Illustration clinique
 
Le propos de Pankow est précisément de dire que le simple dialogue transférentiel verbal, donc névrotique, n’est pas possible dans le trait psychotique tant que l’image du corps n’est pas réunifiée, ce à quoi sert sa technique de greffe de transfert. 
Cette modalité reste très proche du squiggle de Winnicot, pour le citer à nouveau, qui pourtant ne parle pas lui d’image du corps (mais de self, plus ou moins faux comme on sait), alors qu’il a aussi des résultats excellents avec des enfants à traits psychotiques. Gardons cela aussi  en mémoire pour la suite, et avançons dans le travail de Pankow.
 
D’abord, sa technique générale :
Rencontre des parents. 
Lorsque Pankow prend en analyse un patient schizophrène, elle rencontre autant que possible les parents afin de mieux saisir comment les zones de destruction dans l'image du corps correspondent aux zones de destruction dans la dynamique familiale. Elle procède de la façon suivante. Elle rencontre d'abord trois fois la mère d'un schizophrène avant de rencontrer le patient lui- même. Pendant la première entrevue, elle se contente d'écouter ; pendant la deuxième consultation, elle essaie d'élaborer les relations de la mère à ses propres parents; pendant la troisième rencontre, elle essaie de saisir la situation existant au moment de la conception de l'enfant (le désir d'avoir un enfant). Après avoir rencontré la mère, Pankow rencontre le patient, trois fois également. Ensuite seulement, elle voit le père avec lequel elle aborde les mêmes thèmes qu'avec la mère. C'est à ce moment qu'elle décide de commencer le traitement du patient schizophrène.
Pankow indique aux parents qu'ils ont le droit de lui téléphoner s'ils ont des questions ou des angoisses particulières, ou s'ils ne comprennent pas ce qui se passe au cours du traitement de leur enfant malade ; dans ce cas, elle peut leur fixer des rendez-vous. La mise en marche d'une psychothérapie analytique des schizophrènes a comme condition préalable ce contact avec les parents. Quand les parents d'un schizophrène sont capables de renoncer à leur attachement infantile à leurs propres parents, et quand ils acceptent de se séparer de leur enfant, ils peuvent devenir véritablement des parents eux-mêmes ; c'est seulement à ce moment qu'ils peuvent se permettre eux-mêmes d'exister de façon autonome et qu'ils peuvent reconnaître leur enfant comme quelque chose qui n'est plus eux- mêmes. Pankow rejoint la pensée de plusieurs cliniciens qui affirment que la schizophrénie apparaît à la troisième génération d'une histoire familiale et que le schizophrène doit être considéré en relation avec ses propres parents, et même ses grands- parents paternels et maternels. Pankow propose la formule : « Pour les parents d'un schizophrène, il n'est pas permis d'avoir un enfant qui soit un fruit ; pour un schizophrène, il n'est pas permis d'exister » (Pankow, 1977, 10).
 
On entend bien dans ces remarques sur les familles de ces patients que le dialogue tel que je l’entends, c’est à dire avancer dans le sens de sa vie avec les autres dans le respect des différences et incompréhensions, actant la part de la séparation radicale des êtres dans l’échange, en affrontant les différentes histoires familiales, n’y est simplement pas possible, par la force des projections. La sorte de thérapie familiale particulière que propose Pankow rétablit en réalité certaines conditions de ce dialogue : reliant les conduites inconscientes à l’histoire, laissant chacun s’exprimer de façon différentiée, elle réintroduit un dialogue - au moins en elle, quitte à le restituer plus tard quand elle le pourra dans le cours de la thérapie - grâce à la séparation forcée des interlocuteurs par ce dispositif, sans lequel ils échoueraient comme ils le faisaient chez eux. Il y a quelques points communs avec l’expérience finlandaise d’Opendialogue, dont nous parlerons plus tard, même si les expressions sont ici en différé, à l’abri ainsi des conflits qui les limitent toujours dans le champ concret familial.
 
Le cas clinique maintenant , évidemment très résumé ici :
Malgré cette terrible menace des voix le malade cherche lui-même une occupation et trouve une place comme garçon de ménage dans une institution, ainsi qu'une chambre meublée.
Au bout de deux mois de traitement, celui-ci devient extrêmement difficile. Je travaille pendant les séances avec la technique de modelage et je fais surgir des rêves éveillés. Après avoir réussi pour la première fois après trois mois de traitement à modeler un corps humain, composé de morceaux de plastiline de couleurs différentes, le malade devient accessible.
 
Le dialogue et le corps se reconstruisent ensemble, comme on le voit.
 
Je voudrais maintenant montrer comment, après six mois de traitement, j'ai trouvé accès au monde psychotique de ce malade et comment j'ai réussi à le transformer en retrouvant son corps perdu

Le patient me dit que la mère de sa grand-mère du côté maternel avait fait transformer la façade du château où il était né. Cette demeure était un château fort, et la mère de sa grand-mère avait fait détruire tous les piliers des salles et assécher les fossés. Son arrière-grand'mère aurait donc ainsi transformé le château fortifié en château bourgeois. A ce propos, j'ai dit au malade que l'arrière-grand'mère avait nettement détruit l'aspect viril du château. Là-dessus, le patient se rappela avec étonnement que l'aîeule avait également fait démolir la tour, ce qui est, vous le savez, un symbole phallique.

En expliquant au malade que la transformation du château indiquait comment il avait sacrifié l'aspect viril de son corps, j'ai ajouté que, dans la cuisine seulement, le domaine de la femme, il rencontrait le vieux château viril avec ses piliers. La réponse immédiate du malade nous révèle que, non seulement la forme, mais aussi le contenu de la cuisine étaient restés virils.
 
Contrairement à Françoise Dolto, qui croit trop à ses interprétations et les maintient souvent indépendamment des réactions de ses patients, comme c’est parfaitement lisible dans son ouvrage « le cas Dominique », ici Pankow fait le plus grand cas de la réaction du patient à ses interprétations. Elle travaille à des résonances dans le dialogue, et non dans la rigidité de son système théorique. Bref, elle ne croit pas tant que ça en ses interprétations, s’attachant plus aux réactions des patients, cherchant et s’adaptant : la recherche de résonance est priorisée sur la certitude théorique. Ceci explique selon moi son succès important dans cette clinique.
 
Revenons au cas : Dans la cuisine régnait un monstre, une gouvernante, qui avait été introduite dans la maison par une tante, et qui tyrannisait toute la famille ; elle avait pratiquement la direction du château. Le père du malade s'était laissé enlever son rôle viril de direction et avait abandonné le combat devant cette personne qui décidait de tout. La mère du malade fit de la dépression et fût envoyée plusieurs fois en clinique psychiatrique. A partir de ce monstre[1], nous avons donc accès à l'histoire vécue individuelle du malade. Dans la dynamique familiale, le monstre a une place très décisive qui révèle une faille dans les relations interhumaines : ce monstre de gouvernante avait repoussé le père de son rôle de dirigeant et la mère de son rôle féminin. L'image dynamique du corps-châteaux est donc une image structurante, c'est-à-dire un phantasme, parce qu'elle nous conduit non seulement aux limites du corps du malade, mais nous permet aussi de le situer dans un temps vécu de son histoire individuelle coupée par le monstre. Ce qui est important, c'est cette force structurante de l’image du corps-château et nous ne nous soucions pas de savoir si cette dynamique était la cause de la maladie de ce schizophrène. Nous ignorons donc la cause de cette schizophrénie, mais il n'est pas nécessaire de la connaître pour pouvoir rencontrer ce malade schizophrène et le ramener dans le monde humain.
Bien sûr, pour moi, cette ignorance de la cause est liée au fait que Pankow tourne autour de la question du dialogue sans l’apercevoir clairement. Il est pourtant net que dans cet exemple, l’irruption du « monstre » inaugure pour cette famille la fin du dialogue masculin féminin, parents enfants, le tout écrasé par l’indiscutable vérité domestique de cette gouvernante…
 
Elle conclut ainsi son travail : C'est cette absence de lien entre le dedans et le dehors qui caractérise la schizophrénie ; il n'y a pas de chaînes d'associations permettant de retrouver le lien entre les débris de tels mondes détruits. Les méthodes permettant d'expliquer à un névrosé les conflits qu'il a pour ainsi dire projetés sur son entourage ne peuvent être appliquées un schizophrène. Car avant de saisir un conflit intérieur dans sa projection sur le monde extérieur, le schizophrène devrait être capable de savoir qui il est, c'est-à-dire, il a besoin d'un corps limité et saisi comme une unité. C’est pourquoi ma méthode de la structuration dynamique de l'image du corps vise d'abord la dialectique entre forme et contenu de cette image pour ainsi réparer et retrouver l'unité du corps. Si le corps a retrouvé ses limites, le malade peut être capable d'entrer dans le temps de son histoire. 
 
On lit bien dans ces lignes la correspondance avec l’intuition d’Heidegger citée plus haut entre la pensée et l’habitat, même si ici c’est du corps dont elle parle. C’est que ce dernier, lorsqu’il est réunifié, pour Pankow, est un lieu qui contient à nouveau son histoire, son habitat spatial et temporel. Dans cet endroit reconstruit, les conflits destructeurs de son passé deviennent alors des éléments articulables, énonçables, même (et surtout !) poétiquement, métaphoriquement, au lieu d’être déstructurants, car projetés en dehors de l’espace de la parole, comme avant l’analyse...
 
Avec ces concepts, elle fut d’une efficacité clinique remarquable, notons-le encore sans l’aide des neuroleptiques qui n’existaient pas à l’époque.
La transmission de son travail fut cependant plus imparfaite, ce qui est dommage, peut-être en raison du fait qu’elle n’aperçut pas l’éminente place de la reconstruction du dialogue en même temps que celle de l’image du corps et de l’histoire refoulée ou rejetée. Ceci a une importance cruciale dans la clinique, car il est en fait possible que le déclic thérapeutique dans ces cas soit inverse de ce que pensait Pankow : c’est peut-être la restauration d’un vrai espace de dialogue qui permettrait au corps de se réunifier…
 
 
 
Conclusion :
 
Il me semble que le fil rouge de ces trois styles thérapeutiques différents de Tosquelles, Manier et Pankow peut ainsi se dénouer : 
                                                                                                 -de l’intégration au cœur de la parole de l’incompréhension, de la contradiction, centre de la poétique  de Tosquelles, 
                                                                                                 - au constat de l’insistance de l’importance du mystère de la rencontre malgré le désir inverse de compréhension de l’autre, à travers la trop grande confiance dans ses interprétations, de Manier, qu’heureusement il finit par rapidement critiquer, 
                                                                                                    -et enfin l’invention d’un lieu, d’un cadre au sein duquel ces incompréhensions, ces vides historiques peuvent progressivement se signifier à nouveau pour le patient au travers l’usage d’objet transitionnel, de greffes de transfert, chez Pankow,
 
Chacun de ces trois auteurs réinvente à sa manière un dialogue thérapeutique. Celui-ci est complètement ouvert sur l’intégration des conflits, les constats d’incompréhension, les manifestations poétiques, les renouveaux des récits familiaux. 
Ils nous ouvrent ainsi la voie ici suivie de ce que peut être un vrai dialogue thérapeutique dans le cabinet de l’analyste lorsque s’y rencontrent des traits psychotiques, douloureusement prisonniers d’affects énigmatiques, afin que se relient alors autrement pour le patient la sphère imaginaire, son histoire, et ses paroles, et qu’enfin s’y intègrent les paradoxes, les contradictions, les rejets, en termes articulables enfin au lieu d’être interdits voire impensés comme dans son trajet d’enfant. 
Dans ce nouveau lieu de la thérapie se parle enfin un autre lieu, celui de l’histoire clivée du patient. Souvenons-nous d’Heidegger, qui ne sépare pas le symbolique des lieux qui le voit naître, contrairement à Lacan.
Les entrelacs des dialogues des corps, des histoires, des récits familiaux, des représentations imaginaires, des lieux sont au cœur de l’efficacité du travail de ces auteurs, tous au chevet, chacun dans son style, de l’invention d’un nouveau récit singulier par le patient de son histoire parmi les autres.
 
 
[1] Le monstre est une représentation qui toujours se joue du dialogue, soit qu’il n’y en ait pas, soit qu’il le manipule…