sujets eux-mêmes ?

 

L’hypothèse sera la suivante : à l’orée de la question du sens, il y aurait là la nécessité logique d’une représentation subjective, à fonction en fait identitaire. Ces traces fort anciennes seraient les témoins de l’apparition d’un vrai langage, qui définit chacun parmi les autres, dans une structuration proprement culturelle s’appuyant sur une dénomination individuelle. Comme Sartre l’avait noté, nous l’avons vu dans le chapitre y attenant, l’imaginaire implique la disparition de l’objet, mais aussi du monde immédiatement perceptif. Un autre monde s’ouvre alors, celui que les signifiants linguistiques désignent, ce que n’avait pas vu Sartre, et que l’homme habillé de son imaginaire collectif. Représentations, art et religion auraient donc cette origine commune dans le langage.

Tout commence en toute logique par la trace d’un sujet dans la langue, point de départ des traces représentée par Néandertal et l’enfant, à l’orée du règne de la langue pour une société et un individu. Autrement dit, pour qu’il y ait un sens, une vectorisation, encore faut-il qu’il y ait des droites, lesquelles ne sont, comme chacun sait, qu’une infinité de points contigus…

 

Que le sujet puisse se compter en même temps qu’il compte pour les autres, voilà le préalable identitaire à l’entrée dans la langue, pour l’enfant comme pour les sociétés humaines.

Se compter ainsi demande bien sûr à être montré, pendant visuel à l’expression dans la langue. Je suis là, à ce point précis dans le monde vertigineux des signifiants, là je m’imagine dans de dédale du langage. Un argument dans ce sens est le curieux jeu des petits quand ils parlent leur premier gribouillage, que nous avons déjà évoqué : c’est tout ce qu’il veut, un chien, un canard, papa, etc… L’essentiel serait que ce soit tout simplement des mots parmi les mots, dans lesquels voyage l’identité du sujet dans ces cultures signifiantes naissantes.

 

 

Dénomination, trait unaire et trait préhistorique.

 

L’élaboration théorique de la genèse de l’appareil psychique élaborée par la psychanalyse qui résonne le plus fortement avec ces constatations est celle du trait unaire du Lacan. Nous pouvons partir de la définition qu’il en donne dans le séminaire de 1961 sur l’identification : le trait unaire est ce qui fonctionne comme support comme tel de la différence. Le trait unaire est ainsi une inscription, mais n’est pas une écriture au sens de l’écriture alphabétique. Il est ce qui amène un infans à s’identifier à un élément unique du langage, qui donc le désigne comme un parmi d’autres, comme un signifiant dans la chaîne des autres signifiants.

 

La compréhension que je propose de ce concept est un peu différente de la thématique lacanienne, mais, j’espère, un peu plus claire. Bien sûr elle en est débitrice !

Si l’on reprend l’intuition freudienne d’une identification originelle au père, qui est en fait l’ancêtre de l’idée lacanienne, on rentre dans le débat qui n’est toujours pas tranché actuellement quant à l’origine de l’identité subjective humaine : est-ce une affaire de relation mère enfant ou est-ce le lien au père, souvent trop réduit d’ailleurs à sa simple fonction symbolique ? Le premier plan a été beaucoup travaillé par la psychanalyse anglaise, de Winnicott à Spitz entre autres. Le second a donc été élaboré par Freud lui-même et Lacan.

Il est curieux que personne n’ait pensé que ces deux aspects étaient parfaitement complémentaires et aussi indispensables l’un que l’autre !

C’est bien la mère qui donne au corps de l’enfant l’enveloppe physique et psychique dont il a vitalement besoin, qui crée son unité imaginaire, au travers de ce que Lacan a appelé le stade du miroir, et c’est le père, ou les partenaires de la mère, qui par leur présence permettent que se déroule devant et avec l’enfant le langage conversationnel et social dans lequel cette identité imaginaire va s’inscrire et se réduire dans la langue.

C’est bien le fait que la mère parle à d’autres que l’enfant, qui du reste lui font aussi à l’occasion une place dans leur parole, qui va donner au petit d’homme une autre dimension que dans le simple miroir du désir de la mère. C’est parce qu’elle désire et surtout parle ailleurs que la place de l’enfant devient subjective. Une mère ne peut élever un enfant seule, dans un miroir désirant vite pathogène, ce que lui propose parfois une société bien inconséquente.

A notre époque, le père est parfois simplement un ou une partenaire souvent secondaire de la mère, quand celle-ci n’est pas tout simplement isolée, ne s’adressant dés lors qu’à lui. Il n’est pas certain alors que l’inscription de l’enfant dans la langue soit identique que lorsqu’il est confronté à une langue qui se déroule sans s’adresser exclusivement à lui, mais simplement lui faisant une place, cette place unaire qui permet de se compter à côté des autres, et non uniquement pour lui-même. Il y a un fort risque d’affrontement narcissique dans un cas, une inscription dans la loi du langage dans l’autre…

 

Mais revenons à cette première inscription, de l’enfant, de Neanderthal, voire Érectus, après avoir effleuré les conditions de sa possibilité : n’est-ce pas cette nouvelle situation de l’infans, du sujet humain d’avoir à être un être de langage qui l’amène à remplir ce texte avec une image, ce prénom avec une marque dans le monde, comme il devient une marque dans la langue, un phonème parmi d’autre, donc un point parmi les autres ?

Si on suit cette piste, les premières inscriptions symboliques par points et traits seraient les témoins des premières dénominations des individus dans l’évolution de la langue, donc à partir de Neandertal, voire, comme on l’a vu, d’Homo érectus. Ils avaient donc peut-être des prénoms et des noms… Le signifiant est une fonction symbolique particulière en ceci qu’elle représente le sujet dans la langue, donc le dénomme.

 

Il est bien entendu quasiment impossible d’assoir cette hypothèse sur des preuves, c’est une simple hasardeuse déduction ! Le seul élément découvert récemment qui va dans ce sens est le fait que ces hominidés disposaient semble-t-il d’une ouïe et de capacité phonatoire autorisant la formation de consonnes, ce qui permet des productions de phonèmes beaucoup plus différentié que n’importe quel langage animal. La diversité linguistique à disposition ouvre en tout cas la porte physiologique à cette possibilité culturelle.

 

 

 




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