Reprise des éléments kleiniens

Commençons ce commentaire par le terme de réalité ici employé. Il est clair, et ce fut aperçu par Freud, que la séparation entre le soi et le non soi est ce qui fonde cette réalité en tant qu’extérieure au sujet. Le non soi est ce qui résiste au désir, ici archaïquement réduit aux mouvements pulsionnels. Si chez l’animal ceci se règle à l’aide de l’instinct, qui dessine les contours de la survie avec plus ou moins d’apprentissage selon le niveau d’évolution de l’animal, chez l’homme, ces pulsions ont à passer par l’autre et sa langue pour trouver leur issue.
L’infans a à faire ce détour pour satisfaire quasiment tous ses besoins vitaux, miroir pulsionnel bien imparfait, qui suscite nécessairement frustrations et impatiences, lesquelles ne rencontrent chez le nourrisson que pleurs et colères d’autant il est proche de la naissance.
C’est ainsi que ce qu’on appelle les pleurs immotivés du 3° mois sont peut-être dus à ce constat qui commence à s’organiser chez l’enfant que rien de ce qui peut le satisfaire, ou presque ( nous verrons l’importance de ce presque…), ne peut s’obtenir ou s’approcher sans passer par l’autre. Il a ainsi à faire face, dès la naissance, à une dissociation entre ses besoins pulsionnels internes et leur satisfaction médiatisée par l’autre. C’est ce que j’appelle la première crise dissociative, dont l’évolution décidera ou non de la nécessité d’une seconde plus tard, qui peut prendre la forme d’une crise schizophrénique, si le dialogue originel était trop pauvre, trop asymétrique. L’élaboration symbolique qui s’ensuit est le produit de l’effort de l’enfant ou du patient et des propositions de l’adulte ou des thérapeutes pour gérer cette contrariante dissociation. Mélanie Klein dénomme quant à elle ce moment « crise dépressive », qui vient clore la phase schizo-paranoïde. L’objet transitionnel de Winnicot est une bonne illustration de ce mécanisme, au sein duquel fantasmes, rêves et créativité langagière trouvent le terreau de leur développement. Alors, ce qui satisfait l’enfant ne passe plus complètement par l’autre, mais aussi par ces productions de son propre appareil psychique, le « presque de l’autre » désigné plus haut.

M.K. fait jouer, dans les difficultés évolutives de ces moments, pouvant amener la prévalence de fixations psychotiques schizo-paranoïdes, deux mécanismes, l’un, endogène, l’autre relationnel  :

Klein considère que des facteurs constitutionnels et environnementaux affectent l’évolution de la position schizo-paranoïde. Le facteur constitutionnel essentiel est l’équilibre entre la pulsion de vie et la pulsion de mort chez l’enfant. Le facteur environnemental principal est la qualité des soins maternels que reçoit le bébé. Si le développement se déroule normalement, les angoisses paranoïdes extrêmes et les défenses schizoïdes sont largement abandonnées chez le nourrisson pendant la position schizo-paranoïde initiale et durant l’élaboration psychique qui survient pendant la position dépressive.

Dans les aléas de ce complexe processus, je pense pour ma part que le facteur constitutionnel est une erreur, comme la pulsion de mort d’ailleurs. En effet, ces concepts sont des élaborations qui risquent fort d’exonérer le thérapeute et l’analysant des efforts pour repérer et franchir les nombreux obstacles à la force de vie. Si on ne suit pas cette piste, alors autre chose apparaît : l’énergie du vivant, pour se développer, passe chez l’homme par l’autre, qui dès lors fera obstacle ou relais ! Comme je n’ai, pas plus que tous les psychothérapeutes d’enfant, jamais vu de pathologie sérieuse sans de graves quiproquos venant de l’inconscient des parents, je maintiens pour le moment cette piste très précieuse au plan thérapeutique, beaucoup plus que celle d’un facteur constitutionnel mortifère. 

Quelle est plus précisément cette piste de la place de l’autre dans le développement du soi ? Platon au secours de M.K. !

Les pleurs et la colère sont bien les seuls moyens archaïques d’expression de l’enfant, avant même l’apparition du premier sourire. Mais ces deux manifestations se suivent de près, ce qui laisse présager de leur articulation : si l’autre frustre, il peut aussi satisfaire…
C’est précisément à ce niveau que va se jouer le passage de l’univers psychotique d’origine, donc universel pour Mélanie Klein, à celui du plaisir de l’autre, qui pour moi est ce qu’elle appelle « l’échelle des valeurs de la réalité » qui ouvre au compromis entre les pulsions primaires et la secondarisation symbolisante du passage par l’autre. On imagine bien, de ce qu’on connaît de son histoire, que ce chemin ne fut pas simple pour elle, ce qui lui permit probablement précisément de l’apercevoir.

Même si le terme d’identification projective n’est pas présent dans ce texte, il s’en déduit aisément de cette dépendance altruiste. 
Mélanie Klein imagine, ou plutôt constate que le monde de l’infans est essentiellement pulsionnel. On ne saurait là la contester. C’est pour immédiatement proposer que les premiers objets psychiques soient des représentants de ces pulsions. Cela semble aussi aller de soi, comme conséquence des premiers processus de mémorisation opérants dans l’appareil psychique. 
Que dès lors on ait affaire dans la prime enfance à des interactions entre les pulsions et leurs objets d’autant plus brutales qu’on est proche de la naissance, voilà qui semble aussi de l’ordre de l’évidence. La projection kleinienne est un effet du miroir pulsionnel du premier âge. Que l’agressivité risque imaginairement de se retourner contre le sujet, voilà qui n’est qu’une conséquence de ce premier miroir altruiste de l’enfance. Trop brutal, trop intrusif, comme ce fut sans doute le cas de la mère de M.K., et voilà la suite du développement psychique perturbée, la dissociation structurante devenant alors gouffre angoissant.

Alors, dans cette phrase fondamentale : alors que le cours normal du développement permet au moi d'estimer progressivement les objets extérieurs à l'échelle des valeurs de la réalité, le monde - c'est-à-dire, pratiquement, les objets – est évalué par le psychotique à son niveau d'origine, elle propose deux avancées majeures pour notre propos qui situent très précisément la possibilité d’un traitement psychothérapique du trait psychotique ! 
La première tient au fait qu’elle n'avance pas une différence de nature entre le trait psychotique et les autres, mais simplement une chronologie universelle du développement, lequel est alors plus ou moins perturbé, bloqué, dans son déroulement. Le trait psychotique n’est pas d’une autre nature, comme chez les psychiatres classiques, Freud et Lacan, mais universel dans une théorie des stades. Dès lors, une fraternité profonde entre psychanalyste et patient reste possible, ce qui est à mon sens la vraie base d’un travail efficace, et explique en partie les échecs des auteurs cités plus haut et le succès des autres.

La seconde est contenue dans l’idée que le cours du développement est relié à l’échelle des valeurs de la réalité. M.Klein n’explicite pas cette notion, pourtant centrale. Elle rend compte, pourtant, telle que je la comprends, à la fois de l’impasse à l’origine du trait psychotique, et aussi de la possibilité de son traitement transférentiel ! C’est en effet de la façon dont les adultes, ou le thérapeute, (soit la réalité externe pour l’enfant, ou le transfert pour le patient) renvoient les propositions pulsionnelles que va dépendre la mise en place de tous les processus de secondarisation, de symbolisation, donc de civilisation et de langage. 
C’est là l’échelle des valeurs, à savoir la valeur de plaisir que l’autre représente pour l’enfant. Que l’adulte renvoie ce plaisir face au désordre de l’enfant, voilà la condition à la fois du développement dans l’enfance normale ou de la reprise de son cours dans le transfert psychotique. Le plaisir dans la cure est alors celui de l’accueil respectueux et de qualité et celui de l’élaboration du patient. Il est évidemment impossible à tenir si l’analyste ne règle pas cette distance à l’écart de toute tentation inconsciente fusionnelle ou clivante de sa part, qui réveillerait alors en acte l’oralité destructrice à l’origine du trouble…

Platon ne disait pas autre chose , si on associe l’harmonie au plaisir , dans l’extrait suivant : Malgré cette prépondérance du corps chez l’enfant qui retient l'âme prisonnière, il n'est pas qu'un corps agité et troublé par la multiplicité des désirs et des appétits. Il possède quelque chose qui le relie à la spiritualité. C’est la notion d'ordre qui transparaît dans son sens inné du rythme et de l'harmonie.
Pour l'enfant « il y a un sens de l'ordre [...] C’est un privilège que la nature humaine est seule à posséder. Cet ordre dans les mouvements a précisément reçu le nom de rythme » .
Ainsi, ce qu'intuitivement et avec bonheur pratiquent les mères et les nourrices, en chantant berceuses et comptines à l'enfant, est alors explicité par Platon : le plaisir musical de l'enfant est lié à l'éveil de cette faculté d'ordre, essentiellement humaine. Le sourire radieux de l'enfant qui écoute les chants, exprime la joie d'une âme qui se reconnaît, qui sent confusément la présence d'une harmonie essentielle. La première éducation musicale réveille l'âme endormie, âme qui subissait auparavant le joug du corps et du sensible (ce qui est perçu par les sens).
Platon écrit aussi dans le Timée : « L’harmonie, dont les mouvements sont de même espèce que les révolutions régulières de notre âme [...] Les muses nous l'ont donnée comme une alliée de notre âme, lorsqu’elle entreprend de ramener à l'ordre et à l'unisson ses mouvements périodiques, qui se sont déréglés en nous. ».

C’est bien cette introduction d’un plaisir de l’autre, pourquoi pas dans sa toute origine d’ordre vocal musical, donc transcendant pour le sujet, qui peu à peu permet à l’enfant de différer ses pulsions vers ce qu’on appelle en psychanalyse le registre secondaire, symbolique. L’échelle de valeur de la réalité se mesure ainsi à cela, et celle-ci existera d’autant pour l’enfant qu’il aura plaisir à passer par l’autre pour son registre pulsionnel !
C’est donc ce plaisir de l’autre qui donne chez l’humain le sens de la réalité, à la mesure de la dépendance de l’enfant au registre de l’altérité et du symbolique, qui est consubstantiel dans notre espèce si loin de ses instincts. Cela fait bien longtemps qu’il m’intéresserait de faire une étude sur ce que je suppose de l’évolution décroissante des chansons maternelles dans nos sociétés, et son lien éventuel avec l’augmentation des troubles de la petite enfance. Mais Platon n’est plus là pour m’aider à la mener !

Pourtant, dans la suite de son travail, elle passe à côté de problèmes d'interaction parents-enfant, de dialogue, supposant, en fidélité à Freud sans doute, une anomalie constitutionnelle du moi . Pourtant, cette échelle des valeurs de la réalité, qu'elle situe comme condition du développement, est parfaitement lisible dans la description célèbre du petit Dick  : 

Voici quelques détails sur son histoire antérieure. Nourrisson, il avait traversé une période particulièrement peu satisfaisante et troublée : sa mère avait essayé en vain, pendant plusieurs semaines, de le nourrir au sein, et il avait été près de mourir de faim. 0n eut alors recours à l’alimentation artificielle. Finalement, on lui trouva une nourrice - il avait sept semaines à ce moment-là - mais il ne s'en porta pas bien mieux. Il souffrit de troubles digestifs, d'un prolapsus anal, et plus tard, d'hémorroïdes. Bien qu'il fût parfaitement bien soigné, il ne reçut jamais de véritables témoignages d'amour, car dès sa naissance, sa mère eut à son égard une attitude empreinte d'une angoisse extrême ; il est possible que son développement en ait été affecté.
De plus, ni son père ni sa nurse ne lui manifestant beaucoup d'affection, Dick avait grandi dans un milieu assez pauvre en amour.
Quand il eut deux ans, il eut une nouvelle nurse, adroite et affectueuse, et un peu plus tard, il fit un long séjour chez sa grand-mère, qui était très tendre avec lui. Ces changements eurent une action notable sur son développement. Il avait appris à marcher à l'âge normal, mais des difficultés surgirent au moment de l’apprentissage du contrôle sphinctérien. Sous l’influence de la nouvelle nurse, il acquit beaucoup plus facilement des habitudes de propreté. Cela fut fait à l’âge de trois ans ; il témoigna même à cette occasion d'un certain degré d'ambition et de compréhension. A quatre ans, il eut une nouvelle occasion de se montrer sensible aux reproches.