1. Ferenczi au travail
                       
                                        La préoccupation constante de Ferenczi, sa quête perpétuelle, c’est d’arriver à analyser « à fond »afin de n’atteindre qu’un seul but : la disparition du symptôme qui a motivé l’entrée dans la cure.
                                        A ces fins, l’analyste va donc se devoir à une posture, mais également à une technique.
                                        L’analyste doit avant tout être fiable et donc avoir drainé la plus petite parcelle de sa personnalité : « L’analyste doit connaître et maîtriser jusqu’aux faiblesses les plus cachées de sa personnalité ce qui est impossible sans une analyse entièrement achevée. »[7] A ce titre, il s’oppose à la conception freudienne de la formation des analystes qui établissait une différence entre les analyses thérapeutiques et les analyses didactiques, destinées à la diffusion rapide de la Cause. Une telle position, qui garde toute son actualité, l’amène à heurter de front la communauté des analystes de son temps en leur faisant remarquer qu’ils sont moins bien formés que leurs patients. Il peut donc écrire : « Je ne pouvais voir aucune différence de principe entre analyse thérapeutique et analyse didactique. »[8] Et plus loin, fort de ce constat, Ferenczi est donc fondé à situer l’analyste en symétrie de son patient et à se laisser enseigner par lui dans « un sentiment d’égalité des droits vis-à-vis du médecin »[9]. Il faut bien préciser qu’il ne s’agissait pas alors d’une remise au travail de l’analyste au travers de l’analyse du contre-transfert, mais bien de la communication d’éléments biographiques au patient. Il pose bien là les termes d’une symétrie de la relation subjective.
                                       Ferenczi voit aussi dans l’analyste une métaphore de l’accoucheur[10] se bornant au rôle de spectateur d’un processus naturel, mais qui aux moments critiques aura les forceps à portée de main pour terminer une naissance qui ne progresse pas spontanément. Cette image vient en écho à celle de la froideur des sentiments du chirurgien invoquée par Freud dans un de ses premiers textes sur la technique[11] (1912) et souligne ce qu’on pourrait entrevoir dès lors chez Ferenczi comme le défaut d’une qualité et/ou la qualité d’un défaut : cette limite jamais vraiment établie entre la chaleur humaine, la fraternité et le débordement néfaste vers des conséquences inter-transférentielles immaîtrisées.
 
                                       Côté technique, et toujours complémentairement à la libre association d’idées par le patient, Ferenczi va inventer de nouvelles méthodes d’investigation pour que rien ne reste inanalysé ! Comme évoqué plus haut, cette invention vient en correspondance avec la demande insatisfaite de Ferenczi à Freud pour qu’il intervienne activement, dans le cadre de son analyse, afin de traiter un transfert négatif totalement négligé par le maître, d’après lui.
                                       La technique active (TA) a vocation à pouvoir mettre en échec la tendance du patient à prolonger indéfiniment la cure  « c’est-à-dire s’y cramponner au lieu de se tourner vers la réalité. « Dans l’analyse, il est rare de réussir « la finale » sans des interventions actives ou des consignes que le patient doit accomplir en plus de l’observance stricte de la « règle fondamentale ». Je citerai comme telles : fixer un terme à l’analyse, pousser le patient à prendre une décision visiblement déjà mûre mais différée par résistance, parfois aussi faire un sacrifice particulier, imposé par le médecin, un don charitable ou autre don d’argent. Après cet acte, d’abord imposé et accompli à contre-cœur par le malade, les dernières explications et réminiscences nous tombent du ciel pour ainsi dire en cadeau d’adieu (comme par exemple dans « Une névrose infantile » rapportée par Freud), d’ailleurs souvent accompagnées d’un cadeau modeste mais significatif sur le plan symbolique, cadeau qui cette fois est vraiment donné par le patient et ne se « volatilise » pas comme ceux offerts au cours de l’analyse. »[12] . A cette époque, Ferenczi théorise ce qu’il appelle une psychanalyse par le haut « celle passive des associations qui part de la surface psychique donnée et cherche l’investissement préconscient du matériel de représentations inconscientes, et analyse par le bas ou active qui en faisant obstacle aux réactions de décharge (abstinence, privation, interdiction d’activités agréables, imposition d’activités désagréables), accroît les tensions liées aux besoins internes et porte ainsi à la conscience le déplaisir jusque-là inconscient. Les deux apparaissent complémentaires[13].
                                              L’activité apparaît donc comme une tentative de mettre fin à certaines impasses de la parole en analyse - mais uniquement pour mieux la relancer. Il ne s’agit donc pas d’une soumission du dire au faire mais d’une instrumentalisation du faire pour le dire, comme le formule S. Barbery[14].
                                              Concrètement, avec la TA l’analysant est enjoint par l’analyste de renoncer à certaines actions agréables en étant obligé de dominer son impulsion. Voici quelques exemples :
 
  • La confrontation à l’objet phobique (1974 :1919, 25).
  • La prohibition de l’excitation masturbatoire des zones génitales ou d’autres parties du corps, la prohibition des stéréotypes et tics (1974 :1921, 120).
  • L’injonction puis la prohibition de certaines activités « sublimées », comme l’écriture de poésie (1974 :1921, 124), les lectures passionnées ou les plaisirs artistiques (1974 :1925, 351).
  • L’injonction à s’éloigner provisoirement de son milieu habituel ou à passer quelque temps chez soi en cas d’analyse lointaine (1974 :1925, 351).
  • L’autorisation faite à un « psychopathe narcissique » de « donner un coup » (sic) à l’analyste pour prévenir un acte impulsif  (1974 :1925, 352) !
  • La prohibition des « symptômes transitoires » comme : « le besoin d’uriner juste avant ou après la séance, avoir la nausée au cours de la séance d’analyse, gigoter sans retenue, se tirailler et se caresser le visage, les mains et autres parties du corps, le jeu déjà mentionné avec les sphincters, serrer les jambes, etc » (1974 :1921, 124).
  • L’injonction à la rétention urétrale ou anale hors des séances dans des cas d’impuissance masculine ou féminine (1974 :1925, 326), activité qu’il faut mettre en rapport avec la théorie de l’amphimixie – c’est-à-dire la fusion des pulsions ou érotismes partiels, par exemple urétral et anal, en une unité supérieure - développée dans Thalassa (1974, 1924, 250-323).
  • L’injonction ou la prohibition de la production de certaines pensées ou fantasmes en cas de résistance (1974 :1921, 125) ou bien en cas d’activité fantasmatique pauvre (1974 :1924, 238).
  • Fixer un terme à la cure (1974 :1921, 126) ; Ferenczi renvoie d’ailleurs ici à la cure de l’homme aux loups (Freud, 1954 :1918, 328) qui est donc l’un des premiers à expérimenter la technique active !
  • « Pousser le patient à prendre une décision visiblement déjà mûre mais différée par la résistance » (1974 :1921, 126) – où l’on retrouve ici le Ferenczi analysant, sujet, comme l’homme aux loups, de la technique active de Freud !
  • « Faire un sacrifice particulier, imposé par le médecin, un don charitable ou autre don d’argent » (1974 :1921, 126).
  • La « liberté d’action » dont la limite est formulée ainsi : « sont admis tous les modes d’expression qui n’obligent pas le médecin à sortir de son rôle d’observateur et de conseiller bienveillant » (1974 :1926, 368). Exemple : crier fort pendant la séance, se lever pour regarder l’analyste, déambuler dans le cabinet (1974 :1926, 367).
  • L’injonction à dire des mots obscènes en cas de bégaiement, de tics ou chez les obsessionnels (1974 :1926, 369).
  • Le conseil fait « au patient de maintenir toute la journée son prépuce retroussé derrière le corona du gland et de l’exposer aux frottements et aux contacts » ( !) (1974 :1926, 370).
  •                                           2 remarques autour de cette TA : - le corps y est convoqué quasi-systématiquement comme étant partie prenante de la cure non plus seulement comme le support des symptômes, mais comme acteur et agent de la guérison. Je vous soumets ici une hypothèse formulée par S. Barbery[15] selon laquelle : « Si Ferenczi avait connu les expériences du psychodrame analytique ou certaines techniques de la Gestalt, comme par exemple celle de la chaise vide, s’il avait généralisé les expériences acquises par les cures d’enfants dans l’utilisation du jeu, il aurait peut-être envisagé la technique active comme utilisation de certains modes agis d’expression infantile en vue de leur prise de conscience et élaboration langagière finale. Ces techniques, subordonnées à la règle fondamentale de l’élaboration langagière ultérieure, permettraient la prise de conscience définitive des mobiles inconscients. »
                                                                                                   - l’activité doit être vue autant du côté de l’analyste que du patient. Le premier induit ponctuellement l’activité chez l’analysant mais c’est le patient qui devra agir continuellement jusqu’à la levée de l’injonction.
                                           
                                              Dès le départ, Ferenczi enveloppera cette technique d’une forme de prudence et de retenue. Il précisera que les indications de cette technique, sont limitées et secondaires, qu’elle n’a de sens qu’en tant qu’auxiliaire, complément, adjuvant du travail classique de remémoration et de reconstruction et qu’elle ne doit être employée que par des analystes expérimentés[16] , uniquement à des moments spécifiques de la cure, moments de courte durée et qui requièrent un travail analytique préalable important de la part de l’analysant, c’est-à-dire un transfert suffisamment solide[17], pour relancer le travail de libre production des associations spontanées : « quand le patient se prélasse pour ainsi dire à une certaine étape du processus analytique[18] ».  Réutilisant sa métaphore de l’accoucheur, Ferenczi souligne que l’utilisation des forceps, hors cas exceptionnels de « dernière nécessité », constitue une faute technique[19]
     
                                               Toutefois, malgré « l’activité », Ferenczi va se heurter parfois à ce qu’il pensait pouvoir faire céder : la résistance à la parole chez les analysants et le refoulement. Philippe Julien, dans la revue Ornicar (Su et Insu)[20], commente : «  En effet, être provoqués n’est-ce pas ce qu’ils souhaitent, ce qu’ils demandent ? Qu’un traumatisme ancien méconnu se répète ainsi sur eux-mêmes ! La passion de guérir de l’analyste actif ne manifeste-t-elle pas une agressivité d’adulte sur l’enfant – dans – l’adulte en analyse ? En effet, une résistance à tout dire demeure, ainsi qu’un manque de confiance « dans la bonne volonté inébranlable de l’analyste » ».
     
                                                En 1926, il rédige « Contre-indications de la technique active »[21] qui constitue un bilan et une critique : en premier lieu, il avoue qu’il a omis d’évoquer une conséquence capitale de la technique active : l’inévitable exacerbation de la résistance de l’analysant, l’activité perturbe et défait le transfert[22]. Si donc placée dans des mains expertes (car, d’après lui, de trop jeunes analystes insuffisamment expérimentés risqueraient de se lancer dans une activité sauvage), elle peut être utile en fin de cure, il admet qu’elle ne peut avoir que des effets négatifs si elle est utilisée durant processus thérapeutique principal.
                                                 Justement, la fin de la cure qu’elle est-elle ? On a vu que l’ambition de Ferenczi était de parvenir à analyser à fond et que la TA devait se mettre au service de ce projet. On peut relever, encore une fois,  que cet « à fond » serait atteint au point où précisément il aurait été manquant dans le trajet analytique de Ferenczi. Et ce qu’il souhaiterait transmettre est bien ce qu’il admettrait ne pas avoir reçu....