Le plaisir neurologique.
 
La deuxième définition concerne, toujours anatomiquement, l’existence des centres du plaisir. On pourrait l'appeler le plaisir neurologique, lié à la complexité croissante de l'équipement sensoriel de l'organisme.
Remarquons déjà que si dans l’ensemble de l’organisme se singularise un tel centre, situé anatomiquement au niveau hypothalamique, c’est qu’une dissociation existe déjà entre la joie dont nous parlions plus haut, et le plaisir d’un centre individualisé. Il y a déjà différenciation, donc dissociation, donc conflit, donc paradoxe, donc hétérologie. On peut ainsi déjà poser que plaisir et joie peuvent parfois être congruents, parfois séparés, parfois contradictoires.
Ces centres du plaisir correspondent en psychanalyse aux conceptualisations qu’on a pu faire autour de la question de l’objet partiel. Tant il est vrai que dans la plupart des perversions, il s’agit de dissociations complexes et douloureuses entre des plaisirs anatomiques partiels et l’ensemble du fonctionnement de l’appareil psychique, y compris dans sa dimension altruiste.
C’est ainsi que dans ces structures, le plaisir existe, mais parfois radicalement contradictoire à la joie de l’ensemble de l’être.[30] Ce sont des plaisirs, parfois des jouissances, sans joie. Ceux aussi, autre exemple, de la toxicomanie…
Ces centres du plaisir concernent précisément les plans sensoriels. C’est ainsi qu’on peut décliner autant de perversions que de sens possibles. Elles peuvent être sexuelles, tactiles, visuelles, auditives, olfactives, gustatives. A chaque fois, si le conflit entre elles et la joie de l’ensemble, y compris symbolique, est trop puissant, la survie de l’individu peut être en question. Toutes les perversions dont on parle ici sont des surinvestissements d’un objet partiel, quel qu’il soit, qui porte atteinte au sujet dans son ensemble. Ainsi, la perversion, habituellement reliée au sens sexuel du terme, peut-elle s’étendre à tous les conflits entre ces différents plaisirs qui finissent par se développer au détriment de l’ensemble de l’être. Le gourmand qui met de cette façon sa vie en danger n’est pas mieux loti que le musicien qui brûle sa vie en excès de soirées et nuits dans ce bain sensoriel, pas plus que le voyeur qui va prendre des risques pour sa passion. Au plan tactile, on peut voir des surinvestissements forts problématiques qui furent à la mode à l’époque des stigmatisations et autres auto-flagellations.
Là encore, pour que cela fonctionne à peu près, pour éviter la perversion, il convient que ces deux premiers niveaux de plaisir se coordonnent suffisamment, même si c'est, par nature, hétérologiquement.
 
 
L’orgasme.
 
Le troisième niveau est là aussi d’ordre sensoriel, mais dans une intensité telle qu’il mérite d’être isolé. Il s’agit plus précisément de l’orgasme.
Étant donné que ce plaisir est spécifiquement relié à la fonction de reproduction, il est au cœur du paradoxe entre le désir de persévérer dans son être dont parlait Spinoza, et la nécessité de transmettre la vie, en passant par la mort, dont il n’a pas parlé à ma connaissance, ce qui est d'ailleurs la limite forte du système spinoziste : pas de castration dans son système de pensée.
L’orgasme est ainsi le plus paradoxal des plaisirs, puisque c'est en effet celui qui engage l’être vers sa fin, dans le processus de reproduction, donc de remplacement des générations qui y est lié, même si chez certains primates, dont l’homme, il a aussi une fonction purement sociale. C’est aussi sans doute pour cela qu’il s’agit du plus grand des plaisirs sensoriels, en même temps que pour la même raison, il va être souvent dénié, évité, refoulé, et assez souvent difficile d’accès.
Les exemples sont multiples dans le monde vivant des risques vitaux que prennent les animaux au nom de l'orgasme sexuel. L’extraordinaire bouleversement cérébral de ce plaisir qu’est l’orgasme est à la mesure de la direction vers laquelle il engage l’organisme. Ce n’est pas pour rien qu’on parle, la veille de la nuit de noces, d’enterrement, de corde au cou, ni un hasard si on parle souvent à cet égard aussi de petite mort.
Ainsi, l’engagement sensoriel extrême que provoque l’orgasme est à la mesure de la chaîne signifiante de transmission extrêmement puissante dans laquelle il nous entraîne également. Il participe à mettre le sujet dans une direction pour lui nouvelle, essentiellement de transmission, aboutissant parfois au sacrifice fondamental de ce premier plaisir que j’appelle la joie.
C’est ainsi que joie et orgasme sont des plaisirs souvent contradictoires, hétérologues par nature même. L’un vise en effet à la continuité de l’être alors que l’autre a pour objectif principal (même s’il en est des secondaires…) la continuité de l’espèce.
L’orgasme implique d’une certaine manière l’oubli de soi, dans la transmission, ce qui explique qu’il ne soit pas immédiatement donné à tout le monde…
Ceci se retrouve, étonnamment, au niveau physiologique, puisque les enregistrements du cerveau en cette occurrence montrent, dans ses acmés, des phénomènes très proches d’une crise épileptique, laquelle synchronise l’ensemble du cerveau, effaçant un certain nombre de données, un peu à la façon du formatage d’un disque dur. Les amnésies post coïtales sont bien connues en médecine.
Sur cette tabula rasa (relative) peuvent s’inscrire les éléments de reconstruction (création d'un nouveau noyau familial par exemple) liés dans ce cas, spécifiquement, à la préservation de l’espèce, à la transmission.
Il semble que les orgasmes féminins et masculins soient assez différents, ajoutant à toutes les différentiations, les dissociations dont nous avons parlé, celle-là : la différence sexuelle est sensible aussi dans ce domaine. L'équipe de Barry Komisaruk[31], dans le New Jersey, a ainsi enregistré cette circonstance chez plusieurs femmes, pour constater une activité en IRM qui peu à peu s'étend à tout le cerveau ou presque, alors que les mêmes examens ne montrent chez l'homme que quelques zones qui s'activent.[32]
Force, durée et répétition d'orgasme paraissent nettement plus importantes chez la femme, en général. A chacun d’interpréter ce phénomène… Est-ce en rapport avec le fait qu’elles étaient jusqu’à un passé récent culturellement (le plus souvent) plus investies que les hommes dans la vie conjugale et familiale ? Est-ce en lien avec le fait qu'elles étaient beaucoup plus concernées pour faire et élever les enfants, en temps et en sacrifice ? La force même de cet orgasme est-elle en lien avec la force de l'attachement à la transmission charnelle des enfants, avec le coût énergétique incroyable d'une grossesse et d'un accouchement[33] ? [34]
On comprend en effet qu'à travers ces différences anatomiques et fonctionnelles de l'orgasme, c'est aussi la dissociation, la différenciation sexuelle qui est ici parlante, dans ses effets complémentaires d'organisation chez l'humain.
 
Enfin, la force même de cette sensation est parfois telle qu'elle produit des effets complètement hétérologues à ce qu'on pourrait appeler sa fonction éthologique, effets imprévus par l'évolution, mais initiateurs de changements de cap et de vie parfois surprenants, tant chez les hommes que les femmes, qui vont réorienter leur vie aussi en fonction de ces rencontres imprévues, et alors, parfois, tant pis pour familles, femmes, maris et enfants !
C'est qu'il en est de cette sensation comme de toutes les autres, lorsque son usage exagéré ou délié de tout contexte de construction sociale la rapproche d'une perversion : elle s'oppose alors à la joie, qui reste, elle, liée à la réalisation de l'être dans toutes ses facettes, autant que cela est possible compte tenu de la construction hétérologue de l'humain.
Que les humains se rencontrent dans l'orgasme les implique dans la transmission, sur des chemins que leurs corps et leurs cultures déclinent à chaque fois singulièrement, mais toujours dans des dimensions sacrificielles d'un plan ou un autre de l'être.
Il n'est sans doute pas de plaisir plus hétérologue que celui de l'orgasme chez l'être humain, animal chez lequel l'enfance est la plus longue, et donc la transmission symbolique la plus rigoureuse.[35]
 
 
Conclusion
 
Ainsi, au terme de ce chapitre, on aperçoit l’incroyable complexité hétérologue de ce domaine de l’anatomie du plaisir, puisqu’on en arrive à une subdivision de ce terme en de nombreux éléments, qui sont loin d’être constamment congruents. Au contraire, ils sont bien souvent, voire toujours, dans un rapport complexe et hétérogène.
C’est pourquoi le titre même de ce chapitre implique l’idée qu’être soi est essentiellement constamment un effort, lié à la séparation de ces plans. Comme ils ne sont jamais totalement réunis, être soi, c’est tendre le plus possible à cette réunification, sans jamais y atteindre.
Par ailleurs l'effort d'être soi, curieusement, n'est pas le même, il faut le remarquer à l'état de veille ou pendant le sommeil. L'effort d'être soi en veille est constamment perturbé par le flux du réel, qui vient à la fois enrichir et déranger notre être. Impossible donc à l'état de veille d'être soi de manière stable, réel oblige. Mais par ailleurs, l'état de sommeil et particulièrement de rêve, est un moment où l'organisme, désafféré de l'extérieur, a la possibilité de revenir à ses fondamentaux, de réorganiser son fonctionnement de manière purement interne. Mais là aussi on voit qu'il s'agit d'un retour à un organisme tronqué, puisque manquent les références sensorielles et motrices. Ce qui fait qu'on ne peut être complètement soi ni dans la veille ni dans le sommeil, mais plus probablement dans l'effort de relier les deux.
C'est dans cette constante désorganisation de la veille et réorganisation du sommeil qu'est le rythme oscillant de l'effort d'être soi.
On peut remarquer que l’idée même d’atteindre l’harmonisation de tous ces plans revient à faire exister le concept platonicien, puis chrétien et enfin heideggerien de parousie, ou d’ordalie, d’extase dans d’autres traditions, voire de nirvana (la fin de l'ignorance…) plus loin vers l'Inde. Or ceci est décrit dans toutes ces traditions mystiques comme le point ultime de la vie, c’est à dire en réalité, à travers l'union de l'être et du divin qui serait là atteint, sa fin, son arrêt.
 
Au terme de cette exploration des bases corporelles du plaisir, nous allons aborder maintenant dans les chapitres suivants son lien avec l'univers symbolique. Nous verrons qu'elles sont à l'origine même de sa naissance…
 
[2] L'éthique, Gallimard, 1994
[4] Nathalie Peyrouzet note à juste titre que le couple différenciation/dissociation représente les deux faces d’un même phénomène.
[5] La vie oscillatoire au cœur des rythmes du vivant. Odile Jacob, 2010, P 321
[7] Lévitique 17 :11
[8] Qu'est-ce que le matérialisme ? Belin 2016, P 133
[9] Mais pour cela, il faut bien qu'ils fassent travailler ... les autres !
[11] Remarque de Dominique Blet : dans Souffrance en France (Seuil), Christophe Dejours, psychanalyste (SPP et IPSO) et médecin du travail a montré que l'impossibilité de "rêver" pendant ses activités diurnes était source de douleurs conduisant à des arrêts de travail répétés
[12]Les trois cerveaux de l'homme, Paris, Robert Laffont 1978
[14] Pierre Burguion : le serpent de la bible ?
[16] Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, coll. « Essais », 2012,
[17]https://fr.wikipedia.org/wiki/Asymétrie_cérébrale
[19]Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, coll. Essais, 2012, 545 p.
[20] Sex differences in the structural connectome of the human brain
Madhura Ingalhalikar, Alex Smith, Drew Parker, Theodore D. Satterthwaite, Mark A. Elliott, Kosha Ruparel, Hakon Hakonarson, Raquel E. Gur, Ruben C. Gur, and Ragini Verma
PNAS January 14, 2014. 111 (2) 823-828; https://doi.org/10.1073/pnas.1316909110
[21] Il existe toujours, et c'est heureux, de nombreuses exceptions dans les deux sens !
[23] Je rappelle qu'à ce jour, aucune preuve sérieuse que cela soit une maladie organique n'est établie avec constance et certitude…
[24] E. Peyroux, F. Thibaut, N. Franck, Hallucinations, Encyclopédie Médico-Chirurgicale.
[25] La colombe assassinée, Grasset, 1983
[26] http://lecerveau.mcgill.ca/flash/a/a_03/a_03_p/a_03_p_que/a_03_p_que.html
[27] La colombe assassinée. Grasset, 1983
[28] Le prince des profondeurs, Peter Godfrey-Smith, Flammarion, 2017
[30] Nietzsche : La mère de la débauche n'est pas la joie, mais l'absence de joie.
[31] Les auteurs sont prudents à juste titre sur la question de l’inné ou de l’acquis quant à l’origine de ces phénomènes... L. D. remarque que de telles études mériteraient d’être répliquées dans d’autres cultures.
[32] Dominique Blet : En ce qui concerne la différence visualisée en IRM entre l'orgasme de l'homme et celui de la femme : il faudrait vérifier la taille de la série pour éviter les biais déductifs dû au fait des petits nombre. Il faudrait avoir la liste des aires impliquées et ce que l'on connaît de leurs fonctions. A défaut de ces données les interprétations sont risquées. Cela dit, il n'est pas surprenant qu'il y ait de grosses différences.
[33] Nathalie Peyrouzet : autre hypothèse, la force de cette sensation n'implique-t-elle pas un attachement à l'homme qui favorise pour celui-ci la pérennisation de sa lignée ?
[34] Nous sommes à une époque où tout cela ne peut plus se dire, et à peine se penser, en raison des pressions médiatiques des tenants de la théorie du genre, qui souvent dénient cette constante anthropologique et anatomique qu’est la différence sexuelle. Il ne faut pas confondre le juste combat pour l’égalité citoyenne, salariale et professionnelle des humains et le fait qu’ils soient dans leur corps et leur culture sexués !
 
[35] Yves Besombes : sur les différences orgasmiques homme-femme, c'est une fusée a 3 étages (voire plus) :
1-décharge neuro-musculaire locale, avec le spasme-détente périnéal.
2-décharge endorphinienne au niveau cérébral, ce que constate indirectement l'IRM.
3-l'effet "glial" (ligant) au niveau du symbolique : renforcement de l'en soi, sentiment induit d'identification avec effet des-angoissant. Reste à savoir si tout cela (le plaisir) est une "récompense" pour le devoir accompli, donc est postérieur à la manifestation du désir ? Dans la mesure où ce qui est demandé aux deux sexes est extrêmement différent, la chronologie n'est pas la même et les effets neuro-anatomiques constatés par IRM sont évidemment très différents.
En fait au moment où ça se termine pour « l’inséminateur », ça commence pour "la porteuse d'avenir". Devant la violence de ce paradoxe, l'effet "glial" (liant) du symbolique doit être extrêmement puissant pour assurer la cohérence du tout (sinon c'est la dissociation dont tu parles qui s'impose et "ça décompense"). D'où l'importance majeur du fait psychique dans le fonctionnement de l'espèce.