Signifiants, métaphore et poésie.
 
De ce signifiant qui vient du dehors et le détermine, il faut un puissant motif, qui fait parfois défaut, pour que le sujet s'en ressaisisse pour rester lui-même et … un autre. Je est un autre s’éclaire alors !
 
 
La figure de Rimbaud mérite qu'on s'y arrête un moment.[2]« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! (…) La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos[3], quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, et le suprême Savant Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! »
 
Cette violente subversion du sens à laquelle s'attache Rimbaud est sans doute à mettre en lien avec sa rencontre familiale du monde des mots, du monde signifiant. Voici le bref résumé de son enfance que trace l'Encyclopédie Universalis : Né à Charleville en 1854, Rimbaud, fort tôt, dut constater l'absence de son père, militaire de carrière, qui s'était séparé de sa mère, Vitalie Cuif, une paysanne de Roche, alors qu'il n'avait que six ans. L'étroit milieu carolomacérien, où Mme Rimbaud fait figure de personnalité revêche et rigoriste, où l'enseignement du collège est dispensé par un personnel mêlé de laïcs et de prêtres, constitue le monde où il doit vivre.
 
Certains doivent être étonnés à la lecture de ce qui précède que se mêlent ainsi autisme, mélancolie aigüe et poésie. C'est qu'à mon sens il s'agit d'une seule et même chose, prise à des moments et des stades du développement de la personnalité différent : ce sont toujours des révoltes contre la dictature du signifiant, lorsque le plus de plaisir qui devrait y être lié pour que cela fonctionne à peu près fait défaut.
 
C'est bien cet enjeu qui éclaire la question de l'autisme autrement : qu'un infans décide de ne pas entrer dans cet univers externe du signifiant est toujours possible, comme il arrive parfois qu'un sujet qui y est déjà entré décide d'en sortir, ce qu'on appelle l'accès mélancolique aigu, qui n'est rien d'autre qu'un autisme secondaire aigu. Sur une structure de personnalité particulièrement dépendante, influençable, la rencontre avec un univers symbolique qui ferme complètement l'expression de toute subjectivité singulière est souvent le préalable, le déclencheur de ces crises autistes mélancoliques, dont le suicide brutal est parfois la seule manifestation, comme on le constate parfois dans certaines entreprises où le management se confond avec le déni de toute subjectivité… Bettelheim, qu'il est digne de réhabiliter étant donné tout ce qu'il a apporté, malgré sa maladresse à propos des parents, a consigné toutes ces observations de réactions de refus du monde signifiant dans les univers abominables des camps nazis[4].
 
Qu'en conclure ? Sans doute que le moment de la frustration, parfois de la douleur, si le plaisir fait par trop défaut, de l'entrée dans l'univers signifiant peut générer une persistance partielle de ce mode autiste de fonctionnement, dans lequel on cesse de dépendre de l'autre et de ses signifiants. Autisme et autonomie ont la même racine.
 
Il est alors clair que la présence chez le sujet, entre autres traits, d'une part d'autisme, est une disposition de sauvegarde bienvenue, quand elle existe, alors que son absence quasi complète est le signe du symptôme hystérique. Elle permet sinon des moments de retrait, de mise à l'écart de l'univers signifiant, quand il se fait par trop étranger au sujet. Si la douleur n'est pas trop grande, si certain aspects de l'univers signifiant restent cependant investis,  alors c'est l'espace du fantasme, de la rêverie qui s'ouvre, et, encore, du poème, comme chez le doux Prévert, dont l'enfance ne fut pas malheureuse, probablement, d'après ce qu'on en sait, mais qui se débat contre les signifiants scolaires bien désagréables qu'il rencontre :
 
Le cancre
 
Il dit non avec la tête
Mais il dit oui avec le coeur
Il dit oui à ce qu'il aime
Il dit non au professeur
Il est debout
On le questionne
Et tous les problèmes sont posés
Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les chiffres et les mots
Les dates et les noms
Les phrases et les pièges
Et malgré les menaces du maître
Sous les huées des enfants prodiges
Avec des craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur.
 
Jacques Prévert ("Paroles")
 
La Martine eut une histoire similaire, enfance entourée et choyée, mais un contact avec la scolarité traumatique ! C’est au sortir de ces enseignements violents et totalement univoques qu’il se tourna vers la poésie.
 
Qu'est la poésie, et aussi ici le dessin alors, si ce n'est l'explosion du sens externalisé les mots, puis sa réappropriation par  une singularité affective trop restée en souffrance ? Qu'elle soit partiellement incompréhensible est alors parfaitement synchrone avec sa vocation première qui est une déconnection du langage commun, externe.
 
 
 
[2] Rimbaud à Paul Demeny (Lettre du Voyant, 15 mai 1871)
[4] Le coeur conscient, Robert Laffont, 1960.
[5] « Boiter n’est pas pêcher « 
[6] 1. Olausson H, Lamarre Y, Backlund H, et al. Unmyelinated tactile afferents signal touch and project to insular cortex. Nat Neurosci 2002; 5: 900-4.
[7] https://www.cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2006-2-page-405.htm#
[9] Empan 2016/1 (n° 101), pages 12 à 20
[10] https://www.lepoint.fr/culture/lacan-professeur-de-desir-06-06-2013-1688542_3.php