Nous verrons alors le lien intime qui noue plaisir et vie, à la fois sur les plans :

- Thermodynamique : les systèmes clos ouverts que sont les êtres vivants sont des défis à l'entropie. Il faudra tenter de saisir ce qui peut être relié là au plaisir dans le plus central des échanges énergétiques de l'effort du vivant. La pertinence de la thermodynamique pour notre champ précis tient à ce qu'elle est, fondamentalement, une réduction du complexe au simple, comme le symbolique lui-même, dans l'étude des flux d'énergie entre systèmes.

- Phylogénétique : de la molécule complexe primitive à l'ARN premier, élément précurseur de l'ADN, se produisent des phénomènes d'autocatalyse où apparaissent dès l'origine des échanges d'énergie biochimique, dont l'effectuation utilise des éléments précis présents dans le milieu. Ces rencontres entrent dès ce moment dans la définition arbitraire que nous donnons du plaisir. Tout au long de la phylogenèse, ce presque retour du même qu'est la vie, cette homéostasie dont parlait Freud (mais pour lui sans la notion de dépense énergétique liée à l’entropie qui s'y rapporte), se complexifie, et entre dans le grand cycle darwinien, qui ne s'applique à proprement parler qu'au vivant. Nous verrons, grâce aux travaux de Jean-Claude Ameisen, comment la mort s'invente alors, pour le plus grand plaisir adaptatif du vivant, du point de vue de l'espèce... La reproduction sexuée apparait ensuite avec les mêmes effets paradoxaux que l'invention de la mort : l'énergie mise au service des modifications adaptatives de l'espèce se payant alors d'un sacrifice de l'individu, grâce à une dérive et une spécialisation du plaisir, qui se relie à l’organe reproducteur, avec une force qui entraîne l'individu au-delà de lui-même, et souvent jusqu'à son sacrifice. Les exemples en sont innombrables dans le monde animal : cette hypertélie du plaisir s'appelle alors l'orgasme. Nous verrons alors comment plaisir et orgasme ne peuvent par nature s'articuler simplement, et donc se renforcent et s'opposent tour à tour, dans un chemin parallèle à l'articulation, hétérologue elle aussi, individu/espèce.

- Anatomique : de la molécule carbonée primitive qui s'autocatalyse au corps humain qui tombe amoureux et de la sorte éventuellement se reproduit, se rejoue la même scène fondamentale de réplication d'un organisme, dans un mouvement continuel vers plus de complexité donc plus de possibilités d'adaptation, de mobilité, de recherche et même de création d'un monde dédié, donc en fin de compte de résonances, en particulier chez l'homme. Nous verrons comment l'évolution biologique et anatomique des espèces déplace peu à peu la notion de plaisir d'une rencontre fortuite qui permet le maintien et la reproduction d'un organisme moléculaire à celle d'une recherche de ce plaisir, active, donc centralisée par un réseau neuronal, de plus en plus complexe, voire relié, dans l’organisation sociale, à d'autres cerveaux.

Nous aurons à interroger la place que prend l'apparition du sommeil, qui naît en même temps que l'homéothermie, en notant que celle-ci permet des incursions de plus en plus autonomes vis-à-vis du milieu originellement adapté à l'organisme en question. C'est probablement là la naissance de la fonction de l'imaginaire.

- Symbolique : une remarque d'importance tout d'abord s'impose. A partir du moment où un neurone apparait, une mémoire existe aussi. En effet, la fonction du neurone est de déclencher une action à partir d'une perception. Même si cette fonction est purement instinctuelle, son efficience a été sélectionnée par l'évolution. Son existence même est donc une forme de mémoire du passé évolutif, de ce point de vue.

Aussi, déjà, une représentation du monde est présente, sur un plan purement factuel, phénoménologique. C'est une représentation sans conscience, de facto. Si le symbole est une présence qui renvoie à une absence, définition arbitraire également, une proto fonction symbolique existe dès la naissance du neurone dans l'évolution. Elle est alors au cœur du plaisir de la rencontre entre la perception et l'action quand elle est suivie d'effet.

Nous aurons alors à suivre l'évolution de cette fonction symbolique pour comprendre la clé qu'elle représente dans l'économie des plaisirs vivants des humains.

 

Cela ouvrira la voie d'un travail sur le symptôme, vu par la psychanalyse, c'est-à-dire comme une organisation intelligente de l'appareil psychique, une adaptation contextuelle, donc variable comme celui-ci. Nous y verrons la place que prend le trajet du plaisir, dans la complexité hétérologue et contradictoire de l'être humain.

 

Nous verrons aussi en quoi la question de la toxicomanie se traverse mieux, tant pour les soignants que les patients, lorsqu’on admet cette place centrale du plaisir pour l’appareil psychique. Qu’il se reprenne dans la relation à l’autre, la rencontre, au lieu de survenir directement par la chimie des centres cérébraux concernés, voilà qui dessine une alternative qui semble être au cœur des processus de guérison.

 

Il faudra à ce moment du travail reprendre ce qui a été élaboré par les psychanalystes à ce propos, avec en arrière-pensée une réticence à son égard assez constante des théoriciens principaux, Freud et Lacan, dont nous avons déjà dit un mot rapide, et sans doute aussi la défiance insuffisante de Ferenczi sur ce plan dans sa pratique clinique dite « active ». Une voie existe, entre ces deux extrêmes, qui permet d'utiliser à sa juste et puissante place ce moteur du changement psychique qu'est le plaisir articulé à sa limite qu’est la réalité.

Nous verrons chemin faisant une position fort passionnante d'un chercheur non-psychanalyste, Henri Laborit, dans un ouvrage intitulé « La colombe assassinée[9] » sur ce rapport entre plaisir et symptôme, ouverture théorique de la part d'un homme qui semblait moins se méfier de ce plaisir que les psychanalystes cités.

 

Nous terminons cette introduction par cette citation de Groddeck, dont nous tenterons d'étayer plus solidement la teneur qu'il ne l'a fait lui-même.

Tout ce qui vous paraîtra raisonnable ou seulement un peu insolite provient directement du professeur Freud, de Vienne, et de ses disciples ; ce qui vous semblera complètement insensé, j’en revendique la paternité. [10]

C'est, en effet, que l'effectuation d'un vrai plaisir subjectif est sans doute au-delà du sens, et nous verrons pourquoi cette effraction est indispensable à l'émergence d'un sujet réellement parlant, c'est-à-dire ne parlant pas essentiellement dans la répétition. Cette actualisation du plaisir singulier d’un être, cette retrouvaille qui n’appartient qu’à lui, n’est-ce pas alors cela qu’on appelle guérison en psychanalyse ? On saisit que ce temps est au patient, et non à l’analyste, au thérapeute, qui ne peut qu’en prendre acte... Il participe alors seulement à ce processus, sans jamais, par définition, le maîtriser ni complètement le comprendre.

 

Beaucoup d'articulations sont proposées tout au long de l'ouvrage, entre la réalité sociale et la réalité psychique. Ne nous y trompons pas : c'est bien parce qu'elles sont foncièrement hétérogènes, hétérologues que leurs interactions, toujours fécondes, sont surprenantes et imprévisibles, inventives.

Enfin, ce texte est la réécriture d'un séminaire : les interventions des participants ont été laissées, puisqu'elles ont participé au présent travail.

 

[1] Freud (S.). G.W., XV, 103; S.E., XXII, 97; Fr., 133.

[2] Ibid P 99

[3] C'est moi qui souligne.

[4] L'objet (a) chez Lacan désigne, pour résumer brièvement, l'importance du manque dans la dynamique du désir.

[5]https://www.atramenta.net/lire/oeuvre37898-chapitre-3.html

[6] Ça et Moi, Gallimard, p. 261

[7] Folio, Gallimard, 1989

[9] Grasset, 1983

[10] Ibid