Signifiants et résonances.

Alors, l'appel au rituel, au fantasme, à l'oracle, au sacrifice, à l'hallucination, selon le degré de distorsion, vient proposer de rejouer les cartes entre le sujet et les signifiants qui le représentent de l'extérieur. Je parle d'extérieur, car même les mots qui nous viennent sont fondamentalement externes, n'étant vraiment nôtres que par les résonances qu'ils évoquent en nous et la façon dont nous les reprenons, nous les approprions.
Si, dans Iphigénie de Racine, Agamemnon fait intervenir Calchas le devin, c'est que le réel le contrarie gravement, les vents ne se levant pas pour faire appareiller sa flotte. Les circonstances météorologiques bloquent toute résonance entre les désir du roi et la réalité. La prophétie, ritualisant dans cette société grecque le recours à la toute puissance des dieux et des mots, ou des mots et des dieux, plutôt dans cet ordre, alors, vient faire à nouveau coïncider imaginairement et symboliquement les mots et le réel, les vents se levant comme il est dit dès le sacrifice accompli : plus de dissociation dès lors entre eux.


Signifiant et sacrifice

Le prix à payer est toujours la mort, préférentiellement de l'autre, puisque c'est le statut même de l'humain, perdu dans le dédale de ses représentations, qui disparaît alors.
Le sacrifice religieux est toujours, selon cette lecture, une forme de suicide de la subjectivité elle-même, de ses incertitudes, de ses recherches infinies, au profit d'une représentation paradoxale, qui cessant de simplement représenter le monde, le devient absolument… La douloureuse dissociation disparaît alors, le sujet passant avec pertes et profits du coté de l'imaginaire exclusif, véhiculé par des signifiants magiques, représentations du monde qui font office de monde, qui ne sont plus en rapport avec le réel, lequel était devenu par trop contrariant.
C'est ce qu'on constate cliniquement dans les phénomènes de grâce ou les départs de délire. Si le rapport, c'est à dire l'espace entre le plaisir profond, conscient et inconscient, et les signifiants disparaît totalement, l'appareil psychique ne le supporte pas, et se reconstitue pleinement dans l'imaginaire, au prix parfois d'un sacrifice, projection de l'horreur de la subjectivité que l'on traverse.
Ainsi, délires, meurtres, suicides et sacrifices ont-ils cette même source, à savoir que les signifiants, externes, deviennent trop essentiellement étrangers au sujet, à son plaisir d'être. Le meurtre de l'autre est toujours, de ce point de vue, aussi le sacrifice de soi-même, tout autant que le sacrifice de l'autre amène également au meurtre de soi-même. Il est notable de constater que les civilisations qui pratiquèrent ainsi les sacrifices humains régulièrement, remplaçant le commerce de l'autre par sa destruction au nom de telle ou telle vérité, ces civilisations allèrent également vers leur propre perte.
Quand au simple meurtre, sujet que je ne vais qu'effleurer ici, il suppose en fait que l'autre fait obstacle, à son amour, son intérêt, son argent, etc, et remplace le complexe dialogue intersubjectif par cette solution simple de suppression de l'autre. Et donc aussi de soi-même en tant qu'être de dialogue, humain de et par la parole…

D'ailleurs, Lacan n'est pas loin de cette thématique, lui qui situait le signifiant comme totalement extérieur au sujet, sans s'interroger sur les résonances de plaisir qui auraient pu faire que le sujet l'habite et le transcende. Dès lors, la "solution" qui s'offrait à lui était là aussi d'ordre sacrificielle, singulièrement le sacrifice du désir dans le désêtre. Ce sacrifice subjectif complet, qui aboutissait au "désêtre analyste", est en fait une quête mystique, quand on la mesure à ce qui est ici avancé. Ceci rend compte de l'impasse du mouvement lacanien lorsqu'il reste par trop fidèle aux butées de Lacan lui-même, ce qui n'enlève rien à ses découvertes fondamentales, parmi lesquelles le statut du signifiant lui-même, dont il est question ici.


Tout l'enjeu de l'accès au langage et à la subjectivité tient à la nature de cette dissociation signifiante et son lien aux résonances de plaisir : trop large, le risque se court que chaque domaine évolue pour son propre compte, trop étroite, et l'invention continuellement changeante de soi ne sera guère possible, avec là un fort risque psychopathologique, plutôt du versant paranoïaque, d'adhérer à une vérité des mots, des signifiants bloquant plus ou moins complètement subjectivité et altérité.


Le jeu du for-da et le sacrifice du plaisir de l'autre

A ce propos de l'accès au langage et à la dissociation, il faut savoir que l'invention par Freud de la pulsion de répétition, la pulsion de mort, lui vint par l'observation de son petit fils Ernst en train de jouer au désormais célèbre jeu de la bobine. Mais en fait il ne va pas du tout de soi qu'un grand-père  "observe" son petit fils au lieu de jouer avec lui directement ! C'est ainsi que Freud en déduit que l'enfant éprouve un plaisir à détruire la joie de sa possession de la bobine, en la rejetant de façon répétitive. Sauf que les mots prononcés, for et da, ne s'adressent à personne, sont dans une sorte de monologue détachés des humains présents dans la pièce, dont Freud et la mère de l'enfant ! On est déjà, semble-t-il, même chez un enfant d'un an 1/2, dans un symptôme de type obsessionnel, de surinvestissement du langage à défaut d'un dialogue suffisamment plaisant avec les humains ! D'ailleurs, Ernst perdit sa mère 5 ans plus tard, et ne manifesta aucune peine visible, tout occupé sans doute de l'investissement de sa jeune névrose. C'est celle-ci qui occupa ensuite le devant de la scène, puisque Anna Freud le prit en analyse à 7 ans, chemin qu'Ernst poursuivit sa vie durant, pour finir lui-même analyste.
Alors, sans doute, si cet enfant avait eu la chance de jouer tranquillement directement avec sa mère et son grand-père, dans l'apprentissage plaisant du dialogue avec l'autre, on n'aurait eu ni le jeu du for-da dans le corpus de la psychanalyse, ni l'invention de cette très délétère et discutable pulsion de mort… Et peut-être Ernst se serait-il évité une névrose obsessionnelle et un destin d'analyste !



La dissociation signifiante chez Freud

Une autre façon de saisir cette question est de la prendre par certains éléments de la théorisation freudienne, même si le terme de signifiant est évidemment absent.  Lorsque moi, ça et surmoi sont introduits, la raison n'en est pas de l'ordre de la cohérence, mais de l'incohérence : ce sont les conflits entre les instances qui signent leur existence. C'est parce que leurs visées ne sont pas toujours congruentes qu'ils apparaissent. Si elles existent, c'est qu'elles sont dissociées! La première topique supposait aussi des clivages, entre conscient, inconscient et préconscient, mais pas tout à fait de la même façon : la cartographie en était trop simple, et ne pouvait correspondre à la réalité clinique. Elle ne faisait pas suffisamment place à la circulation hétérologue constante entre les instances, rétablie par les définitions plus floues de la seconde topique. C'est ainsi que le moi lui-même, dans cette seconde mouture, est dissocié en parties contradictoires, hétérologues, plus proches du ça ou du surmoi…

"Un proverbe met en garde de servir deux maîtres à la fois. Le pauvre moi est dans une situation encore pire, il sert trois maîtres sévères, il s'efforce de concilier leurs revendications et leurs exigences. Ces revendications divergent toujours, paraissent souvent incompatibles, il n'est pas étonnant que le moi échoue si souvent dans sa tâche. Les trois despotes sont le monde extérieur, le surmoi et le ça. Quand on suit les efforts du moi pour les satisfaire tous en même temps, plus exactement pour leur obéir en même temps, on ne peut regretter d'avoir personnifié ce moi, de l'avoir présenté comme un être particulier. Il se sent entravé de trois côtés, menacé par trois sortes de dangers auxquels il réagit, en cas de détresse, par un développement d'angoisse. [...]
Poussé par le ça, entravé par le surmoi, rejeté par la réalité, le moi lutte pour venir à bout de sa tâche économique, qui consiste à établir l'harmonie parmi les forces et les influences qui agissent en lui et sur lui, et nous comprenons pourquoi nous ne pouvons très souvent réprimer l'exclamation : "la vie n'est pas facile !" Lorsque le moi est contraint de reconnaître sa faiblesse, il éclate en angoisse, une angoisse réelle devant le monde extérieur, une angoisse de conscience devant le surmoi, une angoisse névrotique devant la force des passions logées dans le ça."
Le signifiant, découverte post freudienne, étant du côté du surmoi, fonctionne donc d'après le père de la psychanalyse essentiellement de façon dissociative avec les autres plans de l'appareil psychique.
   
Dissociation signifiante et structuralisme.

Enfin, la révolution structurelle des années 30 amena à la culture générale d'autres dissociations fondamentales, à savoir la prise en compte du structuralisme, en ethnologie, en linguistique, et finalement en psychanalyse : chez l'homme, comme pour le groupe social toute expérience interne est ainsi externalisée par l'existence du plan symbolique.
Exploiter ces dissociations dans les productions humaines fut l'œuvre de la fin du 19° et du 20° siècle, démarche complètement différente et beaucoup plus féconde que celle qui précède de plusieurs siècles et nommée classicisme. Celui-ci est en fait une insistance rigide sur l'unité (nécessairement religieuse alors..) de l'humain.
De ce point de vue, surréalisme et structuralisme sont une seule et même chose, ou plutôt les deux faces de la même médaille, qui fut de peu d'années précédée par le mouvement impressionniste, dissociant lui formes, couleurs et lumières, dans des métaphores artistiques, et non plus simplement linguistiques, qui font encore beaucoup penser... Cette extension de la définition de la métaphore au delà de la langue est centrale dans toutes ces avancées sur la dimension artistique dissociative du signe, sur lesquelles nous reviendrons dans le chapitre suivant sur l'art et le signifiant.