Là encore, cette pratique présente à mon avis deux faces : l’une est tout à fait novatrice, et représente l’apport essentiel du courant existentialiste, puis phénoménologique de la dasein-analyse inspirée d’Heidegger, qui est au cœur de l’antipsychiatrie : chaque être humain porte son absolue différence avec l’autre, qui témoigne d’un mode d’être au monde complètement singulier pour chacun, très incomplètement traduisible en mots, mais qui s’entr’aperçoit en actes. De ce point de vue, toute « clinique » différentiant les humains est vaine : personne n’échappe à sa très singulière détermination d’étant. Le magnifique travail de Sartre sur l’enfance de Flaubert, l’idiot de la famille, en est une éclatante illustration. L’exploration de l’ontologie d’un être et de sa situation présentielle et contextuelle, fut-ce à travers les régressions dont nous parle Mary Barnes, fait ainsi partie du chemin thérapeutique. Mais l’autre face, c’est que ce n’est que le mi-chemin, nous l’avons vu !
Ce reste à parcourir est le transfert à l’autre, là où se mobilisent les vrais changements, là aussi où les destins trop fixés de l’existentialisme se mobilisent peu à peu autrement.


Le soutien de l’absolue, fragile et nécessaire différence subjective, opposé au savoir sur l’autre. 

« Personne de mêmes situations sociales, de même titre, de même fonction qu’une autre personne », « Être sur un pied d’égalité (avec quelqu’un ou quelque chose) ». S’en tenir à ces deux entrées afférentes au mot « pair » dans le dictionnaire conduira immanquablement à rater la fonction de rencontre que peut soutenir une démarche de pair aidance.
Car, on ne rencontre pas à partir du « même », mais bien à partir du différent, soit de cet écart entre moi et l’autre, que la relation tâchera d’habiller au moyen de la parole, par exemple, créant ainsi les occasions d’un lien qui peut s’inventer. « Aller, marcher au pair/de pair (avec quelqu’un ou quelque chose). ». Cette autre acception paraît d’emblée plus porteuse, peut-être du fait de cette image de la « marche », qui représente plutôt bien les relations d’accompagnement et d’aide. On l’associera à deux références, celle du Marcheur blessé, laquelle évoque le cheminement de Michel de Certeau, et celle de L’homme qui marche, sculpture d’Alberto Giacometti (1960). Toutes deux ont en partage l’empreinte d’un certain précaire, inhérente, pour la première, à la blessure du « marcheur » et, pour la seconde, au corps frêle de cet homme sans âge modelé par Giacometti. Mais ils marchent, pourtant. Le précaire, ici, est à entendre au sens de ce « dont on ne peut garantir la durée, la solidité, la stabilité ; qui, à chaque instant, peut être remis en cause ». Peut-être était-ce parce qu’elle est « sans garantie » que leur trajectoire est si précieuse, et que ces deux figures exhalent une telle puissance.

La figure un peu injustement oubliée de Michel de Certeau apparaît fort opportunément là. Rappelons qu’il fut le co-fondateur avec Lacan de l’école freudienne de Paris. Ce théoricien du vacillement influença sans doute Lacan dans son élaboration de l’évanouissement continu du sujet au fur et à mesure de ses cheminements signifiants. Lisons-le lorsqu’il parle des étudiants révoltés de 1968 .
Quel indice et, si j'ose dire, quelle preuve ont-ils d'être différents (puisque ?nalement leur langage est le même, et que n'importe quel professeur ou responsable syndical peut le leur démontrer)? 
Seulement l’expérience fondamentale, pour certains irréductible, pour beaucoup confuse, qui se traduit par la prise de la parole. Des travailleurs en viendront-ils à croire qu'au fond ils veulent seulement une hausse des salaires, et des étudiants, une réforme de l’enseignement ? Seront-ils pris aux mots déjà tout faits qu’on leur propose, et donc « repris » par la logique du système dont ils disposent pour contester une situation? Ils risquent d'être joués par la parole qu'ils ont cru libérer. Pour défendre ce qu'ils sont, ils ont tout juste l’usage nouveau qu'ils font de ces mots reçus d'autrui. Cette vérité neuve, fragile, qui est leur expérience, peut leur être enlevée par la contrainte d'un langage dont ils ne sont pas les auteurs. On peut jouer contre eux des expressions qu'ils ont prises au système qu'ils contestent : ils n'ont pas d'autres garanties pour être assurés de ne pas se leurrer en se réclamant d'une expérience propre. Leur manifestation est symbolique ; ce n'est pas encore leur langage.
A cette ambiguïté correspond une tâche. Aucune autre réponse n'existe que le risque pris au nom d'une certitude. Mais il y a justement dans ce risque un irréductible qui a déjà remué le langage, une affirmation qui, dans son insuf?sance, dit, ou prétend bien dire le nécessaire : ce ne serait désormais plus vivre que vivre en aliénant sa parole, comme ce ne serait plus exister que renoncer à la tentation de créer.

L’irruption de la parole créait alors ou découvrait des différences irréductibles qui lézardaient le réseau continu des phrases et des idées. L'écrit semble répondre à la volonté de recouvrir ou de surmonter ces béances. Il est texte, tissu. Il recoud. Il tend à combler, mais dans le silence de la lecture, de la solitude et du loisir, la distance qu'avait dévoilée, entre gens de même parti ou de même conviction, entre collègues de mêmes « idées» ou du même secteur, la parole indissociable d'un face à face. Il s'insinue dans ces interstices. Il circule là où les paroles se sont tues, faute de pouvoir s'entendre.


De ce point de vue, la condamnation du structuralisme  peut n'être que la répétition d'une conviction déjà faite, qui attribuerait à toute circonstance et à toute surprise la valeur d’une con?rmation : quel qu'il soit, le futur aurait à l’avance sa place dans ce type d’explication.
Certes, le problème se pose tout spécialement à propos des analyses structuralistes qui laissent en blanc et tiennent pour impensable le passage ou la commotion à partir de quoi s’organise une cohérence sociale. Mais il doit être traité à un autre niveau qu'à celui du professeur déclarant à ses adversaires intellectuels : « ]'avais raison. ›› Il renvoie au fait dont témoignait le succès du livre : l’introduction de l’hétérogène dans l’homogénéité d'un langage.

Ces théorisations sont en fait toutes issues du travail d’Heidegger, lequel, pour résumer drastiquement, plaçait l’étant, c’est-à-dire l’être en action d’apparaître, bien avant l’être en soi. 
Cette incertitude, cette fragilité, ce peu de certitudes, cette singularité radicale de l’être sont à la fois garants d’une surprenante créativité, mais aussi d’une insécurité presque toujours mal supportée par les institutions. Par contre, il vaut mieux que ce soit bien compris et accepté par quiconque se place en position de thérapeute, car cet inconfort inventif est le cœur même du transfert et de la subjectivité ! Reprenons le travail de C.Veit

Le témoignage de Mary Barnes met en lumière la fonction indéniable de la présence d’un autre qui, véritablement, accompagne. Il nous donne à penser ce que peut bien vouloir dire cette idée d’« accompagner » quelqu’un, que l’on opposerait désormais aisément à celle de « conduire » quelqu’un. Dans la première, on suit l’autre en respectant le fait de ne pas toujours savoir où il va et par la même occasion, de ne pas savoir où l’on va soi-même. Accompagner dans un « chemin qui se fait en marchant » (Antonio Machado) n’est pas la même chose que de conduire en suivant les lignes d’un parcours défini à l’avance par un protocole, une attitude, un système standardisé ou bien même son propre « rétablissement ». Car, que l’on recouvre l’expérience de l’autre par un « savoir professionnel » ou par un « savoir expérientiel », l’opération est la même : on évacue l’autre. Finalement, peut-être la finesse d’un accompagnement réside-t-elle dans la capacité, pour qui « accompagne », à écouter, étayer et respecter l’autre dans toute l’étrangeté de ce qu’il peut susciter en lui. En tout cas, les sillages de la trajectoire de Mary dessinent à grands traits le fait qu’accompagner, tout comme peindre, tient avant tout d’une création.

Mais la surprise, l’imprévisibilité, la créativité à la fois du sujet se découvrant à parler (Michel De Certeau), à avancer seul (Giacometti ), mais aussi traversant les zones régressives de son histoire dans l’accompagnement du pair aidant, aussi précieux soient-ils, ne sont que d’une aide insuffisante dans l’abord du trait psychotique, qui nécessite en outre (pas à la place !), répétons-le, un dialogue beaucoup plus ferme et structuré du côté du thérapeute, comme l’ouvrait la figure de J.B. Pussin.
 Antipsychiatrie et transfert

On comprend en effet bien qu’une telle approche laisse la question du transfert si ce n’est absente, en tout cas insuffisamment théorisée. La critique de Lévinas de la position ontologique d’Heidegger en est proche, puisqu’il introduit en face de l’être ontologique ce qu’il appelle la position éthique, c’est-à-dire la place centrale de l’autre au cœur même de soi. Lacan opérera un virage similaire avec sa figure du grand Autre. 
C’est en effet de la fonction et de la structure fondamentale du dialogue humain, dont le transfert thérapeutique fait partie, que s’éclaire à mon sens le trait psychotique. Ne s’intéresser qu’au voyage régressif ou intérieur est de ce point de vue une impasse, voire une redondance du trait pathologique, le renforcement d’un narcissisme déjà envahissant de toutes parts, celle de soi et de l’autre.
Cet aspect, cependant, fut entre-aperçu, même s’il fut incomplètement suivi de ses implications logiques :
 

Il ne s'agit pas de seulement poser que le lien familial et social façonne un être qui ensuite ou en même temps exerce sa liberté dernière, comme Sartre l'illustre à la fois dans Saint Genêt comédien et martyr, sur Jean Genêt et dans l'Idiot de la famille, sur Flaubert, en exemple de ses théories existentielles. 
Au contraire, le transfert est constamment à l’œuvre, sorte de sas structurant de l’appareil psychique, nous engageant dès lors constamment dans toute rencontre, quelle qu’elle soit. La liberté sartrienne, chez lui essentiellement individuelle, en réalité est constamment aussi de partage avec l’autre, n’est pas un acte isolé, sauf dans le rêve et le délire.

Ce que je soutiens c'est qu'à partir du moment où l'homme parle, il est condamné à chercher sans cesse son plaisir d'exister dans le dédale des aliénations discursives qui sont les siennes, dont surtout l'exercice de la parole dans le dialogue. 
Lacan posait, à tort à mon avis, le primat du signifiant sur la fonction du dialogue, pour lui secondaire. Or ce signifiant ne prime sur le dialogue vivant, avec les strates inconscientes qu'il traîne derrière lui, que dans la mesure où il est la trace d'un dialogue manqué, refoulé à la mesure du traumatisme qu’il a provoqué, justement par cause de toute puissance d'un côté ou de l'autre. Voilà qui est par ailleurs inévitable pour tout humain, ne serait-ce que par l’inévitable rencontre de la toute puissance de la pulsion de vie face à la toute puissance du réel…  Le silence de l'analyste ne se justifie que de l'exploration fine de l’active parole consciente et inconsciente du patient, qui doit se dérouler sans l’obstacle de l’autre pour s'apercevoir, ce que proposait l’antipsychiatrie, on l’a vu. 
Mais mieux ne pas aller jusqu’à l'évacuation totale du dialogue, qui est lui au contraire, même s’il fonctionne le plus souvent à minima, le moteur dynamique du transfert. N'importe quelle intervention ou interprétation de l'analyste est dans le cadre de ce que j'appelle le dialogue.
L'être humain est inscrit continuellement dans ce que j'ai nommé il y a quelques années des logiques subjectives, des dialogiques, qui sont les espaces où se jouent et se rejouent sans cesse sa propre liberté et celle de l'autre. 
C'est que l'une ne va pas sans l'autre, elles se limitent réciproquement dans leur tentation de toute puissance, ce que l'existentialisme ne voyait pas suffisamment, et explique son relatif échec dans ses applications psychothérapiques antipsychiatriques et lacaniennes. La parole dialoguante est essentiellement un jeu réciproque de transferts entre les humains, où se rejoue constamment l'histoire de chacun pour se remanier à l'aune de ce qui s'en aperçoit ensemble. 
Que dans chaque conversation, chacun puisse se transformer et transformer l'autre, de façon infinitésimale ou plus massive, fait jouer à la liberté un rôle constamment à la fois personnel et altruiste, qui rend bien mieux compte des transferts thérapeutiques que la théorie existentialiste.