Il est ainsi possible que la fonction d'appartenance à un groupe, une communauté, après s'être ainsi arbitrairement fixée sur tel ou tel signe, se développe ensuite uniquement en raison de sa fonction désormais symbolique, et non plus pour ses fonctions de combat et de séduction dans l'exemple du cerf. L'arbitraire est là dans le choix du signe sur lequel va se fixer cette fonction pré-symbolique, dans la mesure où elle existe alors comme fonction sociale, et non comme objet directement lié à un signe.
C'est la fixation de cette fonction symbolique sur tel ou tel objet, par exemple la queue chez les loups, ou encore les oreilles chez ânes, qui est arbitraire. En effet, l’hypertélie bien connue de ces dernières chez ces animaux a en fait la même fonction de communication entre eux, même en plus complexe que la queue chez les loups. Il existe un véritable langage des signes des oreilles d’âne[8] !
L'arbitraire du signe, autorisant une distance face à l'objet qui y est lié, permet le développement progressif d'un domaine proprement sémiologique, détaché de la réalité sensible. Ce mécanisme ira croissant, au fur et à mesure de l'évolution et des espèces, jusqu'au langage humain.
 
La théorie orthogénique du 19° siècle qui voulait rendre compte de l’hypertélie comme un automatisme évolutif sans autre sens que le développement de l’espèce dans sa spécificité, sans considération darwinienne, est maintenant abandonnée, grâce aux travaux de Patrick Tort. Mais, du coup, si l’hypertélie n’a pas d’explication darwinienne très nette du versant de la survie de l’individu, mais non plus dans quelques cas comme le mégacéros du versant de la reproduction de l’espèce, on est en peine de la comprendre complètement comme processus d’évolution. Alors que probablement elle peut se saisir comme l’apport évolutif de l’arbitraire du signe, qui reste alors darwinien, introduisant l'émergence de ce domaine extrêmement adaptatif qu'est la sémiotique.
Un excellent article de l’encyclopédia universalis[9] décrit bien cela : Les animaux déploient une multitude d'ornements et de comportements pour séduire un partenaire sexuel et se reproduire. Les danses nuptiales, les sons et les odeurs sexuelles sont des signaux très utilisés, et c'est souvent le mâle qui déploie ses meilleurs atours pour séduire la femelle. Les arguments de séduction, ainsi que la préférence pour ces arguments chez l'autre sexe, passionnent depuis longtemps les naturalistes et les évolutionnistes. D'abord considérés comme des ornements esthétiques, ils sont maintenant reconnus pour leur valeur indicatrice et héritable de la qualité individuelle. Leur fonction est ainsi de signaler la qualité du partenaire ou la quantité de ressources disponibles, optimisant ainsi les possibilités de reproduction… … Ce principe du handicap explique que les femelles préfèrent des mâles qui réduisent leur survie avec des ornements coûteux car ces handicaps révèlent, sans tricherie possible, la qualité du partenaire sexuel potentiel.
Cette hypertélie arbitraire à fonction de communication sexuelle favorisa peu à peu la naissance, et le développement du symbolique, puis bien après du langage. L'hypertélie existe en effet aussi au niveau sonore, comme en témoignent les nombreux chants du monde animal.
Il est probable que les sons échangés allèrent du plus simple, la représentation de choses, à de plus complexes, à travers l'arbitraire phonématique : les représentations de concepts. Ces dernières fonctions, peut-être propres à l’espèce humaine (mais c'est loin d'être certain) s’appuient nécessairement sur des représentations arbitraires, puisque ne reposant pas sur des représentations de choses. Si elles s'inventent, elles ne le font pas de rien mais s'affilient métaphoriquement à des images plus simples, de la même façon que les énoncés de symptômes exposés en analyse renvoient, par l'association libre, à l'univers d'images et de souvenirs qui leur a donné naissance.
Il est central de répéter que ces développements hypertéliques ne sont pas que visuels. Le brame du cerf en est un bon exemple, pour ceux qui l'ont déjà entendu de près... Ces signes qui représentent une fonction avec une part importante d'arbitraire sont donc aussi sonores, ce qui explique que certains animaux beaucoup plus neutres visuellement ont pu arriver à partir de signes sonores jusqu'à la nomination, comme les dauphins par exemple. Le signe hypertélique est en partie, grâce à son inutilité partielle fondamentale, disponible pour une autre utilisation, à inventer, donc devenant peu à peu propre à l'appareil psychique lui-même. Pensons, en particulier, sur la place qu'occupent ces hypertélies animales dans le premier art symbolique, celui des dessins préhistoriques.
Notons par exemple que la lettre A porte en elle cette histoire complexe, puisque représentant dans l'histoire de son évolution l'hypertélie des cornes du taureau, ce signe s’étant inversé dans le temps. Les deux pattes vers le bas du A étaient à l’origine deux cornes vers le haut…
L'imaginaire est ainsi profondément niché au cœur du symbolique, l'arbitraire du signe étant régulièrement la trace d'une ancienne métaphore, voire la trace d'une abstraction hypertélique, humaine, comme le symbole phallique ou animale. Il raconte toujours une histoire oubliée... Ceci permet de mieux comprendre le goût des hommes pour l'ésotérisme, l'occultisme, la kabbale, l'hermétisme et la gnose, ce savoir symbolique étant la fascinante trace de notre histoire à travers les signes qui nous habitent.
Dans un article fort intéressant,[10] bien que ne parlant pas directement de l'hypertélie, les auteurs insistent au fond sur l’extériorité fondamentale du langage, y compris dans sa genèse, théorie opposée à un néodarwinisme[11] chomskien qui arguerait au contraire d’un processus proprement individuel purement intra psychique. C'est dans un dialogue continu entre le monde et l'organisme que s'invente sans cesse l'appareil psychique. L’hypothèse connue de Chomsky du développement intrinsèque et génétique du langage est ainsi et fort heureusement définitivement obsolète, après son succès catastrophique dans la mode structurale des années 80[12] : De façon plus générale, les phénomènes sociaux humains n’émergent pas d’une interaction entre des individus dont les buts et les modes d’action seraient préprogrammés. Ils se constituent à travers des jeux socio-sémiotiques, dans lesquels la part cognitive individuelle se comprend d’abord comme perception sémiotique, attention conjointe, participation à une inter-subjectivité comportant un vaste répertoire d’interactions ritualisées… … Ce qu’il convient alors de chercher, ce sont, d’une part, les formes que prennent publiquement les jeux sémiotiques à travers lesquels se constituent les enjeux principaux, et, d’autre part, au niveau individuel, la nature des dispositions, ou des capacités pratiques, permettant de développer de tels comportements à la fois ritualisés et variables. Ce renversement du rapport entre le cognitif et la sémiotique réoriente l’explication évolutionniste, et la pensée de l’adaptation.
 
Ce développement progressif du signe à partir de la sémiotique de l'habitat lui-même, dans lequel l'arbitraire commencerait à être présent à travers l'hypertélie, autorisant le champ bien plus vaste du domaine des représentations, favorise alors le traitement de données beaucoup plus complexes qu'avant. C'est là le plus de plaisir que l'homme y trouverait pour à la fois sa pensée et son organisation sociale.
 
 
L'aliénation au signe
 
Mais le signal transmis, même proche du signe, reste le représentant d'une réduction des bruits afférents. Cela s’aperçoit bien, on l'a vu, lorsqu’on observe la vulnérabilité des animaux en parade amoureuse. Le symbole, plus abstrait, a en fait la même fonction décisionnelle dans la communication, grâce à la réduction de bien d’autres paramètres. Lorsqu’on se rallie au panache blanc du chef dans la bataille, toutes les autres informations qui nous indiquent qu’on serait mieux à la pêche sont mises de côté, dans une hiérarchie d'un choix de comportement qui entraîne les mêmes dangers que chez les animaux en parade amoureuse.
L'aliénation à cet habitat devient l'aliénation parfois violente au symbole lui-même, comme on le constate par exemple avec l’émergence des communautarismes dans les époques et les lieux où les échanges culturels, fonction première du symbole, ne prévalent plus sur le simple sentiment aliénant d’identité.
On comprend bien que cette apparition du signe, puis du symbole a le rapport le plus étroit avec le phénomène de l’émergence du langage, puis de l'écriture, et enfin pour ce qui nous concerne du sujet, dans un développement dont la complexité va croissante.
Mais on trouve alors toujours cette double face du gain opérationnel lié à cette réduction symbolique d'une part et d'autre part ce problème du reste non symbolisé du réel qui n'est pas passé par ce filtre. Ce sont les effets toujours paradoxaux, hétérologues de l'émergence du signe que nous venons de voir, à la foi protecteurs, utiles à l'adaptation mais aussi réducteurs et aliénants à la fois.
Les répercussions de l’émergence du symbolique sont alors à étudier en soi, dans les chapitres qui suivent.
 
[1] Race et histoire, 1952, Unesco éditeur
[2] http://www.inventionpsychanalyse.com/autisme.php
[6] Tribu amazonienne.
[7] Merci à Patrick Tort qui travaille depuis longtemps sur ce sujet, et grâce à qui je m'y suis intéressé. Voire entre autres "Qu'est-ce que le matérialisme", chez Belin, P 377, et "L'intelligence des limites", Editions Gruppen, 2019
Même si une nuance nous différencie dans le développement autour de l'hypertélie : il me semble qu'il s'intéresse plus au charme séducteur qui s'attache à ce trait, dans ses développements darwiniens, alors que je mets plutôt l'accent sur l'arbitraire de ce signe dans cette même dynamique évolutive.
[8] https://m.youtube.com/watch?v=qZmzGnwdxjQ
[9]https://www.universalis.fr/encyclopedie/comportement-animal-comportement-reproducteur/
[10] Économie symbolique et phylogenèse du langage
Jean Lassègue, Victor Rosenthal et Yves-Marie Visetti, Lhomme, 192 /2009 76-100
[11] Théorie qui généralise l’aléatoire génétique au détriment d’adaptation liée à une interaction environnementale directe.