Les diverses théorisations des psychanalystes mènent chacune a des points limites.
 Elles font toutes avancer le travail de quelques étapes, mais nécessitent une critique soigneuse pour continuer le chemin.
Parlons d’abord des avancées :
L’issue de l’analyse n’apparaît plus comme teintée de la déshérence que proposait Lacan à travers sa conception du desêtre. Vient à cette place le déploiement singulier de l’énergie psychique dans la dimension du lien social, de la langue, par le moyen d’une parole qui découvre et se découvre. Il s’agit là d’une différence majeure, qui implique beaucoup plus que d’exister simplement dans un style, mais bien d’être parti prenante du contrat social.
L’autre pas majeur est l’abandon de l’idée que la fin de l’analyse serait d’être analyste. La question qui a encombré les corpus freudiens et lacaniens est ainsi abandonnée, ou presque, nous verrons pourquoi. Je rappelle que pour les freudiens, un des critères de la fin de l’analyse est l’identification au moi « sain » (vous vous souvenez de Lebovici s’identifiant à un satyre avec une petite fille !!!) de l’analyste. Là, il ne s'agit pas d'être l'analyste, mais d'être comme l'analyste, ce qui n'est guère différent. En effet, poser la fin de l’analyse comme déterminée par une identification spéculaire amène logiquement à une violence subjective complète, comme dans tout processus fusionnel narcissique.
On a vu dans les conférences précédentes que la proposition lacanienne de desêtre amenait paradoxalement à être analyste. Ce qui revient strictement au même que ce que nous disions des freudiens.
Une autre avancée importante est bien entendu cette question de l’articulation hétérologique entre réalité sociale et réalité psychique. Il est clair que cette notion a évolué au fur et à mesure du travail de Marc Thiberge, ce qui est bien normal. Disons simplement que d’un point de départ très radical qui posait qu’il n’y avait pas de relation entre réalité sociale et réalité psychique, on en est arrivé à une interrogation sur leur articulation avec et malgré leur radicale différence. Il est clair que cette question reste largement à avancer, mais elle est encore bien féconde dans son ensemble. Elle reste à avancer quant au statut du signifiant, par exemple, qui pose lui une stricte équivalence entre les deux plans, ce qui fait à la fois solution et problème… Mais nous y reviendrons plus tard.
 Il me semble en tout cas que l’intérêt central de cette idée est qu’elle garanti l’inefficacité de la psychanalyse. Dès lors, elle reste peut-être le seul corpus de soins psychique qui échappe à un quelconque fantasme de manipulation de l’autre et du vivant. Elle n’est plus alors simplement qu’une rencontre, qui va évoluer au gré de la complexité de chacun, dans une imprévisibilité extrêmement précieuse qui seule garantie réellement l’existence d’une subjectivité, laquelle permettra l’effectuation individuelle et sociale de la singularité.
Les autres concepts développés dans cette théorisation me paraissent moins centraux quant à la question de la fin de la psychanalyse, ou se déduisent tout simplement des précédents. C’est ainsi que cette question du désir indestructible, où la notion d’inconscient indéterminé sont des notions qui se déduisent largement des précédentes. Ils ajoutent simplement une profondeur abyssale de complexité à la réalité psychique, ce qui n’est pas n’est pas inutile pour consolider l’idée que la réalité psychique n’est pas saisissable par la réalité sociale, ni même par la tentative de compréhension consciente, qui n’est un pan de cette réalité sociale.
 
 
 Posons maintenant ce qui m’apparaît comme les points de butée.     
Il en est cinq principaux, qui fonctionnent comme des axiomes.
 Le premier concerne la question de la constitution même de l’appareil psychique.  Le fait de poser la subjectivité dès le départ de la vie, dans une désintrication entre la dimension narcissique et signifiante, entre le pan de la spécularité et celui de la chaine symbolique, met cette désintrication au cœur à la fois du processus de subjectivité et de la cure analytique ensuite. Il faut tout de même noter que cet usage de la désintrication pulsionnelle est en opposition frontale avec l’usage clinique habituel de ce terme. Il est vrai à propos de deux pulsions posées différemment, la pulsion de vie et de mort. Mais je pense que le principe reste le même : la psychanalyse et la psychiatrie ont isolé ce terme de désintrication à propos de la clinique de la manie et de la mélancolie. L’idée est que la désintrication laisse le champ libre à chacune à tour de rôle, alors que l’intrication pulsionnelle permet au contraire que chacune limite l’autre. La désintrication versus pulsion de mort serait au cœur de la mélancolie, le côté maniaque témoignant lui du déchainement de la seule pulsion de vie..
Le travail de l’analyse ou du thérapeute partisan de ces théories est alors plutôt de favoriser tout ce qui est réintrication..
Même si l’objet est ici différent, il me semble que la question reste proche : la désintrication entre le narcissisme et le symbolique ne fait-elle pas courir des risques de surinvestissement de l’un et de l’autre, au détriment d’une possibilité de circulation hétérologue entre ces deux plans, et donc de régulation réciproque là aussi. Voilà une question que je laisserais volontiers ouverte. Ce d’autant que la genèse de l’appareil psychique chez l’enfant laisse une large place à l’objet transitionnel, opérateur fondamental de l’articulation de ces deux plans… Quel objet est plus hétérologue que cet objet transitionnel, ce qui pose la question d’une intrication hétérologue en place d’une simple désintrication.. On peut cependant remarquer qu’au fil de l’écriture, M Thiberge lâche tout de même parfois des petites phrases qui sont en contradiction avec cette séparation radicale qu’il élabore par ailleurs entre corps et signifiant linguistique( séminaire du 29 mai 2007 ), comme on l’a vu pour Lacan avec le désêtre : « Evidemment, parler aux murs ça ne suffit pas, on a besoin bêtement d’un pâle reflet d’une autre forme humaine quelque part, pour nous autoriser à parler. » bulletin n°5, La transmission intransitive.
 
Le deuxième point de buté me semble du côté du symptôme. C’est sans doute le plan le moins détaillé, le moins élaboré dans cette théorie. Il va bien sur de soi qu’on ne peut tout élaborer !! L’obstacle que je vois à ce manque (relatif) tient précisément au but poursuivi : le lien social ! En effet, l’effet principal du symptôme est précisément d’y faire obstacle. Dès lors, si le but est ce lien social, il est douteux qu’on puisse toujours mener à bien une analyse en indiquant simplement, par la posture de l’analyste, son désir, que l’investissement peut se faire ailleurs que dans la sphère narcissique, familiale et transférentielle si la question du symptôme n’est pas suffisamment assouplie, et non pas simplement par surcroit.. Il existe des étapes dans l’analyse, et mettre le lien social trop tôt ou trop exclusivement en avant peut souvent faire courir le risque alors de mettre la charrue avant les bœufs.. Et il est possible que pour le symptôme, la question du sens reste essentielle, s’il est effectivement essentiel aussi qu’elle n’y soit pas pour l’affaire du désir..
 
Le troisième point est justement la question du transfert. Je pense que plutôt que de croire qu’on pourrait en être quitte, la question serait d’apprendre à faire avec !  On comprend que ceci se déduit de la réflexion sur la désintrication en face de l’articulation hétérologue. Plutôt que de poser comme alternative le transfert ou le lien social, la question devient comment faire avec l’un et l’autre, dans la mesure où leurs natures sont extrêmement hétérologues, en même temps qu’ils ne sont pas plus évitables l’un que l’autre. Il est cependant probable que l’usage de ces deux plans les transforme peu à peu chacun, de sorte qu’une circulation en soit largement facilitée, ce qui me parait déjà un résultat utile.
Si cette hypothèse est juste, ceci pourrait expliquer que le déni d’une dimension transférentielle pourtant inévitable fait beaucoup plus courir le risque d’un retour imprévu et ingérable de celle-ci que l’idée de sa présence constante. Il serait alors plus adapté d’être attentif aux transformations de ces dimensions, qui, elles, sont possibles et souhaitables, dans leur articulation hétérologue.
Pour moi, l'objet de l'a-psychanalyse, c'est l'appareil psychique ; la cure n'est pas une pratique sociale partageable ; la pratique de la cure relève du contrôle et/ou de l'élaboration singulière de sa praxis. Lacan avait tout à fait raison, je trouve, de conclure à l'échec de la passe, au terme d'une cure, on n'a pas grand-chose à en dire comme singularité. On ne sait pas trop ce qui nous arrive et on essaie de vivre et c'est très bien comme ça. Si on continue dans l”a-psychanalyse, et que la cure s'avère didactique, les institutions de la transmission sont le lieu possible de l'élaboration de sa praxis. Ça était tout l'effort qu'on a essayé de tenter en tenant compte de l'expérience lacanienne, notamment l'Ecole freudienne de Paris, pour essayer de proposer des procédures, des protocoles qui tiennent compte de ces éléments, c'est comme ça que vous avez pu béné?cier des méthodes de travail proposées à Alters ; c'est toujours très anticipé le fait de s'engager et ça doit pousser à naître, donc prendre son temps, c'est bien. A 60 ans, on est souvent encore des jeunes gens au regard de cette chose, il faut être revenu de beaucoup de choses, avoir vécu pas mal dans sa vie. Donc, quand on sort d°une cure, on n'a pas grand-chose à en dire. Donc, c'est le mutisme. Bulletin nº11 p 123.
Ce qui est dit là de la fin d'une cure, le mutisme, pose donc deux problèmes : est-ce la seule façon de poser ce moment, d'une part, et aussi, et peut-être surtout, on va compter sur le lien social d'une association x ou y pour vraiment terminer cette cure vers la prise de parole singulière.
Le « groupe ›› ALTERS s'est fait comme souvent, sur un mode endogamique, avec le pari, qu'au cours du temps, les membres quitteraient une position transférentielle. Ils seraient alors aptes, s'ils accédaient à une position de parole singulière, à une autonomie de pensée et donc d'invention.
Peut-on réellement terminer une cure hors analyse? Je ne le crois pas. Tout cela est en lien avec cette théorie difficile du transfert.
Refonder c'est instituer ce qui ne l'a pas encore été : ALTERS s'est bâti à partir d'une demande faite par trois personnes (E. Béjar, Derkis, J. Beneteau) d'un séminaire que j'ai tenu en 2001-2002.. Le "groupe " ALTERS s'est fait comme souvent, sur un mode endogamique, avec le pari, qu'au cours du temps, les membres quitteraient une position transférentielle. Ils seraient alors aptes, s'ils accédaient à une position de parole singulière, à une autonomie de pensée et donc d'invention. En 2015, ce groupe est devenu communauté mais pas encore un collectif : il ne suf?t pas de recevoir des patients et de travailler dans des groupes pour être des associés qui souscrivent en connaissance de cause à des énoncés à partir desquels s'organise une vie associative. Inventer sa pratique à partir d°une praxis partagée n'est pas une cause personnelle : on ne peut pas se dire psychanalyste sans participer au mouvement psychanalytique dans son ensemble et on ne peut pas non plus dans les termes altersiens ne pas avoir une pratique sociale comme préalable à la mise à sa place d'une pratique analytique bien spécifique si la question d'un empêchement du désir est posée. Une telle position rompt avec un siècle d'entrelacs de psychanalyse, de psychiatrie, d'enseignement universitaire désincarné et de pratiques sociales. Monter une association sur ces bases suppose l'adhésion des associés à ces énoncés. C'est une position politique. La question est posée.
C'est ainsi que le processus qui devrait être celui de la fin de l'analyse, passer du transfert au lien social, en raison du fait que cela échoue dans la réalité de la fin de la cure, le mutisme, est déplacé sur l'espoir qu'un fonctionnement associatif pourrait y parer...
Là encore, heureusement, les contradictions théoriques sont précieuses :  "La culture, comme système d”appartenance, palie pour un groupe donné, l'absence de régulation génétique de l”agressivité meurtrière - tel est un peu le truc pour que ce soit un peu audible - mais autorise le meurtre et la destruction de tout individu ou collectivité qui ne serait pas marqué par le même code phonétique culturel. Quand on tue c'est que l'autre a cessé d'être un homme, c'est-à-dire un semblable. Toute relation peut redevenir paranoïde, c'est-à-dire persécutoire parce que quand on tue l'autre c'est parce qu'on en a peur la plupart du temp. Toute relation peut redevenir paranoïde si l'autre ne peut être constitué en semblable."   Bulletin nº6 p26 Ordre symbolique culturel et fonction chaotique psychique.
Si on suit cette citation, un lien social sans relation au semblable, sans transfert, ouvrirait le champ aux mécanismes violents paranoïdes.
Il semble bien donc que l'avancée importante reliant la fin de l'analyse au lien social nécessité cependant de se repencher sur la question du transfert.
 
 
Enfin, le quatrième point qu’il semble fondamental de discuter concerne l’hypothèse d’une anomalie endogène du développement de l’appareil psychique comme explicative d’un symptôme.
Autant on ne peut que tomber d’accord avec le fait qu’accepter sa complexité du moment, y compris du côté du symptôme, est bien plus propice au travail psychique que de lutter contre, autant doit-on être prudent avec tout ce qui concerne son irréductibilité quasi organique. En effet, celle-ci est actuellement une butée de la science, qui n’a toujours pas identifié un trouble d’ordre cérébral qui puisse expliquer causalement un symptôme psychique. Enfin si le symptôme, comme c’est probable en l’état actuel de la science, est effectivement plus un trouble de la constitution de l’appareil psychique que du cerveau, il va pouvoir se remanier, comme cet appareil  psychique lui-même, tout au long de la vie. Voire d’une analyse. Il suffit de poser l’hypothèse, que nous poursuivrons dans la suite de ce travail, que le transfert fait partie de l’appareil psychique lui-même, pour apercevoir la piste qui s’ouvre là.
 
Enfin, la question du père : on peut comprendre qu'à en supprimer la fonction, on en reste voué aux affrontements imaginaires d'un côté, le chaos psychotique, spéculaire, ou le recours sans fin au déroulement symbolique hors sens, c'est à dire hors corps.. Il n'est pas certain que cette alternative soit la seule structure possible ou même souhaitable.
 
Toutes ces questions, et d’autres, seront poursuivies dans la suite de ce travail la prochaine fois. On comprend bien qu’il ne pourra être fait l’économie d’un remaniement de la question du narcissisme et du transfert, pour autant que l’idée logique qui suit tout ce travail sur l’acquis en psychanalyse à propos de cette question semble montrer qu’on ne peut ni complètement s’y tenir, comme les freudiens, ni complètement s’en passer, comme les lacaniens avec le désêtre, ou Marc Thiberge et Marc Lebailly avec le lien social…
En tout cas profondément merci de cet appui précieux que sont ces œuvres, qui permettent tout simplement d'avancer..
Michel Levy, à Toulouse, Alters, le 21/11/2015