Le sujet et l'être
 
Ces réflexions et exemples appellent une remarque : il faut ajouter aux catégorie classique de la psychanalyse la notion de l'être de la phénoménologie.
En effet, les dimensions du moi, du surmoi, de l'inconscient, du ça, du préconscient, du signifiant sont toutes insuffisantes pour décrire la complexité final du sujet. Il est en effet constitué de tout cela, ce qu'on appelle l'affectivité étant une sorte de sommation de tous ces plans et de leurs liens au corps provoquant une sensation d'existence complexe. Ce cœur de l'être, ce centre de la personne, il n'est bien entendu jamais complètement ni communicable ni partageable, s'il s'éprouve par contre. Il n'est jamais réductible à rien de communicable, ni à la morale, la politesse, ou l'altruisme.
Son expression, qui est la subjectivité, n'est jamais que partielle, mais si elle est impossible, une dissociation pathogène se mettre en place tôt ou tard au cœur du sujet. Sa manifestation, indirecte le plus souvent, permet au sujet d'être vraiment lui-même avec les autres, malgré les autres mais jamais dans l'impossible idée d'une harmonie constante, d'un accord commun continu.
De nombreuses situations posent problème à cette configuration : la passion de la transmission, lorsqu'on veut être l'élève de son maître, ou le maître de son élève, la relation amoureuse, lorsqu'on ne veut pas déplaire à son partenaire, la relation professionnelle, lorsqu'on veut pas risquer son poste professionnel, pour prendre quelques exemples parmi mille autres.
C'est que l'appareil psychique est mu par une énergie hétérologue puissante. Lorsque le refoulement, ou l'écrasement lié à une des pressions que nous venons de voir, supprime une des causes de cette hétérologie que le trouble psychique apparaît. Sinon, elle se met au service de l'invention, de la prise de risque, de la subjectivité créative, de la crise féconde.
 
La prise de conscience de l'énergie constructive de cette dynamique hétérologique irréductible de l'appareil psychique, pris entre soi et l'autre, permet une sortie définitive du piège narcissique. La fin d'une cure analytique correspond à l'émergence précise de l'être dans ce transfert subjectif, quand elle a lieu au cœur même du transfert, et non ailleurs dans un groupe social, dans un après coup de l'analyse qui est en fait un évitement de cette étape difficile, préludant à la répétition de la névrose.
 
L'émergence du transfert subjectif
 
Mais il nous faut maintenant faire un détour par les théories scientifiques de l'émergence pour bien comprendre de quoi il s'agit.
 
Voici la définition donnée par Wikipedia :
 
On retrouve un certain nombre de caractéristiques généralement associées aux différentes formes du concept d'émergence.
 
Physicalisme : tout ce qui existe peut se réduire en dernière analyse aux constituants décrits par la physique, et à leurs aggrégats.
Émergence de propriétés : À partir d'un certain niveau de complexité et d'organisation des particules matérielles, des propriétés authentiquement nouvelles émergent de ces systèmes complexes.
Irréductibilité de l'émergence : les propriétés émergentes sont irréductibles, et ne peuvent être déduits des phénomènes de bas niveaux à partir desquels ils émergent.
Causalité descendante : Les entités émergentes peuvent être à l'origine causale d'une influence sur les entités de même niveau ou plus bas niveau, soit directement (émergence forte), soit via les micro-constituants (émergence faible). Cela distingue une entité émergente d'un épiphénomène, qui n'a pas d'influence causale.
Chaque auteur peut formuler différemment, apporter des nuances, voire réfuter certaines propriétés comme la dernière, mais ces quatre propriétés forment le cadre conceptuel de réflexion à propos de l'émergence.
 
Ainsi, la matière qui naît d'une fluctuation de l'espace-temps, la vie qui apparaît à partir d'une combinaison de minéraux, la conscience qui surgit d'une complexité du vivant[1], la langue qui cristallise cette conscience.
 
La fonction émergente de ce qui se rassemble en psychanalyse sous le terme générique de subjectivité, prise ici sous l'angle du risque  qu'elle prend de son expression active dans le dialogue, cette fonction a-t-elle des propriétés particulières.
-Tout d'abord l'irréversibilité, sans doute la plus importante : parvenir à situer le plus possible la complexité de son être dans ses expressions implique d'être un acteur authentiquement situé dans le développement des logiques humaines dont nous faisons partie. Nous existons alors de façon irréversible dès lors que cette fonction reste stable : ce qui a été dit ne peut plus ne pas avoir été entendu.
-La causalité descendante est également une propriété précieuse pour le psychisme : l'effet de cette expression du risque d'être soi va avoir pour effet la réinvention de la mémoire[2], donc un changement de la conscience de soi. En effet, ce type d'expression de soi, modifiant irréversiblement la perception qu'en a l'interlocuteur, d'une part, permettant d'autre part de développer aussi le cœur de notre être, modifie rétroactivement les deux plans de l'identité, narcissique et autoconservatrice.
-Enfin, l'émergence de propriétés spécifiques de cette fonction expressive est tout à fait centrale également : d'abord il s'agit essentiellement d'une fonction d'invention, de création. Le couple tradition invention fonctionne d'abord et avant tout sur les prises de risque individuelles consécutives de ces expressions conflictuelles de soi. Nous en avons donné quelques exemples plus haut, mais ils sont légions...
Mais il est une autre propriété de cette fonction, tout aussi centrale! Il s'agit de la joie, du plaisir de découvrir, d'explorer, d'apprendre, tant de soi que de l'autre. Cela passe inévitablement par un temps de déconstruction, des idées et de l'autre référentiel[3]. Cette reconstruction est une joie au sens de Spinoza, d'accrossement du savoir, qui est complètement liée au courage d'être soi, comme ce dernier l'a abondamment montré, y compris par son inverse, la question du suicide.
 
 
En effet Spinoza, à la différence des stoïciens, ne conçoit pas le suicide comme l’expression et la manifestation ultime de la liberté, mais plutôt comme la conséquence d’un état de servitude de l’homme soumis à des causes externes qui s’opposent au conatus ou effort pour persévérer dans l’être :
 
« L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien à part l’essence actuelle de cette chose. » (Spinoza, 1988 : 217)
 
Ainsi l’homme qui met fin à ses jours ne peut le faire que vaincu par les causes externes, ce n’est en rien une manifestation de la seule nécessité de sa nature qui peut le pousser à une telle extrémité [3]. Autrement dit, il n’y a pas, et il ne peut y avoir, à proprement parler, de désir de mort pour Spinoza. Si le désir est la manifestation humaine de l’effort pour persévérer dans l’être, l’idée d’un tel désir relèverait de l’oxymore, d’une contradiction dans les termes. Pour reprendre une expression employée par Gilles Deleuze .. dans un cours dispensé à Vincennes, la mort venant toujours du dehors et jamais du dedans, le concept d’une pulsion de mort est pour Spinoza proprement « grotesque » [4].[4]
 
La détresse de vivre que prônent certains (Cioran, Céline, Lacan Thiberge et d'autres..) n'est liée qu'à leur recherche d'une théorie irréfutable de l'être, incompatible du coup avec le vivant et la vraie rencontre de l'autre puisque la théorie même de l'être lui devient externe, du simple fait qu'elle est écrite! Cioran d'ailleurs avait quand même l'intuition de dire que le bonheur n'est pas fait pour les livres...
 
Il faut en effet remarquer qu'un tel cheminement ne peut en aucun cas être simplement intellectuel. En effet, le cœur de l'être est constitué essentiellement de lien entre les sensations, les images, les symbolisations, il est une sommation de l'ensemble de l'appareil psychique, tant du côté logique qu'affectif.
Un tel cheminement nécessite donc que revienne à la conscience manifeste les associations logiques et les souvenirs plus imagés et proprioceptifs. Cette idée de l'émergence (ponctuelle et en fait insaisissable), d'une sommation des dimension de l'être fait penser, dans un autre domaine, à ce que G.Simmel[5] , sociologue hétérologue s'il en est, appelait un fait sociologique global, ou encore au concept de parousie chez Heidegger[6].
 
"Ce qui fait de la présence du présent ce n'est pas d'être dans le présent temporel ; car être présent ne veut pas du tout dire : être dans le présent. Être présent ne veut pas dire non plus "être présent  à" ou "pour" un sujet qui se représente l'objet présent. Mais être présent veut dire être auprès du dévoilement de l'étant présent. La présence du présent est la parousie de ce qui est auprès de la contrée du dévoilement de l'être. La parousie de l'être n'est pas d'être auprès de nous - comme la parousie de l'absolu chez Hegel – mais d'être auprès de soi.
En définissant la présence de ce qui est présent comme parousie, Heidegger définit ce qui est présent par rapport à la contrée du dévoilement de l'être..
L'auprès de ce qui est présent ne signifie pas l'opposition de ce qui est de ce qui est contre où en fait d'un sujet, mais la contrée du dévoilement dans laquelle rentrent et à l'intérieur de laquelle demeurent les... Cette rentrée ou cette arrivée au sein de la contrée de la présence est la véritable advenu c'est-à-dire la présence de ce qui est véritablement présent.
Qu'est-ce que cette contrée?
Dans "Pour servir de commentaires à la sérénité", dialogue entre un professeur, un savant et un érudit, le professeur distingue l'horizon qui tout comme la transcendance, est horizon de la perception des objets et de notre représentation, le côté tourné vers nous d'une ouverture qui nous environne, d'avec la contrée qui est cette ouverture en soi. Penser la contrée est donc l'effort décisif de la pensée pour sortir de la relation sujet objet de la réflexion transcendantale. Toute tentative pour se représenter la contrée échoue car on ne peut pas du tout se la représenter pour autant que dans la représentation tout est déjà devenu objet ."
 
Dans les deux cas, il s'agit de moments, et non d'états, suivis d'effets et de remaniements de représentations. Ce sont des rencontres entre différents plans qui, littéralement, produisent du mythe sur le plan sociologique, de la pensée au niveau philosophique, de nouvelles logiques subjectives au plan individuel.
C'est que sans cesse, cet effet de sommation est remis en cause par le flux du temps, qui va éloigner ce qui c'est un instant rapproché. L'hétérologie fondamentale des dimensions de l'être crée une pulsation constante entre ces plans, créant une tension créatrice de crises et de résolutions.
L'émergence subjective qui se dévoile alors n'est possible qu'à condition que l'étape précédente d'un narcissisme ait été traversée.
Pour qu'une fonction holostique émergente apparaisse, il faut que toutes les conditions partielles, dites réductionnistes en philosophie, soient en place et aient été résolues.. De la même façon que pour que le plaisir de la danse ou de la musique émerge à admirer un artiste, faut-il que tout son corps et son esprit fonctionnent.
 
[2] cf "L'invention de la mémoire" d'Israel Rosenfeld, Flamarion.
[3] cf Heidegger, puis Derrida.
[4] Eric Delassus, Revue ? Interrogation ? Nº15 Le suicide de Spinoza, un problème éthique et philosophique.
[5] « La faculté de l’homme de se diviser lui-même en parties et de ressentir une quelconque partie de lui-même comme constituant son véritable Moi qui entre en conflit avec d’autres parties et lutte pour la détermination de son activité – cette faculté met fréquemment l’homme, pour autant qu’il a conscience d’être un être social, dans une relation d’opposition aux impulsions et intérêts de son Moi qui restent extérieures à son caractère social: le conflit entre la société et l’individu comme un combat entre les parties de son être"Sociologie et épistémologie, 1981, pp. 137-138.
[6] Ysabel De Andia " Présence et eschatologie dans la pensée de Martin Heidegger" université de Lille 3 édition universitaire.