Dissociation signifiante et hétérologie.
On voit facilement que tous ces plans, qui n'existent que parce qu'ils se dissocient les uns des autres sont dans des relations hétérologues, c'est à dire qu'ils permettent souvent des synergies, mais aussi quelques antagonismes à l'occasion. S'ils sont fait pour s'articuler le plus souvent, il arrive aussi que chacun évolue pour son propre compte, au détriment des autres. Tout système, même s'il est créé pour en faire fonctionner d'autre, à son énergie propre, dont certains effets autonomes peuvent le faire dévier de sa fonction première.. Cette autonomie relative des plans, donc leur fonctionnement hétérologue, permet que des événements situés dans un de ces plans, par exemple le plan du symbolique, résonnent presque directement dans cette dimension chez d'autres sujets, ouvrant l'univers de la communication en même temps que celui de la subjectivité… Communication dont il reste prudent de poser, comme Lacan le soutenait, qu'elle se faisait d'un signifiant l'autre, donc dans le plan du langage, et non d'un être à l'autre.

Il est quelque peu vertigineux d'apercevoir que l'éthologie moderne à détrôné l'homme de cette place exclusive, en témoigne l'expérience ahurissante que je cite ici à nouveau, effectuée chez des animaux qui possédant vraisemblablement eux aussi un bagage symbolique. On sait en effet que les dauphins possédent des noms et des prénoms ! On sait moins qu'ils connaissent aussi la musique, en tout cas leurs cousins probablement plus évolués que sont les orques.. La communication inter espèce devient alors possible, précisément grâce à cette dissociation hétérologue des plans, comme le récit qui suit le suggère…

Patrice Van Eersel Jim Nollman et les orques

Pendant deux jours, il joue seul, essentiellement de la guitare électrique, à bord de sa minuscule embarcation. Du folk, du rock, du reggae... Les longs miaulements de son instrument résonnent des kilomètres à la ronde. Mais rien ne bouge sur les eaux lisses. Le soleil tape, l'attente dure. Sur la berge, sa femme ramasse d'invraisemblables bouts de bois que l'eau a longuement sucés avant de les rendre à la berge. Soudain, au soir du troisième jour, deux ailerons géants fendent l'eau à quelques dizaines de mètres. Les deux premières orques de Jim Nollman ! Une vague de chair de poule lui parcourt le corps. Il redouble d'énergie, se met à changer de rythme toutes les trente secondes, pour tenter de trouver celui qui accrochera les colosses. Ces derniers font, un tour très large du canot et disparaissent. Mais dix minutes plus tard, ils sont à nouveau là et, cette fois, ils s'approchent à une vingtaine de mètres et s'immobilisent un instant, avant de disparaître à nouveau. Comme si les seigneurs des mers n'accordaient pas leur attention à n'importe qui. Ils vont observer Jim de loin, partir, revenir, écouter. Plusieurs fois. Le quatrième jour enfin la communication s'établit et Jim, ébloui, entend le chant des orques. Quelque chose  entre une trompette surpuissante et aiguë et un ballon de baudruche géant, que l'on ferait crisser sous les doigts. Côté air de scène, on les entend à deux kilomètres. Côté eau sans doute beaucoup plus loin. Mais ce qui frappe le plus Jim, c'est que les orques lui répondent!

     A la différence des loups, aux chants cristallisés dans des formes immuables depuis la nuits des temps, les orques improvisent. en harmonie avec la guitare! Jim lance un accord, les orques s'alignent. Mieux: ils participent carrément à des constructions musicales. Par exemple Jim fait miauler sa guitare en saccades de 2-3-2-3-2-3, une orque lui répond 1-2-1-2-1-2. Puis Jim l'imite et, d'un coup, c'est l'orque qui se met au 2-3-2-3-2-3. Ou alors ils montent un triangle, jim jouant trois coups, l'orque deux, Jim un, l'orque rien du tout. Souvent, c'est l'orque qui part la première, dans une modulation complexe. Immédiatement, Jim essaye de l'imiter, il sort de sa guitare un son maladroit, imitant de loin celui du cétacé. Celui-ci à son tour, imite Jim, c'est-à-dire qu'il reproduit exactement l'imitation bancale que le musicien vient de faire de lui…  … Le concert le plus réussi fut ouvert par la musique des orques.



On lit bien dans ce témoignage incroyable, à prendre avec prudence car non répliqué à ma connaissance, combien l'autonomie d'un plan, ici le plan de la structure musical, sa relative séparation, dissociation, des autres plans chez l'homme et chez l'orque, permet une circulation de signes sonores, autorisant une forme de reconnaissance, d'intérêt, entre ces deux espèces différentes. On savait, dans le même ordre d'idées, les orques capables de copier aussi le langage des dauphins.
On peut remarquer que ce mécanisme existe aussi chez des animaux plus simples, tels les geais qui sont ainsi les vigies de la forêt ! Ce signe d'un danger qu'est leur cri est compris par bien d'autres animaux, qui augmentent du coup leur niveau de vigilance. Mais les exemples sont nombreux des signes sonores animaux qui circulent entre les espèces. Le point commun qui nous intéresse ici, entre les concerts avec les orques, ces signaux sonores et le signifiant, tient à ceci : dans les trois cas, une représentation est là, ce qui autorise sa transmission. C'est bien l'autonomie de cette représentation par rapport à l'être qui l'émet qui permet sa transmission. Les points de résonance entre cette représentation et la complexité des organismes qui l'émettent et la reçoivent, selon leur nombre et leur structure, vont inaugurer des effets très variables, et plus ou moins organisés.
La particularité dissociative de ces signes permet donc même une certaine communication inter-espèce.

Ce qui se complique avec le signifiant humain, en tant que symbole qui véhicule spécifiquement des éléments centraux de l'identité du sujet, c'est bien qu'alors ce sujet lui-même devient le jouet de la circulation signifiante. Cette circulation qu'il permet, si elle ouvre d'immenses possibilités de communications, autorise aussi beaucoup de distorsions, qui sont l'objet même de la psychanalyse. Le plaisir qui inaugure son introduction peut vite se perdre dans son développement, surtout quand une rigidité apparaît, qui ne laisse plus jouer ses différents plans de façon interactive dans ce qu’on appelle le dialogue.

La clinique de la dissociation signifiante.

Le fondement dissociatit du signifiant, (qui fit le succès du célèbre tableau de Magritte "Ceci n'est pas une pipe" représentant précisément une pipe) n'apparaît en fait dans son versant pathologique que lorsqu'il ne fonctionne plus. La dissociation pathologique, la dépersonnalisation, est alors une conséquence logique de la fixité du signifiant identitaire, qui n'est plus naturellement dissocié. Ce qui disparaît est l'espace de circulation entre l'être, toujours mouvant, et le paraître, alors trop fixe, au lieu qu'il soit un espace d'échange constant entre les dimensions hétérologues de l'être, entre ce que j'appelais plus haut le « reste » et le symbolique.
La dissociation clinique tient au fait de ne pouvoir relativiser aucune logique, de ne plus pouvoir circuler, donc d'être dans l'une au détriment absolu des autres. Penser vraiment, c'est choisir, se singulariser, donc lâcher, abandonner partiellement, remanier. Or, il est parfois impossible de lâcher même partiellement, donc de modifier une logique incastrable, de vérité : en effet, si on ose le faire, dans des milieux trop intolérants, on en est exclu, ou on craint de l'être, ce qui équivaut à une disparition subjective de la scène sociale ou familiale liée à ce fonctionnement. L'identité est alors, parfois dramatiquement, en jeu.
Au contraire, une logique limitée, castrable, c'est à dire pensant ses frontières, ses axiomes, laisse la place à d'autres, donc rend possible une circulation, un passage de l'une à l'autre. L'absence ou la présence d'une circulation hétérologique des logiques subjectives est la frontière psycho-pathologique majeure de la dissociation signifiante. Si l'hallucination, comme on l'a vu dans un travail précédent, répond d'un besoin de nouveau référencement, invente un nouveau point de capiton (donc une forte résonance, mais tellement forcée qu'il n'est pas certain que le plaisir soit là au rendez-vous, ce qui signe l'instabilité de ce processus délirant) là où ils font dramatiquement défaut, l'impossibilité de la capacité dialogique hétérologue est par contre au centre du processus de dépersonnalisation. On est dans ce risque dès qu'on existe malgré l'autre, qu'on cherche à se maintenir, à rester identique, à garder un moi stable contre vents et marées. Cette rigidité du moi est la cause majeure de la dépersonnalisation, puisque, le remaniement entre symbolique et imaginaire devenant impossible, chacun évolue pour son propre compte.
La dépersonnalisation est l'impossibilité de vivre la dissociation signifiante, par défaut de capacité hétérologue. Les plans ne jouent plus entre eux par défaut de plaisir à circuler entre eux, défaut de jeu, défaut d’humour, défaut in fine de résonances de plaisir…