La dissociation signifiante chez Freud
 
Une autre façon de saisir cette question est de la prendre par certains éléments de la théorisation freudienne, même si le terme de signifiant est évidemment absent.  Lorsque moi, ça et surmoi sont introduits, la raison n'en est pas de l'ordre de la cohérence, mais de l'incohérence : ce sont les conflits entre les instances qui signent leur existence. C'est parce que leurs visées ne sont pas toujours congruentes qu'ils apparaissent. Si elles existent, c'est qu'elles sont dissociées! La première topique supposait aussi des clivages, entre conscient, inconscient et préconscient, mais pas tout à fait de la même façon : la cartographie en était trop simple, et ne pouvait correspondre à la réalité clinique. Elle ne faisait pas suffisamment place à la circulation hétérologue constante entre les instances, rétablie par les définitions plus floues de la seconde topique. C'est ainsi que le moi lui-même, dans cette seconde mouture, est dissocié en parties contradictoires, hétérologues, plus proches du ça ou du surmoi…
 
"Un proverbe met en garde de servir deux maîtres à la fois. Le pauvre moi est dans une situation encore pire, il sert trois maîtres sévères, il s'efforce de concilier leurs revendications et leurs exigences. Ces revendications divergent toujours, paraissent souvent incompatibles, il n'est pas étonnant que le moi échoue si souvent dans sa tâche. Les trois despotes sont le monde extérieur, le surmoi et le ça. Quand on suit les efforts du moi pour les satisfaire tous en même temps, plus exactement pour leur obéir en même temps, on ne peut regretter d'avoir personnifié ce moi, de l'avoir présenté comme un être particulier. Il se sent entravé de trois côtés, menacé par trois sortes de dangers auxquels il réagit, en cas de détresse, par un développement d'angoisse. [...] 
Poussé par le ça, entravé par le surmoi, rejeté par la réalité, le moi lutte pour venir à bout de sa tâche économique, qui consiste à établir l'harmonie parmi les forces et les influences qui agissent en lui et sur lui, et nous comprenons pourquoi nous ne pouvons très souvent réprimer l'exclamation : "la vie n'est pas facile !" Lorsque le moi est contraint de reconnaître sa faiblesse, il éclate en angoisse, une angoisse réelle devant le monde extérieur, une angoisse de conscience devant le surmoi, une angoisse névrotique devant la force des passions logées dans le ça." 
Le signifiant, découverte post freudienne, étant du côté du surmoi, fonctionne donc d'après le père de la psychanalyse essentiellement de façon dissociative avec les autres plans de l'appareil psychique.
   
Dissociation signifiante et structuralisme.
 
Enfin, la révolution structurelle des années 30 amena à la culture générale d'autres dissociations fondamentales, à savoir la prise en compte du structuralisme, en ethnologie, en linguistique, et finalement en psychanalyse : chez l'homme, comme pour le groupe social toute expérience interne est ainsi externalisée par l'existence du plan symbolique. 
Exploiter ces dissociations dans les productions humaines fut l'œuvre de la fin du 19° et du 20° siècle, démarche complètement différente et beaucoup plus féconde que celle qui précède de plusieurs siècles et nommée classicisme. Celui-ci est en fait une insistance rigide sur l'unité (nécessairement religieuse alors..) de l'humain. 
De ce point de vue, surréalisme et structuralisme sont une seule et même chose, ou plutôt les deux faces de la même médaille, qui fut de peu d'années précédée par le mouvement impressionniste, dissociant lui formes, couleurs et lumières, dans des métaphores artistiques, et non plus simplement linguistiques, qui font encore beaucoup penser... Cette extension de la définition de la métaphore au delà de la langue est centrale dans toutes ces avancées sur la dimension artistique dissociative du signe, sur lesquelles nous reviendrons dans le chapitre suivant sur l'art et le signifiant.
 
Dissociation signifiante et hétérologie.

On voit facilement que tous ces plans, qui n'existent que parce qu'ils se dissocient les uns des autres sont dans des relations hétérologues, c'est à dire qu'ils permettent souvent des synergies, mais aussi quelques antagonismes à l'occasion. S'ils sont fait pour s'articuler le plus souvent, il arrive aussi que chacun évolue pour son propre compte, au détriment des autres. Tout système, même s'il est créé pour en faire fonctionner d'autre, à son énergie propre, dont certains effets autonomes peuvent le faire dévier de sa fonction première..
Cette autonomie relative des plans, donc leur fonctionnement hétérologue, permet que des événements situés dans un de ces plans, par exemple le plan du symbolique, résonnent presque directement dans cette dimension chez d'autres sujets, ouvrant l'univers de la communication en même temps que celui de la subjectivité… Communication dont il reste prudent de poser, comme Lacan le soutenait, qu'elle se faisait d'un signifiant l'autre, donc dans le plan du langage, et non d'un être à l'autre.
 
Il est quelque peu vertigineux d'apercevoir que l'éthologie moderne à détrôné l'homme de cette place exclusive, en témoigne l'expérience ahurissante que je cite ici à nouveau, effectuée chez des animaux qui possédant vraisemblablement eux aussi un bagage symbolique. On sait en effet que les dauphins possédent des noms et des prénoms ! On sait moins qu'ils connaissent aussi la musique, en tout cas leurs cousins probablement plus évolués que sont les orques.. La communication inter espèce devient alors possible, précisément grâce à cette dissociation hétérologue des plans, comme le récit qui suit le suggère…
 
Patrice Van Eersel Jim Nollman et les orques
 
Pendant deux jours, il joue seul, essentiellement de la guitare électrique, à bord de sa minuscule embarcation. Du folk, du rock, du reggae... Les longs miaulements de son instrument résonnent des kilomètres à la ronde. Mais rien ne bouge sur les eaux lisses. Le soleil tape, l'attente dure. Sur la berge, sa femme ramasse d'invraisemblables bouts de bois que l'eau a longuement sucés avant de les rendre à la berge. Soudain, au soir du troisième jour, deux ailerons géants fendent l'eau à quelques dizaines de mètres. Les deux premières orques de Jim Nollman ! Une vague de chair de poule lui parcourt le corps. Il redouble d'énergie, se met à changer de rythme toutes les trente secondes, pour tenter de trouver celui qui accrochera les colosses. Ces derniers font, un tour très large du canot et disparaissent. Mais dix minutes plus tard, ils sont à nouveau là et, cette fois, ils s'approchent à une vingtaine de mètres et s'immobilisent un instant, avant de disparaître à nouveau. Comme si les seigneurs des mers n'accordaient pas leur attention à n'importe qui. Ils vont observer Jim de loin, partir, revenir, écouter. Plusieurs fois. Le quatrième jour enfin la communication s'établit et Jim, ébloui, entend le chant des orques. Quelque chose  entre une trompette surpuissante et aiguë et un ballon de baudruche géant, que l'on ferait crisser sous les doigts. Côté air de scène, on les entend à deux kilomètres. Côté eau sans doute beaucoup plus loin. Mais ce qui frappe le plus Jim, c'est que les orques lui répondent!
 
     A la différence des loups, aux chants cristallisés dans des formes immuables depuis la nuits des temps, les orques improvisent. en harmonie avec la guitare! Jim lance un accord, les orques s'alignent. Mieux: ils participent carrément à des constructions musicales. Par exemple Jim fait miauler sa guitare en saccades de 2-3-2-3-2-3, une orque lui répond 1-2-1-2-1-2. Puis Jim l'imite et, d'un coup, c'est l'orque qui se met au 2-3-2-3-2-3. Ou alors ils montent un triangle, jim jouant trois coups, l'orque deux, Jim un, l'orque rien du tout. Souvent, c'est l'orque qui part la première, dans une modulation complexe. Immédiatement, Jim essaye de l'imiter, il sort de sa guitare un son maladroit, imitant de loin celui du cétacé. Celui-ci à son tour, imite Jim, c'est-à-dire qu'il reproduit exactement l'imitation bancale que le musicien vient de faire de lui…  … Le concert le plus réussi fut ouvert par la musique des orques.
 
 
 
On lit bien dans ce témoignage incroyable, à prendre avec prudence car non répliqué à ma connaissance, combien l'autonomie d'un plan, ici le plan de la structure musical, sa relative séparation, dissociation, des autres plans chez l'homme et chez l'orque, permet une circulation de signes sonores, autorisant une forme de reconnaissance, d'intérêt, entre ces deux espèces différentes. On savait, dans le même ordre d'idées, les orques capables de copier aussi le langage des dauphins.
On peut remarquer que ce mécanisme existe aussi chez des animaux plus simples, tels les geais qui sont ainsi les vigies de la forêt ! Ce signe d'un danger qu'est leur cri est compris par bien d'autres animaux, qui augmentent du coup leur niveau de vigilance. Mais les exemples sont nombreux des signes sonores animaux qui circulent entre les espèces. Le point commun qui nous intéresse ici, entre les concerts avec les orques, ces signaux sonores et le signifiant, tient à ceci : dans les trois cas, une représentation est là, ce qui autorise sa transmission. C'est bien l'autonomie de cette représentation par rapport à l'être qui l'émet qui permet sa transmission. Les points de résonance entre cette représentation et la complexité des organismes qui l'émettent et la reçoivent, selon leur nombre et leur structure, vont inaugurer des effets très variables, et plus ou moins organisés. 
La particularité dissociative de ces signes permet donc même une certaine communication inter-espèce.
 
Ce qui se complique avec le signifiant humain, en tant que symbole qui véhicule spécifiquement des éléments centraux de l'identité du sujet, c'est bien qu'alors ce sujet lui-même devient le jouet de la circulation signifiante. Cette circulation qu'il permet, si elle ouvre d'immenses possibilités de communications, autorise aussi beaucoup de distorsions, qui sont l'objet même de la psychanalyse. Le plaisir qui inaugure son introduction peut vite se perdre dans son développement, surtout quand une rigidité apparaît, qui ne laisse plus jouer ses différents plans de façon interactive dans ce qu’on appelle le dialogue.