La dérive paranoïaque.
 
À l’autre extrême, le trait paranoïaque manifestement ne bouge rien de son identité dans la fréquentation de ses pairs, cette fonction de « sas identitaire » disparaissant parfois totalement devant la rigidité défensive de son système de pensée.
Un bon exemple de cela se trouve dans le texte autobiographique de Schrebert[8]
Des changements de détail seraient préjudiciables à la fraîcheur première de l’exposé.
C’est ainsi qu’il est à mon avis sans importance signi?cative que les constructions auxquelles je m’étais livré par le passé à propos de la relation attentatoire à l’ordre de l’univers qui s’est nouée entre Dieu et moi soient plus ou moins entachées d'erreur. Seules, au demeurant, peuvent prétendre être de portée universelle celles des conclusions auxquelles je suis parvenu en me fondant sur mes impressions et mes expériences vécues ayant trait aux données permanentes qui sont là en cause, et qui touchent à l'essence de Dieu et à ses attributs, à l’immortalité de l’âme, etc. Sous ce rapport, je n’ai, même après mes expériences les plus récentes, pas la moindre modi?cation à apporter à mes croyances fondamentales d’autrefois, celles notamment développées aux chapitres I, II, XVIII et XIX de mes Mémoires.
 
Là encore, on ne peut être plus clair ! L’absolue vérité est là interne, totalement à l’abri du moindre vacillement, de la moindre rencontre. L’origine de telles structures psychiques est probablement de même nature que pour le trait schizophrénique, sauf que l’image du corps est dans ce cas déjà constituée, ce qui laisse supposer que la rencontre avec la certitude indiscutable de l’autre s’est faite plus tard dans la constitution de la personnalité. Le corps était déjà rassemblé dans la symbolisation de l’enfant, et sa rencontre plus tardive avec les vérités de l’autre, à défaut de l’éclater comme dans le trait précédent, ne lui laissait que le loisir d’y entrer complètement à son tour pour survivre. 
Dans ce jeu de miroir délétère, si le thérapeute n’aperçoit pas là aussi que toute vérité de sa part, toute certitude, vient répéter la cause même du problème, pratiquement quel que soit le sujet, il lui sera difficile d’avancer dans le transfert.
 
Si la cause du trait psychotique en général est bien la vérité indiscutable, l’absence de vacillement référentiel dans les dialogues structurants, les logiques subjectives, alors le traitement est tout simplement son rétablissement dans le long et difficile transfert thérapeutique, puis par extension dans le monde propre du patient. Cela commence par l’aperçu par l’analyste du danger de ses certitudes face à son patient.
 
 
 
 
 
L’application pratique de ces idées : l’école Opendialogue.
 
C’est précisément ce à quoi s’est attachée une école de traitement des troubles schizophréniques de Finlande, en Laponie, connue sous le nom d’open dialogue. Croisement de trois origines conceptuelles, cette pratique illustre de plus un concept de Francis Jacques plus tardif que ceux que nous avons utilisé jusqu’à présent, et peut-être encore plus crucial pour notre pratique : la suspension référentielle. Mais procédons par ordre ! D’abord, pour bien signaler l’intérêt de tout cela, un mot sur les résultats de ces praticiens, très parlants[9] !
 
Une étude de 2006 publiée par Jaakko Seikkula et al., consistant en un suivi pour une durée de cinq ans de personnes atteintes d'un premier épisode de psychose non-affective en Laponie de l'Ouest, a permis de réaliser une comparaison entre un groupe de 33 personnes, avant le traitement par l'approche Dialogue ouvert, et un autre de 42 personnes, pendant le traitement par la même approche. La réduction de la période psychotique sans traitement, ainsi que des jours d'hospitalisation et des réunions familiales a été observée dans le second groupe[8].
Résultats pour une série d'études :
  • L'étude de suivi sur cinq ans de 2006 montre que 83 % des patients ont retrouvé un travail ou repris leurs études, ou étaient en recherche de travail, ne percevant ainsi aucune aide au handicap du gouvernement. Selon la même étude, 77 % n'avaient plus de symptômes psychotiques résiduels[9]
  • Les patients avec l'approche Dialogue ouvert sont hospitalisés moins fréquemment, et trois pour cent d'entre eux avaient besoin de neuroleptiques, en contraste avec les 100 % du groupe contrôle[9]
  • Après le suivi de deux ans, 82 pour cent n'avaient plus, ou seulement de légers et non visibles, signes de psychose, comparés à 50 % dans le groupe contrôle[9]
  • Les patients en Laponie de l'Ouest ont un meilleur statut professionnel, avec 23 % d'entre eux vivant avec une allocation de handicap en comparaison à 57 % dans le groupe contrôle[9]
  • Les rechutes arrivent dans 24 % des cas avec Dialogue ouvert comparé aux 71 % dans le groupe contrôle, selon l'étude de 2003[9
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    Les bases théoriques d’Opendialogue.
     
    La première de ses origines se situe dans le travail de Mikhael Bakhtine, dont l’œuvre la plus connue est son approche de Dostoïevski. Pour résumer drastiquement, il s’agit de constater que le romancier entrecroise sans cesse des dialogues qui coexistent sans jamais se réduire l’un à l’autre dans une vision globale, unique. A l’extrême de cette analyse : , En mettant en avant le caractère polyphonique (dialogique ou « plurivocal ») des œuvres de Dostoïevski, Bakhtine formule sa conception du Mot. Dans « Les Problèmes de la poétique de Dostoïevski » (1963), il le définit comme phénomène métalinguistique. En tant que tel, le Mot se distingue de la langue comme objet de la linguistique, c’est-à-dire de la langue comprise dans son universalité, comme un des moyens de l’échange interindividuel au sein d’une communauté linguistique. Tout Mot chez Bakhtine a un auteur (y compris collectif) qui exprime dans le Mot sa position personnelle vis-à-vis d’un problème, d’un phénomène, etc. À la différence d’un mot de la langue en tant qu’objet de la linguistique, universel, commun à un groupe d’individus et, de ce fait, « impersonnel », le Mot comme phénomène métalinguistique est toujours personnalisé. Il reflète la vision du monde de son auteur. C’est en tant que tel qu’il provoque une réaction de réponse, c’est-à-dire suscite une attitude « dialogique » de la part d’un autre individu (d’« autrui »). Élément constitutif de l’échange interindividuel dans lequel les individus non seulement expriment leur point de vue personnel sur le monde, mais aussi se réfèrent aux paroles d’« autrui », les transmettent, les critiquent, etc., le Mot peut véhiculer non seulement l’ensemble des idées de son auteur (un sens objectif), mais aussi l’attitude de ce dernier envers le contenu (le sens) et le style du Mot émis par une autre personne. Dans ce cas-là, le Mot est « bivocal ». Il a une double orientation : 1) vers son objet et 2) vers le Mot d’« autrui ».
     
    On remarque ici le début du remaniement référentiel dont parle F. Jacques, puisque le même récit va dérouler, selon l’interlocuteur, des bases contextuelles différentes à un même mot ! Notons au passage que c’est à constamment se souvenir de cela que le travail contextuel vient remplacer le jugement absolu de valeur. Autrement dit, lorsqu’un symptôme gênant pour le patient ou un affect dérangeant pour l’analyste se transforme en récit polyphonique, non totalement maîtrisé, dans l’espace thérapeutique, le remaniement subjectif peut se produire.
     
    Cet auteur généralise ensuite son propos.
     
    Être, c’est communiquer dialogiquement. Lorsque le dialogue s’arrête, tout s’arrête. C’est pourquoi, en fait, le dialogue ne peut et ne doit jamais s’arrêter.
     
    Si on ne peut le suivre aussi loin dans cette explosion de la notion même de moi au sens de la psychanalyse, il en désigne cependant assez clairement le destin lorsque quiconque engage une vraie conversation, quelle qu’elle soit ! On y engage bien une part dynamique de son être, sans la moindre maîtrise, quoiqu’on en pense ou espère au départ ! L’être du sujet est en tous cas pour une bonne part dans ce mouvement.
     
    La seconde référence est celle de Grégory Bateson, et de l’école de Pablo Alto. Elle étudie la pathologie du dialogue dans les familles concernées par un trouble schizophrénique. Nous en avons souvent parlé et n’y reviendrons que pour signaler que ce type d’échange interdit précisément la polyphonie et la contextualisation des paroles !
     
    Enfin, la troisième référence est l’école systémique de Milan, de Maria Selvini en particulier. Cette pratique thérapeutique des troubles des communications familiales, voire sociales et professionnelles des patients aboutit à des enrichissements et entrecroisements de récits nouveaux, en levant des blocages fusionnels et projectifs divers. Le résultat est, là aussi, un enrichissement de la polyphonie familiale, donc ouvre à de nouvelles potentialités subjectives des membres du groupe en question.
     
    L’essentiel de l’originalité de l’approche d’opendialogue est qu’elle inclut les soignants dans le problème ! Les thérapeutes qui ont inventé cette méthode ont clairement remarqué que leur manière de penser elle-même participait du résultat du processus ! Là où ils trouvent pleinement leur place dans le présent travail, c’est qu’ils ont précisément aperçu que toute posture de vérité, de certitude, de savoir sur l’autre chez le thérapeute vient à son tour bloquer le processus thérapeutique ! L’essentiel de la formation de ces soignants est alors justement de les décaler de cette posture, de façon à simplement être au service de la circulation des paroles singulières, au chevet d’une nouvelle polyphonie au sein de laquelle toute parole devient relative à une autre… Dès lors, les conditions d’un vrai dialogue sont réunies, dont les effets cliniques sont ici remarquables.
     
    Il est certain que toutes les cultures ne permettent pas ce genre d’approche systémique. Ce n’est d’ailleurs pas souhaitable, le consensus social fort de ces contrées autorisant ces pratiques n’étant pas sans inconvénients non plus. Reste que leurs résultats impressionnants doivent nous intéresser quant au déroulement de nos rencontres plus individuelle avec nos patients : la polyphonie peut aussi s’entendre avec succès dans le transfert…
     
     
    La référence suspensive.
     
    Tout ceci aboutit pour nous à un concept que Francis Jacques développe dans la suite de son travail, la référence suspensive[10]. Il aborde cela à partir de la littérature, mais les analogies sont nettes concernant notre question propre. Il constate,( je simplifie fortement !) que dans les littératures de fiction, le jeu est constant entre l’exposé des mondes rendus possibles par le langage et le rapport de chacun, auteur et lecteur, à sa propre réalité. Les références du langage au monde réel sont ainsi suspendues, tout au long du processus d’écriture et de lecture.
    Ce mécanisme est résumé ainsi par Jacques : tous les grands romans, dans la mesure où ils nous ramènent à la réalité, sont construits contre le romanesque. Ils dénoncent le principe de la fiction qui les a nourris. Ils s’avancent vers une référence dans le monde réel qui est leur « terminus ad quem ». Que le réel ne cesse d’effacer l’imaginaire, ce paradoxe mérite réflexion.
    C’est bien l’inverse dans le trait psychotique, à savoir que l’imaginaire emporte le réel ! C’est que, dans notre hypothèse, l’effet de vérité de l’usage du langage, du symbolique, empêche le lien dynamique des multiples dimensions psychiques, et est bien à l’origine de ce trait psychique si douloureux. On comprend mieux alors que ce réel est ce qui fait retour, dans la mesure même où il n’est plus régulé par un symbolique figé et immobile, ou désinvestit par l’être. 
    La référence suspensive de F. Jacques, qu’on peut appeler ici suspension de la vérité, est précisément ce qui permet ce remaniement symbolique dans le dialogue, donc aussi la circulation des humains entre leurs mondes respectifs de croyances et autres « point de capiton », comme les appelait Lacan. Le remaniement référentiel autorisant les dialogues constructifs est alors possible grâce à cette suspension de toute vérité référentielle qui risquerait d’écraser le processus dialogique.