Signe et habitat
 
L'autre conséquence majeure de cette émergence du signe, puis bien plus tard du symbolique, tient à ce que l'habitat, de ce fait, est modifié par les signes que produisent les espèces qui en usent.
La césure aperçue par Freud entre le "heimlich" et le "unheimlich", entre le familier et le non familier, se déplace, et le vivant modèle alors littéralement son milieu pour se l'approprier. Certains éléments de la réalité externe, les signes, font alors partie de son appareil psychique. L’univers des signes devient aussi, peu à peu, un habitat. C'est que la socialisation s'organise sur ces signes, de plus en plus complexes et significatifs au fur et à mesure des progrès de l'évolution. Musset avait aperçu cela, lui qui écrivait « Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? ». C’est que si ce sont des objets familiers, ils font signe, et de ce fait appartiennent à l’appareil psychique.
Ces éléments extérieurs, qui font alors partie de la nécessité instinctuelle et vitale de l'individu, étendent alors son identité à ces faits sociaux, dont il dépend pour son fonctionnement. L'être vivant, alors, non seulement échange avec son milieu, mais il commence aussi à le façonner activement pour s'y développer et y habiter. C'est d'ailleurs à la suite de cette évolution que des habitats construits commencent à apparaître chez les animaux, les nids par exemple, parfois liés, mais pas toujours, aux parades nuptiales.
On est passé de la collaboration entre individus à l'invention, l'émergence, de l'habitat, qui est une extension de cette collaboration. L'habitat est parfois matériel, mais aussi fait de systèmes sociaux de signes sonores qui orientent les échanges entre les individus, comme chez les cétacés.
C’est dès ce stade que se développe, en particulier chez les oiseaux, un espace individuel et culturel lié aux champs de la parade nuptiale, un habitat sonore. L’étude du chant nuptial des rossignols a montré une base instinctuelle à leur chant, ainsi qu’une modulation individuelle et culturelle, puisqu’elle se transmet entre individus.[5]Mais il en est de même chez les dauphins, dont le lien social est essentiellement fait d'objets sonores. Nous reparlerons d'eux plus tard dans ce travail, car il est possible qu'ils en soient allés jusqu'au signifiant tel que la psychanalyse le pose…
 
 
Les "restes" de la réduction symbolique
 
Le plus de plaisir est dans le fait que l'union fait la force, certes. Mais un reste échappe à ce développement du système des signes, et tient précisément à trois éléments qui en découlent : la dépendance de l'individu aux autres, puis par là même sa débilité nouvelle face à la nature hors ces systèmes sociaux, et enfin tout ce qui, de lui, n’est pas réduit dans les signes.
Le fait que l'appareil psychique, dès le signal, ne se limite plus au corps propre est une dimension qui a été introduite par Lacan à travers son concept de signifiant, dont nous parlerons plus loin. C'est sans doute pourquoi Lacan en faisait à la fois une force, par le style que le sujet donnait à son maniement, mais aussi une faiblesse, par l'épinglage, selon lui, dans lequel il s'y prenait.
Réflexes, signes et symboles découpent le monde entre ce qui est produit par eux lorsqu'ils apparaissent, et ce qui n'y entre pas, parce que situé en amont du filtre qui tamise le réel pour en extraire ces signes. Mais beaucoup d’éléments de ce réel cessent alors d’être traitables, en raison de la sélection que l'habitat du signe par l’être opère peu à peu. Mettez un parisien dans la jungle amazonienne, il survivra vraisemblablement moins longtemps qu’un Tikuna[6] et réciproquement pour lui dans la jungle de Paris !
 
En quoi cet effet nous concerne-t-il ?
C’est qu’il indique que les progrès dans la symbolisation s’accompagnent aussi d’une nouvelle dépendance à ce qui vient d’être ainsi élaboré.  Sommes-nous si différents de ces abeilles, enfin de celles qui restent, qui ont développé un système de signes sociaux extrêmement élaboré, fort utile à leur survie, mais dans une dépendance absolue dès lors à ces systèmes de signe ?
L’enjeu d’une analyse, par exemple, serait de diminuer la dépendance de l’être humain à ces systèmes de signes, et non de l’en exonérer, ce qui est par nature impossible. Nous verrons cela en détail quand nous parlerons du signifiant plus précisément. Il s'agirait de sortir du fait d'être l’objet du récit des autres, de leur sensibilité, pour, peu à peu, élaborer le sien propre, reposant sur l'ensemble de notre être, y compris ces "restes" non symbolisés. Si la dépendance au récit persiste, lorsqu’on élabore le sien, dans le même temps, elle est sans doute alors moins douloureuse, plus dans le plaisir d'être. A défaut, le symptôme apparaîtra, témoin d'un trop grand décalage entre le fond complexe du sujet et ce qui en émerge du côté symbolique.
Conséquence clinique : les habitudes de vie, dont les symptômes, font aussi l’être, l’identité profonde, et on comprend mieux à la fois et la durée des analyses et le danger du simple comportementalisme. Un système de signes propres à l’individu, dont ses symptômes, il convient de ne pas l'oublier, est toujours aussi un habitat, même si le patient s'en plaint à juste titre. Mais il faut du temps et de l'énergie pour déménager...
Signe, hypertélie et symbole.
 
Il existe enfin une complication de la formation du signe, qui est son exagération.[7] Le phallus en est un exemple, dont nous reparlerons dans la partie qui traite du symbolique proprement dit. Il est issu de l'hypertélie imaginaire du pénis.
Mais pour revenir à celle des signes, c’est fondamentalement dans la sphère sexuelle qu'elle se dessine, allant parfois jusqu’à dominer sur l’intérêt de l’individu, comme la noirceur des crinières des lions, qui les fait souvent mourir de chaud, les mandibules immenses des lucanes mâles, les bois surdimensionnés des cerfs préhistoriques, les mégacéros, dont la trace existe encore chez nos cerfs contemporains, lesquels meurent parfois dans leurs combats pour les femelles, enchevêtrés par leurs bois. On imagine pour leurs ancêtres ! C’est ainsi que cette hypertélie de certains signes va peu à peu dans l’évolution nous alerter sur l'apparition proprement dite du symbole.
C'est qu'elle va partager une caractéristique avec le symbole, donc en être sans doute l’ancêtre : un arbitraire apparaît là. L’hyper développement de tel ou tel signe est certes dévolu à une fonction, mais il aliène aussi complètement l’individu lui-même à cette exagération arbitraire d’un signe sexuel.
C’est ainsi que chez les loups, la queue possède une fonction qui n’a plus seulement un rôle d’équilibre. Cet organe hypertélique sert en fait de signal de communication, le couple de loups alpha, dominant, se reconnaissant à leur queue levée, contrairement à leurs sujets, qui l’ont d’autant plus basse qu’ils sont éloignés dans la hiérarchie.
Cet arbitraire des signes hypertéliques, non lié directement à des fonctions vitales, mais représentant leur transmission, va peu à peu aboutir à des systèmes de représentation à fonctions purement identitaires et sociales. On peut imaginer que l’hyper visibilité de ces organes pouvait facilement être dévolue à cette fonction, par exemple pour la harde qui se rassemble autour du cerf.
L’hypertélie du signe sexuel ouvre ainsi à l’arbitraire du signe, donc à sa fonction identitaire plus tard dans le symbole. Les hommes, champions du maniement de cet arbitraire du signe, empruntèrent bien souvent ces ébauches symboliques animales pour des fonctions sociales, comme ces coiffures en plume d'aigle, voire en ramure de cervidé, dont maintes tribus montrent l'exemple, y compris les gaulois de chez nous !