Terminons ce rapide tour d’horizon par une citation d’Henri Ey[17] : Tous les délires chroniques qui n'entrent pas dans les formes que nous venons d'envisager (paranoïa et paraphrénie), entrent dans le cadre des délires schizophréniques et c’est leur évolution vers la désagrégation psychique qui les dé?nit. Ils ne constituent que des aspects, des re?ets du travail de dissociation qui aboutit à l’incohérence idéo-verbale, à cette « paradémence » Verblödung), caractérisée par la fragmentation, la dislocation de la personnalité et sa régression jusqu'aux limites de la démence et parfois au-delà. 
 
Ainsi, cet auteur, comme Freud et Lacan, n’eut pas de succès thérapeutique avec les patients atteints de traits schizophréniques. Il est clair que la piste que nous suivons dans le présent travail relieétroitement le type de regard porté sur ces problèmes avec le résultat thérapeutique constaté.
À chaque fois que le thérapeute imagine une différence complètement radicale entre lui et son patient, le transfert thérapeutique n’est plus opérationnel. Pour Henri Ey, c’était une dissolution organique de la conscience, pour Freud une prédisposition biologique du narcissisme, pour Lacan une forclusion irréversible. Aucun de ces auteurs n’eut de résultat thérapeutique, ce dont ils convinrent d’ailleurs tous trois fort honnêtement. Aucun n’aperçu que c’était son propre regard qui faisait obstacle, comme presque toujours lorsqu’on se situe du côté du transfert psychanalytique, dont c’est la définition de retour dynamique même. C’est que c’étaient des regards de vérité…  
 
Enfin un mot rapide des théories systémiques : elles sont très proches de notre hypothèse, mais peut-être handicapées par leur objet même, qui est groupal. Il n’est en effet pas toujours ni commode ni possible de réunir tout le monde, en fonction des différentes familles et des habitudes sociologiques des peuples. En outre, peu de travail  n’est effectué sur la question transférentielle, même s’il n’est pas absent. Ces théories sont ainsi difficilement applicables telles quelles à nos pratiques duelles.
Résumons ici drastiquement : en réalité, c’est la structure de communication du double lien, autrement appelé double contrainte, qui est au cœur de ces explications systemiques[18].
C’est le cas le plus fréquent, et, l’inventeur de ce concept, Gregory Bateson, ne les imaginait qu’ainsi. Il résumait la double contrainte par cette phrase : « Vous êtes damné si vous le faites, et vous êtes damné si vous ne le faites pas ».
Pour qu’il y ait double contrainte, il faut donc que nous soyons obligé de choisir entre deux ordres, et ces deux ordres ne peuvent être tous deux accomplis sans désobéir à l’un ou à l’autre.
Elle tourne autour de 3 principes fondamentaux :
  • Explicitement si vous faites l’une des actions au détriment de l’autre, vous serez puni.
  • Implicitement si vous ne faites aucune action, vous serez puni.
  • Vous ne pouvez pas échapper à la situation.
  • Dans certains cas la condition : “Si vous pointez du doigt la contradiction, vous serez également puni”, s’ajoute. Ce sont les cas les plus graves de double contrainte, la seule solution est alors de couper les ponts avec la personne qui vous a donné un tel ordre.
    Pour illustrer la double contrainte, il est souvent fait référence à cette petite histoire :
    Une mère offrit à Noël deux cravates à son enfant, une verte et une bleue. Elle lui demanda ensuite d’en porter une à leur prochaine rencontre. Le lendemain pour lui plaire, l’enfant vint lui dire bonjour avec la cravate verte autour du cou. Sa mère le regarda avec tristesse et lui demanda “Tu n’aimes pas l’autre, c’est ça ?”.

    Le surlendemain l’enfant vint avec la cravate bleue autour du cou, et sa mère lui dit alors “Tu n’aimes pas la verte, au final ?”. Le jour suivant, l’enfant vint avec les deux cravates autour du cou, sa mère pris alors un air dégoûté et s’exclama “Ce n’est pas étonnant qu’on t’ai laissé dans un hôpital psychiatrique !”
    On peut en trouver de multiples exemples dans la vie de tous les jours, notamment professionnelle : deux ordres contraires donnés par des chefs de même niveau, deux dossiers à traiter avec un délai à peine suffisant pour traiter un seul dossier.
    Non seulement ces “injonctions” nous obligent à faire un choix entre deux options aussi importante l’une que l’autre, mais il y aura des conséquences négatives quel que soit le choix que l’on prend. Car en même temps, nous n’avons pas le choix de “ne pas choisir“, et c’est ce qui fait de la double contrainte une situation hautement perverse.
    D’ailleurs, les ordres eux-mêmes ne sont pas forcément explicites. Bateson donne ainsi comme exemple de double contrainte implicite le cas d’une mère qui dirait à son enfant « Vient m’embrasser ! », puis qui se raidit et prend un air dégoûté lorsque son enfant s’approche pour lui faire un câlin.
    L’implicite vient ici du langage corporel, qui est contradictoire par rapport à ce qui serait attendu dans une telle situation (une mère qui embrasse son enfant avec une expression d’amour).

    Les double contraintes positives
    Les double contraintes peuvent aussi servir d’outils utiles d’introspection, en permettant de sortir d’un cadre néfaste ou de développer des compétences.
    Par exemple, dans le bouddhisme zen, la double contrainte est utilisée par les maîtres pour les faire progresser. On retrouve ainsi l’histoire d’un maître Zen qui prend un bâton et le remet à l’un de ses élèves en lui disant : “Si tu dis que ce bâton est réel, je te frapperai avec. Si tu dis que ce bâton n’est pas réel, je te battrai avec. Est-il réel ou non ?”
    Aussi longtemps que l’élève restera au même niveau de pensée que son maître lorsqu’il a créé la double contrainte, il sera bloqué. Par contre, si l’étudiant lève simplement les bras et saisit le bâton, commence à chanter, ou prétend “se battre à l’épée”, etc… en prétendant que ce n’est pas un bâton, il a alors transcendé la double contrainte et a changé le contexte de la situation.
    Ce modèle explicatif ne montre en fait qu’un prise de pouvoir violente et absolue, en outre perverse, consciemment ou non, à laquelle on cède ou pas. 
    En tous cas, la liberté de penser disparaît, remplacée par une allégeance complète à l’autre. Le rapport avec un trait psychotique est clair, dans la mesure où l’expression de la liberté subjective disparaît totalement.
     
    Mais, au fond, et c’est ce qui nous importe ici, cette double contrainte, pour exister, doit reposer sur un préalable qui n’est pas traité en tant que tel dans ces approches, et qui est la piste ici poursuivie : un vrai dialogue libre et authentique est nécessairement absent avant pour que la double contrainte soit possible. Le mécanisme psychotisant  est en fait antérieur à l’apparition du double lien…
     
    Nous ne traiterons pas ici des théories cognitivistes et comportementales, dont la préoccupation n’est pas étiologique. Nous les aborderons plus tard quand nous parlerons du traitement, avec, nous le verrons, des éléments forts contrastés et souvent intéressants ponctuellement, même si des aspects à mon avis contestables dominent.