En conclusion

Ce qu'amena cet important mouvement, cependant, et reste toujours actuel, c'est que la réduction du trouble psychique à l'idée de maladie est une impasse thérapeutique majeure, qui bloque la co-invention par patients et thérapeutes des inflexions de destin que chacun recherche constamment, qu'il soit d'un côté ou l'autre du divan. Il buta par contre sur l'idée que le patient pouvait inventer cela seul, dans une illusoire toute puissance de l'inventivité solitaire du symptôme, même accompagnée, scorie des limites de l'existentialisme… Le thérapeute n’est en fait pas seulement un accoucheur, mais aussi (et surtout ?) un co-inventeur !

 
Ce qui fait défaut dans le trait psychotique, à savoir le dialogue réciproquement remaniant, resurgit alors dans deux plans : le lien social est empêché, en même temps que l’imaginaire est déchaîné. 
Si l’autorité ferme et bienveillante, c’est-à-dire à l’écoute, continue à défaillir, alors ce trait psychotique lié au rejet de la limitation de la toute puissance peut continuer aussi à s’épanouir. C’est que montre le trajet de Mary Barnes et de Perceval, enfin jusqu’à ce qu’ils rencontrent enfin une autorité juste et bienveillante, même si trop brutale en l’occurrence, en tous cas dans un dialogue authentique des corps, à défaut de celui des mots. De ce point de vue, Pussin réussit mieux la même opération de limites réciproques, mais en bannissant la violence ( mais non la fermeté, la force !).

Le film de Ken Loach Family Life montre bien l’apport et les limites de ce courant anti psychiatrique. On y voit le trajet détaillé d’une jeune femme évoluant vers une schizophrénie déficitaire, malgré un passage par une communauté antipsychiatrique. 
L’apport fort convaincant de cette œuvre, comme du reste l’ensemble des témoignages de l’antipsychiatrie, est la fine description du vécu de cette patiente, le spectateur s’identifiant profondément aux dégâts psychiques que provoque l’alliance chez les parents d’un sentiment de vérité absolue de leur pédagogie et d’un constant double lien dans la communication familiale sur une enfant trop docile, n’ayant dès lors pas développé les capacités d’autonomie qui lui auraient permis d’y échapper, contrairement à sa sœur, plus rétive donc plus libre.

Les limites sont bien visibles aussi, en particulier dans la relation du psychiatre aux parents. Ceux-ci sont plus condamnés qu’accompagnés dans leur complexité, ce qui participe bien sûr à l’impasse thérapeutique.
Au fond, il y a des coupables (la famille, la société, la psychiatrie classique) et une victime. Il ne s’agit pas ici de soutenir que c’est totalement faux, mais de constater que ce point de vue ne permet à son tour que très peu de vrais dialogues, et risque aussi de renforcer une toute puissance de vérité de toutes parts, tant chez la patiente que pour sa famille et les médecins.
La violence qui en découle est alors constante, et finit par être destructrice. Ce n’est, dans ce parcours, jamais la violence « juste » décrite par Perceval et Marie Barnes, c’est-à-dire une violence qui se retient quelque peu, qui sacrifie sa destructivité absolue, qui laisse ouverte une porte au dialogue, dont, encore une fois, Jean-Baptiste Pussin est le meilleur exemple. Il s’agit au fond plus de contenir fermement que d’être violent, d’affirmer qu’on est deux, au moins, à coexister. Cette garantie d’un contenant qui autorise l’échange de paroles loin de la violence de la vérité de l’un sur l’autre, c’est ce qui a fait défaut aux personnages du film de Ken Loach et à l’antipsychiatrie en général, trop certaine elle aussi de sa propre vérité.
Il est aussi très clair dans le film, comme dans la clinique, que ce qui précède la violence physique est la violence verbale de la vérité absolue des intervenants, famille ou soignants, autour d’un patient. A défaut que les mots cèdent sur leur vérité de part et d’autre pour qu’un dialogue fasse co-exister les appareils psychiques, et donc les corps, ce sont ces derniers qui vont être limités, cassés, sacrifiés, voire détruits, n’existant alors plus que dans les actes, souvent de violence, à défaut d’être inscrit dans l’échange verbal.

L’antipsychiatrie a fait la moitié du chemin ici proposé : si elle mit fort à propos l’accent sur la toute puissance de vérité, du côté familial, social et souvent médical et psychiatrique qui risque d’empêcher la construction subjective des patients, si elle permit d’apercevoir profondément et finement le complexe vécu d’un trait psychotique, elle passa par contre à côté de l’absolue certitude qui existe en miroir chez les patients, elle aussi à traiter avec clarté et fermeté pour que le chemin du dialogue structurant avec les autres refonde peu à peu ces subjectivités douloureuses. Pour qu’il y ait un contenu, encore faut-il un contenant : pour  qu’un appareil psychique subjectif puisse se constituer, encore faut-il un dialogue solide et de qualité…