Signifiants et castration, implications thérapeutiques.

En réalité, donc, la seule voie qui conduit à ce que la dissociation physiologique de l'appareil psychique n'aboutissent pas à une dissociation pathologique est représenté par les capacités de remaniement des différents plans grâce aux influences réciproques qu'ils ont les uns sur les autres.
Le sentiment d'identité n'est pas un objet qui s’atteint, mais un processus dynamique, sans cesse changeant. Lacan l'avait tout de même intuitionné, malgré ses douteux "points de capiton", lorsqu'il posait qu'un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Il représentait ainsi un vecteur, et non pas un objet..

La castration chez soi et chez l'autre est ce qui permet le dialogue, comme le montre Francis Jacques dans son étude remarquable sur la structure du dialogue, dont j'ai souvent parlé, "Dialogiques", mais aussi comme l’illustrent les configurations familiales qui produisent de la dissociation clinique : on y constate toujours la dominance d'un discours incastrable, sans sacrifice symbolique aucun de part et d'autre, induisant le sacrifice alors réel d'un être, ou de sa santé…

Ce que j'appelle discours incastrable, on l'a vu, est le discours de vérité. Dire le vrai, être dans le vrai, voilà la condition nécessaire et suffisante pour que se supprime la subjectivité ! Je l'ai longuement évoqué dans le chapitre précédent sur les dérives mathématiques quand elles se veulent absolues, et leur rapport avec la structure du trait paranoïaque.
Lorsque la dissociation devient insupportable, lorsque rien ne s’articule, c’est la recherche de vérité, d’absolu qui apparaît comme solution, c’est la dissociation qui est fuie, avec ses conséquences de fuite du réel, d’échappement à l’altérité. Le miroir narcissique devient absolu, tout le monde est nécessairement pareil, pur, non différencié. L’exigence narcissique absolue voulant écraser toute dissociation finit par brutaliser toute différence… C'est le chemin de folie que prendra que montre ce texte magnifique de Régean Ducharme sur l'histoire d'une folie, dont j'ai aussi souvent parlé : "L'avalée des avalés".

On comprend bien que le chemin thérapeutique passe alors par la restauration de cette castration de tous côtés : celui du patient, de son entourage, y compris versus thérapeute.
Ainsi, si on est certain de l'autre, par exemple sûr de ce qu'il est et pense, tout simplement on le supprime !
Le diagnostic médical, psychologique ou psychanalytique est sur ce plan bien délicat à manier. Il est en effet à la fois un outil de la pensée thérapeutique et hélas une classification trop souvent réductrice du patient, qui peut se transformer en signifiant rigide, indiscutable, inhabitable, dénué de tout plaisir et de fait pathogène ! En effet, ces outils ne sont en fait que des  caractéristique de la structure du dialogue en cours, et non des aperçus de l'être, qu'il soit biologique ou psychique.  Face à ce risque, annoncer au patient que son analyste ne dit (plus ou moins, heureusement) que des bêtises, au sens où aucune interprétation ou intervention ne peut être juste, dans le sens de décrire la réalité psychique de quelqu'un d'autre, ce que je fais maintenant quasi systématiquement au début de toute thérapie, permet de situer tout le savoir psychanalytique comme fiction nécessaire au thérapeute et parfois utile au patient pour l'aider à penser, mais pas plus. Ce ne sont que métaphores. Mais cela autorise aussi et surtout à situer la subjectivité du patient comme inaliénable et d'importance première... La castration de la vérité de sa théorie doit aussi exister chez le thérapeute, l'analyste, si on espère qu'une subjectivité puisse se restaurer peu à peu en face de lui.
Faute de quoi, on assiste souvent à des aggravations dramatiques provoquées entre autre par des diagnostiques gravissimes et toujours discutables posés par des soignants trop pressés, ce qui est hélas à notre époque de pratique courante, tel une schizophrénie 'désignée" chez un jeune adulte, et dont tout le monde veut, pour qu'il se soigne bien, que le patient lui-même s'en empare, alors qu'il inaugure simplement une crise existentielle en fait bien indispensable pour lui et les changements dont il a besoin, quand on sait la lire ainsi.
 
Signifiant et projection.

Cette vision de la dissociation signifiante et de la place éminente qu'y prend le plaisir permet aussi de mieux saisir ce qu'il en est de la projection, et de la position dite schizo-paranoïde : la projection n'est rien d'autre que la structure même du narcissisme, du signifiant, puisque l'intime du sujet est représenté par ce signifiant, en fait externe. La connaissance interne du sujet est, par le biais de la spaltung du langage, externalisée, projetée, par effet de structure.
Alors, s'éclaire le vieux mystère de la tradition psychanalytique anglaise, qui pose le processus psychotique comme une étape archaïque du développement de la personne, et ainsi ne différencie pas vraiment le normal du pathologique. En effet, si la position paranoïde est une conséquence logique de la schize signifiante, alors effectivement tout le monde est concerné. La structure dissociative du signifiant est même une définition de l'humain.

C'est dans sa dynamique que cette structure se différencie entre normal et pathologique, autour du thème central de la castration et de la vérité, du dialogue remaniant ou du monologue écrasant, et au final du plaisir ou du déplaisir.
 
 
Conclusion

Un style peut alors s'inscrire dans le langage, le sujet est présent à la parole, la poésie de l'être affleure sous la prose du langage… Le plaisir poétique est tout simplement la condition d'entrée et de remaniement de l'univers signifiant. Seule la poésie permet de supporter le langage, ce que réintroduisent souvent les poètes qui en ont manqué à leur départ de vie, comme on l'a vu au début de ce chapitre.

Il existe bien sûr une poésie psychotique, mais qui fonctionne toujours comme une tentative de restructuration d'un corps éparpillé, la langue utilisée l'étant tout autant, avec une angoisse constamment présente. Alors que la poésie non psychotique joue des espaces entre l'imaginaire le symbolique et le réel dans une liberté et une invention qui fait plutôt circuler un corps bien consistant dans ses dédales de structuration signifiante. C'est que la métaphore, et particulièrement la métaphore du corps poétique, est, précisément, l'objet par excellence ce qui va permettre la circulation entre les plans dissociées de l'appareil psychique. 
Il est clair que le frontière entre poésie psychotique et celle d'un corps rassemblé n'est pas absolue, et bien des poètes, selon les époques de leur vie, s'aventurent de part et d'autre de cette délimitation un peu floue dans le réalité, comme par exemple Rimbaud. Il semble cependant que les poésies qui font appel à une métaphore bien incarnée explorent plus largement le monde que les autres, qui ont tendance à tourner un peu plus autour de l'angoisse. Qu'on pense à la poésie d'un René Char face à celle d'Antonin Artaud, par exemple.
L'objet métaphorique est donc le pivot du fonctionnement hétérologue du signifiant, il est le minimum de point de contact, commun, entre les structures clivées entre lesquelles il circule. Sa différence avec le point de capiton de Lacan, concept un peu dangereux même, on l’a vu, tient au fait qu'il n'a pas de fonction à proprement parler identificatoire fixée. Il fait plutôt flotter entre les instances de l'appareil psychique des correspondances souples, il fait se rencontrer des tangentes variables, il est remaniable.

C'est à travers la fonction centrale de métaphore du signifiant que s'exercent les caractéristiques par excellence du sujet, à savoir l'humour, le style, l'invention. C'est elle qui permet le plaisir de fonctionnement de l'appareil psychique, plaisir d'un ensemble en mouvements, en résonances avec l'instable réel, en lieu et place de massifs clivages qui ne permettent pas cette mobilité, et laissent alors l'angoisse sourdre de tous ces espaces psychiques incoordonnés et surtout incoordonnables dans leurs prétentions de vérité.

C'est en cela qu'on peut aussi comprendre la limite fondamentale de toute interprétation qui se prend au sérieux : n'agissant que sur un plan, elle ne peut pas fonctionner pour restaurer une circulation métaphorique. Au contraire de l'association libre, l'intervention ponctuelle, le soulignement, l'humour même, qui font au contraire tous appel à un titre ou un autre au fonctionnement métaphorique. L'interprétation sérieuse peut parfois résoudre un problème simple, ce qui n'est déjà pas si mal, mais n'a pas vocation, faute de cette fonction métaphorique, poétique, à réduire une souffrance dissociative. Elle peut aider à rétablir la circulation psychique sur un plan, mais pas entre les plans.. Ce que permet au contraire la métaphore.
 
Beaucoup d'interventions d'analystes ne sont pas des interprétations monologiques, mais bien plutôt des métaphores. Elles ont alors pour fonction, que l'analyste le sache ou non, d'assouplir, ou même parfois de simplement réintroduire des signifiants souples, hétérologues, dans le registre symbolique de la cure. Par exemple les squeggles de Winnicot sont de bon exemples de cette pratique. Mais il en est d'autres, fort nombreuses et repérables dans la littérature.
Ainsi, Freud lui-même souligne-t-il le fonctionnement essentiellement métaphorique des interprétations, à travers le double sens des signifiants des rêves et des mots d'esprit, même si hélas il rabat ensuite cela sur une logique dominante et monolithique, celle du transfert. Ceci rend compte sans doute de ses succès mitigés, ce dont on ne peut en vouloir à un inventeur : tout n’était pas encore inventé... !
Ce sont en fait des sens tangentiels à deux ou plus univers, dont l'un est inconscient, qui font opérer l'interprétation, mais jamais une réduction logique sur un plan, sauf dans des cas simples qui sont au fond plus de la transmission de savoir utile, du culturel, que de la psychanalyse…
 
Il s'agit, dans l'interprétation, rétablissant la fonction métaphorique des signifiants, de restaurer leur capacité de traducteurs poétiques de l'être entre ses plans, afin que peu à peu le patient retrouve le plaisir d'inventer ses propres recherches de solutions.
Ainsi, l’effet serait fort différent dans le cas suivant, selon le type d’intervention de l’analyste : imaginons un patient qui se plaindrait d’échouer dans sa tentative de réparer des parents, qui ne lui demandent d'ailleurs rien de la sorte. Il est probable que, si l’analyste décide d’intervenir, en lui indiquant qu’il sacrifie son propre chemin pour une cause impossible ne serait suivi que de peu d’effets positifs.
Par contre, dire au patient que cela fait venir à l’analyste l’image d’un jeune oiseau qui tenterait de voler en gardant son nid sur son dos serait probablement plus opérant, car cela laisserait alors la possibilité au patient de réinterpréter à sa guise, en en parlant ou non à l’analyste, cette métaphore oh combien poétique, on en conviendra !

Il faut laisser la parole en cette fin de chapitre à une citation déjà citée dans un autre travail (merci au Dr Yves Besombes) du poète maudit le plus représentatif de la dissociation, à savoir Antonin Artaud, qui décrit fort bien combien la douleur de la séparation recouvre précisément la place de la métaphore, place de croisée des mondes, autorisant une certaine fluidité, dont l'absence est précisément son douloureux problème. Son extraordinaire talent lui permet de rassembler le présent travail dans quasiment toutes ses composantes en quelques mots. La dernière phrase indique en outre clairement le rapport étroit entre l'aspect dissociatif de l'habitat humain et ce qu'on appelle la pulsion. Comme en électricité, où la séparation des plans + et - est précisément ce qui génère la différence de potentiel, l'énergie..

"Cette douleur plantée en moi comme un coin, au centre de ma réalité la plus pure, à cet emplacement de la sensibilité où les deux mondes du corps et de l'esprit se rejoignent, je me suis appris à m'en distraire par l'effet d'une fausse suggestion.
L'espace de cette minute que dure l'illumination d'un mensonge, je me fabrique une pensée d'évasion, je me jette sur une fausse piste indiqué par mon sang. Je ferme les yeux de mon intelligence, et laissant parler en moi l'informulé, je me donne l'illusion d'un système dont les termes m'échapperaient. Mais de cette minute d'erreur il me reste le sentiment d'avoir ravi à l'inconnu quelque chose de réel. Je crois à des conjurations spontanées. Sur les routes où mon sang m'entraîne il ne se peut pas qu'un jour je ne découvre une vérité".