La dissociation signifiante

Ainsi, dissociation signifiante et conscience sont une seule et même chose, espace fondamental qui nous permet à la fois de nous penser et de penser le monde.  La particularité de la conscience chez l'homme n'est rien d'autre que la présence du signifiant identitaire dans l'univers des symboles, qui à la fois nous dénomme et nous sépare de nous-même. D’où la tentation mystique, que représente bien Saint Jean De La Croix, de douter de l’intelligence consciente elle-même.
 
D'ailleurs, étymologiquement, dieu  viendrait d'une racine Indo-Européenne, dyew , désignant le cosmos et/ou la lumière. Le langage humain permettant l'invention de l'arbitraire, autorise un monde supérieur au monde réel dont il est dissocié par nature, comme le ciel l'est de la terre.. L'invention de dieu et l'invention du langage ne seraient alors qu'une seule et même chose, simple produit de la spaltung signifiante, ici séparation entre la représentation et ce qu'elle représente. La métaphore du ciel et de la terre serait fondatrice de la séparation signifiante.  
L'invention, par l'homme, de Dieu serait une «thérapie temporaire» liée à la nécessité de supporter la dissociation indispensable pour penser le réel, lorsque les temps sont trop durs, ce qui arrive finalement assez souvent.  Gourous, maîtres et dieux se pressent alors pour récolter la manne du désarroi... 
 
Le signifiant mystique porte cette aporie centrale, ce paradoxe de représenter de façon dissociée la non dissociation.
 
Ce paradoxe est une condition forte de notre présence consciente au monde réel, expliquant la large prééminence des délires mythiques dans les dissociations pathologiques, puisque ce qu'on appelle ainsi ne serait que le retour du plaisir imaginaire dans ce besoin de représentations suffisamment « habitables » malgré la dissociation : lorsque l'investissement des représentations signifiantes est empêché, interdit, impensé, faute d'un plaisir suffisant dans sa constitution, il va massivement faire retour dans son origine la plus philogénétique. Les dieux s'adressent alors directement aux hommes, comme le délire dissociatif s'adresse directement au patient, faute d'un lien suffisant entre l'être et ses représentations sociales et familiales. C'est que l'homme ne disposant pas de suffisamment d'instincts, ou plutôt , ayant expérimenté qu'une simple lecture instinctuelle du réel devient rapidement contre-productive, s'en est abstrait, lui substituant la distanciation opérée par la verbalisation altruiste signifiante. Tel est son monde qui n'est plus seulement naturel : l'homme n'est plus dans le monde, il est conscient du monde, ce qui est fort différent.
 
 
Signifiants et résonances.
 
Alors, l'appel au rituel, au fantasme, à l'oracle, au sacrifice, à l'hallucination, selon le degré de distorsion, vient proposer de rejouer les cartes entre le sujet et les signifiants qui le représentent de l'extérieur. Je parle d'extérieur, car même les mots qui nous viennent sont fondamentalement externes, n'étant vraiment nôtres que par les résonances qu'ils évoquent en nous et la façon dont nous les reprenons, nous les approprions.
Si, dans Iphigénie de Racine, Agamemnon fait intervenir Calchas le devin, c'est que le réel le contrarie gravement, les vents ne se levant pas pour faire appareiller sa flotte. Les circonstances météorologiques bloquent toute résonance entre les désir du roi et la réalité. La prophétie, ritualisant dans cette société grecque le recours à la toute puissance des dieux et des mots, ou des mots et des dieux, plutôt dans cet ordre, alors, vient faire à nouveau coïncider imaginairement et symboliquement les mots et le réel, les vents se levant comme il est dit dès le sacrifice accompli : plus de dissociation dès lors entre eux. 
 
 
Signifiant et sacrifice
 
Le prix à payer est toujours la mort, préférentiellement de l'autre, puisque c'est le statut même de l'humain, perdu dans le dédale de ses représentations, qui disparaît alors.
Le sacrifice religieux est toujours, selon cette lecture, une forme de suicide de la subjectivité elle-même, de ses incertitudes, de ses recherches infinies, au profit d'une représentation paradoxale, qui cessant de simplement représenter le monde, le devient absolument… La douloureuse dissociation disparaît alors, le sujet passant avec pertes et profits du coté de l'imaginaire exclusif, véhiculé par des signifiants magiques, représentations du monde qui font office de monde, qui ne sont plus en rapport avec le réel, lequel était devenu par trop contrariant. 
C'est ce qu'on constate cliniquement dans les phénomènes de grâce ou les départs de délire. Si le rapport, c'est à dire l'espace entre le plaisir profond, conscient et inconscient, et les signifiants disparaît totalement, l'appareil psychique ne le supporte pas, et se reconstitue pleinement dans l'imaginaire, au prix parfois d'un sacrifice, projection de l'horreur de la subjectivité que l'on traverse.
Ainsi, délires, meurtres, suicides et sacrifices ont-ils cette même source, à savoir que les signifiants, externes, deviennent trop essentiellement étrangers au sujet, à son plaisir d'être. Le meurtre de l'autre est toujours, de ce point de vue, aussi le sacrifice de soi-même, tout autant que le sacrifice de l'autre amène également au meurtre de soi-même. Il est notable de constater que les civilisations qui pratiquèrent ainsi les sacrifices humains régulièrement, remplaçant le commerce de l'autre par sa destruction au nom de telle ou telle vérité, ces civilisations allèrent également vers leur propre perte.
Quand au simple meurtre, sujet que je ne vais qu'effleurer ici, il suppose en fait que l'autre fait obstacle, à son amour, son intérêt, son argent, etc, et remplace le complexe dialogue intersubjectif par cette solution simple de suppression de l'autre. Et donc aussi de soi-même en tant qu'être de dialogue, humain de et par la parole…
 
D'ailleurs, Lacan n'est pas loin de cette thématique, lui qui situait le signifiant comme totalement extérieur au sujet, sans s'interroger sur les résonances de plaisir qui auraient pu faire que le sujet l'habite et le transcende. Dès lors, la "solution" qui s'offrait à lui était là aussi d'ordre sacrificielle, singulièrement le sacrifice du désir dans le désêtre. Ce sacrifice subjectif complet, qui aboutissait au "désêtre analyste", est en fait une quête mystique, quand on la mesure à ce qui est ici avancé. Ceci rend compte de l'impasse du mouvement lacanien lorsqu'il reste par trop fidèle aux butées de Lacan lui-même, ce qui n'enlève rien à ses découvertes fondamentales, parmi lesquelles le statut du signifiant lui-même, dont il est question ici.
 
 
Tout l'enjeu de l'accès au langage et à la subjectivité tient à la nature de cette dissociation signifiante et son lien aux résonances de plaisir : trop large, le risque se court que chaque domaine évolue pour son propre compte, trop étroite, et l'invention continuellement changeante de soi ne sera guère possible, avec là un fort risque psychopathologique, plutôt du versant paranoïaque, d'adhérer à une vérité des mots, des signifiants bloquant plus ou moins complètement subjectivité et altérité.
 
 
Le jeu du for-da et le sacrifice du plaisir de l'autre
 
A ce propos de l'accès au langage et à la dissociation, il faut savoir que l'invention par Freud de la pulsion de répétition, la pulsion de mort, lui vint par l'observation de son petit fils Ernst en train de jouer au désormais célèbre jeu de la bobine. Mais en fait il ne va pas du tout de soi qu'un grand-père  "observe" son petit fils au lieu de jouer avec lui directement ! C'est ainsi que Freud en déduit que l'enfant éprouve un plaisir à détruire la joie de sa possession de la bobine, en la rejetant de façon répétitive. Sauf que les mots prononcés, for et da, ne s'adressent à personne, sont dans une sorte de monologue détachés des humains présents dans la pièce, dont Freud et la mère de l'enfant ! On est déjà, semble-t-il, même chez un enfant d'un an 1/2, dans un symptôme de type obsessionnel, de surinvestissement du langage à défaut d'un dialogue suffisamment plaisant avec les humains ! D'ailleurs, Ernst perdit sa mère 5 ans plus tard, et ne manifesta aucune peine visible, tout occupé sans doute de l'investissement de sa jeune névrose. C'est celle-ci qui occupa ensuite le devant de la scène, puisque Anna Freud le prit en analyse à 7 ans, chemin qu'Ernst poursuivit sa vie durant, pour finir lui-même analyste.
Alors, sans doute, si cet enfant avait eu la chance de jouer tranquillement directement avec sa mère et son grand-père, dans l'apprentissage plaisant du dialogue avec l'autre, on n'aurait eu ni le jeu du for-da dans le corpus de la psychanalyse, ni l'invention de cette très délétère et discutable pulsion de mort… Et peut-être Ernst se serait-il évité une névrose obsessionnelle et un destin d'analyste !