L'axe de la profondeur
 
C'est celui qui nous parle essentiellement de phylogenèse. Au plus profond, l'ensemble tronc cérébral/moelle épinière évoque nos ancêtres amphibiens (plutôt que reptilien, dont la classe est trop disparate pour persister actuellement en taxonomie) ; arc réflexe et instinct étant là les fonctions dominantes, immédiatement liées au milieu, avec peu de capacités d'adaptation. L'exemple est la grenouille qui se laisse inlassablement attraper par le bout de chiffon rouge...
Mais il n'appartient pas au passé, il est bien là tapi au plus profond de notre cerveau, en nous, au cœur même de l'être, voire de la conscience, comme nous l'avons vu plus haut. Qu'est le succès de ce film, Le silence des agneaux, sinon l'excitation directe de cette part archaïque agressive et dévorante de nous-même, dans l’horreur de la dénégation de toutes les autres ? Qu'est cette violence insoutenable que nous rapportent les faits divers de passage à l'acte d'êtres que la civilisation et les plaisirs de l'autre ont oublié depuis trop longtemps ? Qu'est le succès persistant des personnages de vampire, qui ajoutent souvent à ce qui précède l'instinct sexuel dérégulé ?
En remontant vers la surface du cerveau, toute la sphère limbique apporte des dimensions supplémentaires au cerveau, essentiellement, d'après Mac Lean[12], des capacités de mémorisation et d'affectivité. Les émotions, tant positives que négatives, et la mémoire amènent alors des capacités adaptatives tout à fait nouvelles, puisqu'elles permettent d'orienter l'action des animaux qui en sont pourvus vers des buts plaisants, et aussi les éloignent de ce qui leur déplaît, dans des constructions beaucoup plus complexes du coup. Ainsi l'immédiateté du système sensoriel sous-jacent est compliquée par cette strate qui va en quelque sorte en valider ou non la valeur émotionnelle.
Apparaît alors cet élément qu'on va retrouver partout dans l'organisation cérébrale : le paradoxe dissociatif. En effet, concrètement, déjà à ce niveau, des conflits d'organisation peuvent survenir, par exemple une impression sensorielle agréable liée à une émotion négative. Donnez un morceau de viande à un crocodile, et ensuite tapez-lui sur la tête (si vous le pouvez encore !). La fois suivante l'odeur de la viande plaisante et l'émotion désagréable liée seront en contradiction, s'il ne vous a pas déjà mangé en représailles… Cette dissociation existe dans un contexte plus scientifique chez les perches de nos rivières : en bac, le lancer d'une cuillère dans un banc en ramènera une ou deux, puis les poissons s'abstiendront de mordre ensuite !
Il en est de même chez l'humain, et on ne peut comprendre autrement l'anorexie mentale du nourrisson, qui naît dans un contexte où les émotions négatives qu'il reçoit dans ces moments de tétée créent un déplaisir tel qu'il va supprimer le plaisir de se nourrir pour éviter la souffrance émotionnelle. On sait qu'en dehors de toute pathologie associée, ce trouble est réglé par le changement d'adulte nourrissant, dans un soin tout particulier apporté à l'ensemble de la sphère sensible et affective de l'enfant.
En généralisant, on conçoit qu'un tel mécanisme permet une meilleure adaptation à l'environnement, au prix cependant de contradictions internes entre ces différentes parties du système nerveux. Il est intéressant de noter que dès ce stade, le mécanisme de refoulement existe, permettant à l'organisme de différer une satisfaction instinctuelle au profit d'une adéquation plus globale à son environnement. Il n’est pas certain pour autant que le terme d’inconscient soit adapté à ce niveau de contradiction dynamique. Il faut sans doute l’extrême complexité du langage pour introduire cette dimension.
On retrouve ces conflits de niveau chez l'être humain en de nombreuses circonstances, dans lesquelles l'instinctuel et l'émotionnel entrent en paradoxe. Cela est évident lorsqu'on réfléchit à la sphère sexuelle, et aux nombreuses apories qu'elle propose, entre l'excitation instinctuelle, le sentiment amoureux, l'insertion sociale, familiale et la raison.
Lorsqu'au contraire les plaisirs s'additionnent, ici le plaisir instinctuel, émotionnel, social, l'intensité augmente alors et favorise l'ensemble du fonctionnement cérébral, comme le montrent maintenant de nombreuses études.[13]
En remontant encore d'un cran en suivant la théorie des 3 niveaux de Mc Lean, on en arrive au registre cortical, celui en fin de compte de la raison. S'ajoute alors ce troisième niveau, qui sera soit congruent soit dissociatif selon les circonstances. Le cœur a ses raisons que la raison ignore, voilà un proverbe que tout le monde connaît, ainsi que la chanson de Carmen, L'amour est un oiseau rebelle qui n'a jamais connu de loi, qui s'enchaîne logiquement par Si je t'aime, prends garde à toi !
Cet aspect dissocié entre les niveaux verticaux du cerveau apparaît également nettement dans les actes d'héroïsme, par exemple dans le fait de plonger dans une eau glacée pour aller sauver un enfant, où les niveaux émotionnels et raisonnés viennent en contradiction frontale avec celui de l'instinct de survie, ou encore dans les décisions d'engagement dans une résistance dangereuse face à une oppression sociale, où le niveau cortical, cette fois seul, vient en contradiction des deux sous-jacents : il l'emporte sur le deuxième niveau, la peur, et le premier, l'instinct de survie.
Cette dissociation cérébrale des fonctions est également une grille de lecture des productions religieuses, le diable et le bon dieu pouvant être la projection des conflits entre le plaisir immédiat, reptilien[14], et supérieur, cortico-limbique.
Dans la psychopathie, cette tendance à vivre ses pulsions sans retenue corticale, ou même dans le trouble de l'attention de l'enfant, le sujet n'aurait pas eu suffisamment d'expériences de cadres empathiques familiaux durant l'enfance, ce qui aboutirait à un moindre développement chez lui de tous ces niveaux corticaux d'inhibition des niveaux instinctuels. C'est d'ailleurs ce qui se retrouve dans toutes les histoires de ces sujets, et, logiquement aussi, dans le développement de leur cerveau[15], puisqu'il se structure en fonction de ce qu'il apprend, tout au long de la vie, comme les muscles
 
Mais le plaisir d’être humain n’est pas de faire fonctionner seulement le niveau cortical, le troisième niveau cérébral, comme le pensait Freud avec son concept de sublimation, mais au contraire l'effort de coordonner suffisamment les niveaux malgré leurs nombreuses hétérologies, ce qui n’est pas du tout la même chose. Le simple exercice de la sublimation est en fait une dissociation en soi, avec les résultats pathologiques qui y sont liés, de type obsessionnel, lorsque le corps y est trop peu, comme on le voit à travers les nombreuses déviances des représentants de quelques religions, dont une certaine psychanalyse, lorsque celle-ci fait des fonctions fondamentales du corps un interdit tacite à travers une promotion exclusive de la sublimation.
 
L'axe latéral
 
Les deux moitiés droite et gauche du cerveau, loin d'être dans cette symétrie que supposait Descartes, sont en réalités dévolues à des fonctions différenciées. L'origine de ces découvertes est liée à Broca, qui découvre par des pathologies lésionnelles l'importance du lobe gauche dans la fonction langagière. Plus récemment, les techniques plus précises d'exploration amènent des éléments nombreux dans ce sens : l’hypothèse a été faite que les deux hémisphères seraient à l’origine de deux traitements différents de l’information. Selon Kahneman[16], il existe deux systèmes de pensée : à l’hémisphère gauche, il attribue un type de traitement logique, mathématique, séquentiel, fonctionnant en progressant du détail vers la complexité. Il lui associe un raisonnement analytique, lent et réfléchi (la tortue), par opposition au raisonnement synthétique, rapide et intuitif (le lièvre) qui caractériserait l’hémisphère cérébral droit. Celui-ci est dit analogique, et empirique, fonctionnant plutôt sur la globalité, l'expérience, l'erreur et la déduction. Cette distinction serait basée sur des types de réseaux neuronaux différents. Les réseaux de l’hémisphère cérébral gauche seraient en effet majoritairement linéaires, ce qui imposerait un traitement séquentiel, alors que les réseaux de l’hémisphère cérébral droit seraient constitués en parallèle, imposant un traitement global[17].
Chacun a peut-être en mémoire le témoignage de ce médecin neurologue, visible sur YouTube, Jill Bolte Taylor[18], à qui arrive un accident vasculaire cérébral dans le lobe gauche du cerveau, et qui constate une priorité nouvelle donnée à sa pensée pour le domaine intuitif, qui est assez spécifiquement du côté droit du cerveau. On lui donne, à tort à mon avis, le nom de cerveau émotionnel alors qu'il est plus précisément dans la zone sous-jacente, limbique. Il s'agit plutôt d'une spécialisation intuitive, comme il est dit plus haut, contrairement au gauche, plus logique lui.
Là encore, les accords et conflits sont possibles, comme par exemple lorsqu'on a une mauvaise impression malgré une logique alléchante… C'est que parviennent à la conscience des messages contradictoires entre la proposition logique, par exemple le cadeau d'une maison avec piscine gratuitement par un agent immobilier et sans contre-partie, alors que le cerveau droit reçoit toute une foule de messages contradictoires du côté de l'intuition.
Plus sérieusement, ce livre fort intéressant de Kahneman sur ces deux modes principaux de la pensée[19] amène quelques réflexions supplémentaires : le mode intuitif est plus rapide, plus immédiat, donc plus réactif, mais aussi plus sujet à erreur. Le mode analytique, lui, plus besogneux, donc plus lent, permet cependant de mieux mesurer un rapport précis au réel. Le mode intuitif, enfin, se développe d'autant qu'il existe de nombreuses interactions qui favorisent son développement, alors que le mode analytique peut plus facilement se développer dans un relatif isolement sensoriel qui en quelque sorte ne le perturbe pas. Les nombreux conflits entre ces deux modes de pensée aboutissent en fait à des apprentissages et des progrès de la pensée dans sa globalité, dans les cas où ces conflits se résolvent.
C'est d'ailleurs à ce niveau que les recherches récentes ont développé de manière convaincante le vieux débat sur les différences cérébrales entre hommes et femmes ![20] Dans ce travail assez convaincant à la fois dans sa méthode rigoureuse et ses conclusions ouvertes sur l'inné ou l'acquis dans ce domaine des différences cérébrales, on découvre que les hommes, en grande majorité, connectent principalement à l'intérieur de chaque hémisphère, alors que les femmes, dans l'ensemble[21], relient beaucoup plus les deux hémisphères entre eux. Les auteurs en tirent les conclusions fonctionnelles suivantes : dans l'ensemble, les résultats suggèrent que les cerveaux masculins sont structurés pour faciliter la connectivité entre la perception et l'action coordonnée, tandis que les cerveaux féminins sont conçus pour faciliter la communication entre les modes de traitement analytique et intuitif.
Ce qui est là passionnant, c'est que la dissociation anatomique cérébrale se produit alors aussi entre les sexes, avec les mêmes conséquences que pour tous les niveaux déjà évoqués : soit, dans le dialogue des sexes, concordance, résonance et donc plus de plaisir, soit discorde absolue, domination de l'un sur l'autre (machisme ou misandrie) ou déni des différences (certaines dérives du féminisme et des théories du genre), et souffrance. Le déjà ancien bestseller Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus[22] trouve ainsi longtemps après sa sortie une assise scientifique plus solide actuellement. L'axe latéral est aussi celui de l'axe d'une différentiation homme/femme.
On comprend aussi que notre époque qui cherche de façon parfois irréaliste à supprimer toute différence homme femme, induit par là-même le risque de ne plus savoir se parler d'un sexe à l'autre. C'est que la parole est aussi un effort de communication, certes incomplète, à partir de différences radicales fécondes. C'est bien en raison du fait que la parentalité est dissociée entre plusieurs humains que l'effort de l'enfant à se comprendre lui-même a quelques chances d'être couronné de succès, évitant ainsi un huis clos fusionnel le plus souvent délétère.
 
 
L'axe antéro-postérieur
 
Il fait jouer d'autres associations/dissociations : les sens y sont en effet séparés en zones, visuelles en arrière, etc. jusqu'aux impressions somesthésiques près du sillon central, puis les actions sont gérées jusqu'au cortex préfrontal. Tout ceci est activement coordonné, de façon comme toujours hyper complexe dans le cerveau.
Mais il est intéressant de simplifier, par exemple si on prend le mal de mer : on pense que ce trouble est lié à une désynchronisation entre les réceptions sensorielles des canaux semi-circulaires liés à l'équilibre et les impressions visuelles. En effet, les canaux captent un mouvement, alors que le déplacement relatif dans le bateau lui-même reste immobile. L'impossibilité pour le cerveau de coordonner ces éléments dissociés anatomiquement de toute façon serait à l'origine de la souffrance. Alors même que l'intense coordination de tous ces éléments chez le surfeur crée au contraire un plaisir important.
C'est aussi un des ressorts des films d'horreur, lorsque par exemple dans L'exorciste la petite fille parle avec une voix monstrueuse. Le visuel et l'auditif apparaissent désynchronisés, provoquant l'effet attendu d'horreur. Alors que la voix monstrueuse, prise isolément, n'aura pas le même effet.
C'est ainsi que la dissociation anatomique des localisations sensorielles nécessite sans cesse la mise en œuvre de voies associatives pour que l'ensemble fonctionne de façon satisfaisante.
L'échec de ces liaisons provoque le déplaisir, ici recherché du fait qu'il n'est que fictif et ramène ensuite à la réassurance plaisante de la réalité. Le plaisir des films d'horreur tient souvent au fait de constater que ce qui était dissocié ne l'est plus, ou pas vraiment.
L'impression d'inquiétante étrangeté repérée par Freud n'est rien d'autre qu'un mécanisme de même nature : une sensation en rappelle une autre, mais qui est désynchronisée des perceptions du moment, renvoyant à une autre perception, ancienne, refoulée, mais suffisamment forte pour perturber la synchronie de l'instant. La dissociation est là liée à la présence de l’inconscient. L'effort demandé est alors de relier le passé et le présent, malgré le refoulement qui parle ainsi dans l'inquiétante étrangeté.
 
Pour résumer, le sentiment d'unité, de coordination n'existe que tant que les forces associatives fonctionnent de manière suffisamment synchrone. Que cela vienne à manquer, et l'effet dissociatif apparaît, conséquence d'une anatomie elle-même dissociée en multiples fonctions à force de spécialisations.