La fonction poétique du langage
 
F. Tosquelle avance dans ce texte un concept tout à fait novateur, qu’il n’explicite pas vraiment ensuite : la fonction poétique du langage. Cela fait penser à ce que Lacan disait du style, après Buffon, soit que c’est l’homme même.
On sait moins que cette idée a été reprise à Bernard Lamy[8], 80 ans plus tôt : Tous les hommes n’imaginent pas de la même manière : la substance du cerveau n’a pas les mêmes qualitez dans toutes les testes : c’est pourquoy l’on ne doit pas s’estonner, si les manières de parler de chaque Auteur sont différentes  [2]. »« Les expressions heureuses & justes sont l’effet d’une bonne mémoire  [3]. »« Les esprits estant […] si differens, quelle merveille que le stile de chaque Auteur ait un caractère qui le distingue de tous les autres, quoyque tous prennent leurs termes, & leurs expressions dans l’usage commun d’une même langue.
 
Ainsi le style est-il la base de la saisie du sujet dans la langue, de la même façon que si notes de musiques et solfège sont communs à tous les compositeurs d’une même culture musicale, chacun d’entre eux s’identifie aisément à l’écoute.  Si la définition restreinte de la poésie est la versification, son usage dans la langue commune est beaucoup plus vaste, et s’applique à chaque fois qu’un style touche profondément le mystérieusement le destinataire, lecteur, auditeur ou spectateur. On peut saisir alors dans cette circonstance qu’une subjectivité vient profondément en rencontrer d’autres, créant un lien social où chacun peut alors exister suffisamment dans son être profond, cette part de mystère singulier, non élucidable, restant présente dans l’échange, dans lequel la compréhension logique n’est alors que partielle.
C’est, je pense, là que la fonction poétique du langage permet l’authenticité de dialogue et autorise de vrais échanges subjectifs, un lien social vivant et incarné, au contraire d’une communication qui se voudrait uniquement gérée par une norme commune[9] : Puisque j’ai recommencé à parler du langage, je voudrais répéter ce qui me chiffonne : la persistance, en fait morale, je veux dire habituelle et référée à des modèles, à vouloir en faire un « produit de consommation » limité aux effets cognitifs ou aux communications de messages formulés en termes de logique formelle et déductive. Cela me chiffonne parce que nous nous écartons ainsi du lieu où s’enracinent les désirs et les souffrances des hommes. Et aussi parce que toutes les tâches de la psychothérapie se réduisent dès lors, qu’on le veuille ou non, à donner de « bons conseils », ou consistent à menacer et à faire peur. Car ce qu’on nomme souvent adoucir les peines, encourager les patients ou les amadouer, ne trompe même pas les plus naïf.
 
La fonction poétique de la parole va au contraire induire alors une technique dans la posture de l’analyste, du thérapeute que Tosquelles décrit ainsi : Les poèmes sont des constructions verbales agglomérées ou pleines de significations multiples, disons accumulées, « qui intensi?ent les relations de dépendance que tous les signes maintiennent entre eux » ceci beaucoup plus que dans les discours en prose ou dans les dialogues. Il n’est pas moins paradoxal cependant que dans un poème les signes se détachent les uns des autres beaucoup plus qu'en prose et qu’ils se lient en même temps pour former des « petits amas agglomérés ». Il faut voir dans cette contradiction structurale propre aux poèmes, et souvent aussi à la vie, l'un des aspects de l’objectif d’intégration d’oppositions paradoxales que tout poème tente de réaliser.
C'est pourquoi, quand la vie partagée des uns avec les autres nous confronte à de multiples contradictions sans solution cognitive, il ne nous reste plus qu’à essayer de les soumettre à un travail d'élaboration et d'intégration presque comme le font les poètes, et non pour chercher des échappatoires, mais afin, répétons-le, d’intégrer en nous-mêmes les contradictions et les paradoxes. On peut supposer que le malade (?) butte sur des contradictions et des paradoxes puisqu’il n'arrive pas à intégrer. Le travail qu’il pourra faire, pour peu qu’on puisse lui offrir un espace où la psychothérapie soit possible, suivra les chemins propres à la fonction poétique du langage beaucoup plus que tous les conseils possibles, et conduira à cette intégration qui n'est pas de la passivité, et qui n'apporte, contrairement a ce qu'on dit fréquemment, aucune « solution » à ses problèmes. En fait, ce qui change de cette façon ce sont les systèmes distributifs de l’organisation inconsciente, même s'il arrive souvent que surviennent certaines modifications de la conscience et du comportement ; si, de cette manière on souffre moins, et qu'on fait moins souffrir les autres, cela n’apparaît que comme un aspect « de surface »de ce dont il s’agit « réellement » : ce dont il s'agit, dans la psychothérapie, c’est que les liens et les chutes hétérogènes qui suivent les chemins du langage et courent entre les paroles puissent continuer à fabriquer le sujet, et ne devienne pas ainsi le lieu catastrophique de désintégrations presque toujours vécues comme des questions tragiques touchant à identité même de chacun
 
On saisit mieux ce que Tosquelles avançait de la croisée entre les fragments de langage, commun, et l’identification projective imaginaire, elle non partageable.

Mais cela, malgré les apparences, n’est jamais un travail qu’on peut faire tout seul. Voyez ce que Biel lui-même dit dans le « Poème Inachevé [10]». C’est ni plus ni moins que ce que nous pouvons offrir comme lieu thérapeutique où s'articule le jeu des transferts et contre-transferts au cours d’une psychothérapie. Ce sont des jeux qu'on ne peut mener tout seul, et qui sont indispensables à la poursuite même du texte qu'on peut construire lorsqu'on tente de s’intégrer à soi-même. Il n'y est pas question de « communications » cognitives réussies, ni de « communications affectives, ou érotiques » comme on le croit souvent. Bien plutôt, et de manière fondamentale, l’érotisation possible du transfert devient, au cours. d'une psychothérapie, une véritable barrière qui rend impossible la poursuite et l’efficacité du travail « poétique » du malade. Aussi paradoxal que cela paraisse, l’érotisation du transfert lui servira à construire un véritable système de défense pour éviter de continuer le travail d’intégration amorcé, dans lequel l’actualisation  d'un passé plus ou moins oublié et toujours déformé s'avère indispensable.
 
 
Ainsi, la fonction poétique de la parole est bien ainsi un des fondements de sa valeur thérapeutique. Au contraire, la désintégration psychotique serait alors le résultat d’une prise trop massive du sujet dans des discours mono logiques, dans des « vérités » énoncées par les autres, et parfois par lui-même en retour, d’où toute poésie serait évacuée, au profit une recherche identitaire écrasante, purement metonymique…
Au fond, tout cela avait déjà été aperçu, dit autrement, dans les réflexions sur les fonctions métaphoriques et métonymiques du langage de Lacan. L’introduction à la structure névrotique, ce qu’il appelle la recherche métonymique du désir, ne s’enclenche qu’à partir du refoulement induit par la métaphore paternelle, qui détache radicalement signifiés et signifiants, leur donnant par là même une liberté singulière plus grande. La fonction poétique, métaphorique, est bien dans ces approches la césure entre trait névrotique et psychotique. Elle est ce qui permet de parler vraiment à l’autre, et non de simplement parler le langage de l’autre…
 
La fonction poétique du langage : parler sans se comprendre
 
On comprend bien à lire ces lignes que Tosquelles ne propose pas une lecture « logique » du discours du patient, ni la mystérieuse communication d’inconscient à inconscient que prônent certains, mais un dialogue avec la poésie de la parole, à travers ses accidents de parcours chez soi-même et les autres. Cette attitude est beaucoup plus rigoureuse qu’il n’y parait, puisqu’elle implique de « dialoguer » avec l’être complexe et contradictoire du patient, c’est-à-dire l’ensemble en partie incompréhensible qu’est chaque humain. La poésie permet de se parler sans se comprendre, c’est en cela qu’elle est parfois thérapeutique, et expressément  et surtout dans le transfert du trait psychotique…
L’attitude de Tosquelles ne fut pas de réduire ses patients à une normalité compréhensible et acceptable par les autres, une normopathie sans vrai dialogue, comme disait si bien Oury, mais bien au contraire de se mettre au service de leur poétique créativité. Les résultats témoignèrent de la pertinence de cette approche : ainsi, en 1936, les sorties pour guérison ou amélioration furent de 42%, de 69% en 46, puis de 89% en 56. Bien que les critères de ces cheminements soient très flous, ils témoignent cependant, sur ces items certes imprécis, de bien meilleurs résultats, et même de guérisons, contrairement à l’approche trop uniquement centrée sur les neuroleptiques actuelle !