La suite des siècles n’amène que la constance de ce débat, les sorcières n’échappant au bûcher que grâce au diagnostic de folie, comme le rappelle plaisamment Freud, en pleine oscillation lui-même entre psychogenèse et organicité, traduit dans son vocabulaire comme possibilité transférentielle ou non[12] : Cette thérapeutique a cependant des limites : « Le champ d'action de la psychanalyse, écrit Freud, est limité par la forme même de la maladie. Le traitement analytique est tout indiqué dans les névroses de transfert, les phobies, les hystéries, les névroses obsessionnelles, ainsi que dans les anomalies de caractère qui se manifestent parfois en lieu et place de ces affections. Partout ailleurs, dans les états narcissiques, psychotiques, etc., la psychanalyse est plus ou moins contre-indiquée. Il serait donc légitime d’éviter un échec certain en éliminant ces derniers cas. » À cette réserve près, ajoute Freud, que "souvent nos diagnostics ne peuvent être portés qu'une fois l'analyse faite". Et le Maître de procéder par parabole, en évoquant ce roi d'Ecosse qui possédait une méthode infaillible pour reconnaître une sorcière. Il faisait ébouillanter l’accusée et goûtait ensuite le bouillon : “Oui, c'était bien une sorcière !” ou “Non, ce n'en était pas une !” Freud épilogue : "Il en va de même dans notre cas, mais alors c'est nous qui sommes échaudés. [...] Nous achetons vraiment le chat dans un sac, […] Le patient se venge en venant augmenter la liste de nos échecs et l’aspirant psychanalyste parfois, s'il est paranoïaque, en écrivant des livres psychanalytiques.”
 
Je n’ai pas résisté à vous citer ce passage, pour autant que nos neuro-sciences ne font rien d’autre, devant l’insaisissable trouble psychique, que de goûter le cerveau à l’aide de leurs puissants taste_cervelles, scanner et autres analyses génétiques, qui ne trouvent rien de probant, mais vont trouver, disent-ils, ces sages savants.
Je me souviens de mon stage d’externe chez le Professeur Debray-Ritzen, un des premiers à introduire ces neuro-sciences en France dans les années 70. Ce sage médecin, au décours d’une consultation pour un symptôme quelconque, saisissait tout à coup l’enfant, afin de lui renifler la tête, prenant alors devant les parents effarés un air entendu… Ce n’était pas là le roi d’Écosse, mais bien celui de la Salpêtrière. Sage, sage, enfin pas tant que cela, puisque travaillait librement dans son service un psychanalyste lacanien, la chose est peu connue. Le sage qui côtoie ainsi intimement ce qui le néantise devient ainsi, tout de même, un homme de relation, nous allons le voir plus loin avec Sartre.
 
Le texte de Foucault est mieux connu que l’ouvrage de Quetel. En voici un résumé par lui-même.[13]
 
Michel Foucault veut, comme l’indique le titre, faire l’histoire de la folie et non de la psychiatrie, laquelle n’est selon lui qu’un « monologue de la raison sur la folie » qu’elle a réduite au silence : « Il ne s’agit point d’une histoire de la connaissance, mais des mouvements rudimentaires d’une expérience. (…) Faire l’histoire de la folie voudra donc dire : faire une étude structurale de l’ensemble historique – notions, institutions, mesures juridiques et policières, concepts scientifiques – qui tient captive une folie dont l’état sauvage ne peut jamais être restitué en lui-même…
 
 
Ainsi va l’histoire de la folie, ballotée depuis toujours entre les deux versants de l’être, le social, le langagier d’une part, et le corps d’autre part. Les discours extrêmes, soit de l'antipsychiatrie, où il n'est que du lien pour rendre compte du symptôme, soit des neuro-sciences actuelles, où il n'est que du corps, fonctionnent comme si on voulait rendre compte d'une pièce uniquement par le côté face ou son envers, au lieu de considérer l'ensemble. (Ceci n'est pour autant pas du tout la même position que l'organo-dynamisme de l'école française de psychiatrie, théorisée par Henri Ey. Ce courant postule en effet un départ organique, même si celui-ci se décline ensuite dans la complexité relationnelle humaine. Il n'est qu'une forme un peu plus nuancée que les neuro-sciences actuelles de la réduction du symptôme psychique au cerveau comme organe.)
 
Là où Foucault et Quetel s’accordent sans le dire d’ailleurs, tant on existe parfois plus par nos oppositions que par nos positions, c’est que l’avancée clinique sur la question psychotique débuta par ce que l’un (Foucault) appelle « le grand enfermement » et l’autre (Quetel) « l’hôpital ». De fait, ce mouvement s’accentua à la fin du 18° siècle, avant, pendant et après la révolution. Un objet nouveau naissait peu à peu, né de l’isolement des « aliénés », - comme on disait à l’époque, parmi tous les mendiants ainsi placés, et dès lors débarrassant les rues de l’insécurité - : l’hôpital psychiatrique. Une clinique expérimentale pouvait enfin se dégager. Mais au sein même de ce nouveau corpus, la psychiatrie, la vaine dichotomie qui nous occupe entre organique ou psychique se répètera, on le verra illustrée par les positions respectives de Pinel et de son successeur, Esquirol.
 
Et si la répétition à travers les siècles de ce couple le plus souvent conflictuel, rarement complémentaire, scellant par là-même l'échec de cette opposition même, ne reflétait finalement l’intuition spinoziste qu’il n’est pas de différence entre corps et esprit, l’un et l’autre faisant partie de l’être, comme l'onde et le corpuscule dans la théorie quantique. Le problème étant que si on aperçoit l’un, on ne voit pas l’autre, bien qu’ils soient intimement liés. Si l’enfant précocement traumatisé et mal aimé développe parfois (pas toujours bien sûr) une atrophie de certaines zones corticales en lien avec l'affectivité, ce qui peut se voir au moment où on l’observe radiologiquement, il n’empêche que si l’entourage parvient à canaliser ses pulsions plus agréablement pour lui et les autres, le succès thérapeutique transférentiel, visible, s’accompagne d’une correction de ces zones cérébrales[14]. Et ce n’est pas en s’occupant de ces dernières seulement qu’on parvient à un résultat ! Inversement si on ne sait que les modifications cérébrales qui accompagnent les psychothérapies, les rééducations réussies, prennent de ce fait évidemment du temps, on fait l'erreur inverse de ne voir que le relationnel sans le corps.
Le corps, le cerveau, et l’appareil sont dans une relation quantique : en s’occupant de l’un, on s’occupe en fait aussi de l’autre. C'est une des raisons pour lesquelles les psychanalyses et psychothérapies transférentielles sont longues, mais avec alors des résultats plus durables et solides, ce que montrent la plupart des évaluations, y compris celle de l'Inserm de 2004, quand on prend le temps de la lire dans le détail, malgré ses conclusions hâtives et contradictoires avec son contenu même !
 
Aussi le débat entre ces deux visions de la folie s’épuise-t-il de la sorte. Ni Foucault, en éliminant l'obstinée singularité des corps, ni Quetel, en supprimant ce qui dans la relation même le façonne, ne peuvent-ils vraiment rendre compte d’un sens de l’histoire de la folie. Tout au plus peut-on supposer que l’ancienneté des troubles relationnels modèle plus profondément le corps, laissant apparaître, dans ce semblant en fait quantique, ce que Quetel appelle la folie organique, alors que Foucault s’adresse à des troubles sociologiques et politiques plus récents dans l’histoire du sujet, faisant alors surgir préférentiellement l’aspect relationnel, l’ombre du corps parlant moins alors.
En tout cas, sans en avoir un instant conscience, ces deux auteurs, dans leur opposition même, ne font que répéter un conflit fixé ainsi depuis 2500 ans par la fatuité humaine du désir d'avoir raison contre la folie…