L'histoire de ces patients malades de vérités impartageables, non remaniables, montre en effet des enfances où la non-réciprocité a été la règle. Une vérité éducative, pédagogique, non discutable, a été leur entrée dans la langue, et est devenue ipso facto celle dont ils se servent alors eux-mêmes, poursuivant ainsi leur enfermement. Le plaisir alors n'est plus dans l'échange, faute de résonance profonde entre eux et la langue. Il peut être dans la maîtrise, le commandement, l'imaginaire, mais plus dans le dialogue réel avec l'autre, avec toutes les limites et les souffrances que cela implique alors. D'ailleurs, les quelques patients aux prises avec ce trait psychique que j'ai eu en analyse ou psychothérapie sont tous venus en raison de ruptures insupportables avec leurs propres enfants…

Ainsi, on peut poser que dans le trait paranoïaque, le corps, en fait constitué, écrase la langue vivante et l'autre de ses vérités, ayant été écrasé de la sorte dans sa construction même, alors que dans le trait schizophrénique, c'est la langue qui éparpille le corps, ayant même empêché plus ou moins complètement sa constitution. Dans les deux cas, le plaisir en tant que résonance entre les désirs internes et le monde externe, y compris l'autre, est réduit à la portion congrue, faute d'échange dans le premier cas, et de lieu d'échange, le corps unifié, dans le second. C'est alors souvent l'imaginaire, le délire, qui y pourvoit. Faute d'espace interlocutif, le corps imaginaire est écrasé dans un cas, ne peut se constituer dans l'autre.

La nouvelle de Sartre "L'enfance d'un chef" décrit remarquablement ce trajet, dans laquelle on voit le petit Lucien, petit paranoïaque en herbe, complètement joué par son entourage, et totalement dénué de possibilité de se dire vraiment dans un vrai dialogue avec les adultes qui l’entourent.

C'est ainsi qu'on constate en clinique une relation inverse entre la qualité, voire le plaisir du lieu thérapeutique ou analytique, et l'efflorescence délirante. Le premier traitement du délire consiste ainsi en l'attention du thérapeute à maintenir et développer un lien transférentiel de qualité, qui va peu à peu restaurer les puissantes et vitales fonctions du dialogue chez l'être humain, de l'espace interlocutif.


On comprend aussi alors que les deux termes du dialogue, patient et thérapeute, pour rester opérationnel, vectorisés, doivent exister ensemble et séparément. On peut reconnaître, admettre un délire chez l'autre sans pour autant le valider pour soi. Des interventions du genre : "ok, vous êtes certain de telle ou telle chose, je le respecte, et je me respecte aussi en n'y croyant pas et en vous le disant" sont souvent possibles, et présentent l'immense avantage, lorsqu'on peut le faire, de poser un dialogue réel en face d'un délire. L'enjeu fondamental de ce travail transférentiel est que le thérapeute reste authentique avec son patient… Lorsqu'il disparait en raison d'un abus de dé-être lacanien comme on le voit souvent, ou pour toute autre raison, l'espace transférentiel n'est plus un espace interlocutif. Le silence de l'analyste est un outil, et non le fondement de sa présence.

On saisit alors aussi mieux ce que j'ai déjà posé plus haut, à savoir que l'analyste, le thérapeute qui est certain de son interprétation, sûr de sa vérité, tue ainsi le dialogue vivant dans lequel chacun part, avec l'autre, à la recherche de lui-même. Il n'y a plus de psychothérapie possible dès lors, faute de plaisir d'échange et de découvertes mutuelles.


Conclusion

Aussi la clinique de la psychose est-elle essentiellement une clinique du dialogue, et la pathologie dite psychotique, de même, une pathologie parfois ancienne et ancrée de ce dialogue, parfois plus aigüe et récente, comme dans le cas rapporté.
Dit autrement, avant qu'il n'y ait du contenu, encore faut-il qu'il existe un contenant acceptable : l'espace interlocutif, intersubjectif. L’appareil psychique est cet ensemble contenu et contenant, incluant alors toujours l’autre réel et intériorisé, dans sa constitution.

Une telle approche de ces questions bouleverse toute la clinique conventionnelle, psychiatrique ou psychanalytique. En effet, alors, il n'existe plus d'objectivation d'un sujet psychotique par un sachant, qu'il soit psychiatre ou analyste, mais une interaction immédiatement opérante comme telle, incluant les deux dans le dialogue, dès la rencontre. Tout se joue, dès le départ de la rencontre thérapeutique, dans l'espace interlocutif. Comme dans la pensée quantique, l'observateur influence grandement l'expérience, puisqu'il en fait alors littéralement partie. La partie transférentielle et thérapeutique est alors lancée, avec tous ses aléas et ses difficultés, mais aussi alors sa possibilité de réussite, lorsqu'un espace interlocutif, reprend ou prend sa place dans la construction subjective… Le fondement même de l'appareil psychique tient à sa fonction de plaisir d'échange, comme nous l'avons vu tout au long de ce travail sur la place du plaisir chez l'humain. La disparition de cet espace, sous le coup des vérités que l'un veut imposer à l'autre dans sa vision subjective du monde, amène alors la modification de appareil psychique qu'on appelle le trait psychotique, traité ici dans sa version paranoïaque.


Une conséquence fort complexe de l'existence centrale de cet espace interlocutif  et intersubjectif dans la constitution de l'appareil psychique tiendra alors, lorsqu'il est constitué, à une décentrage de l'être, dans son ancrage à ce qu'on peut appeler un signifiant, c'est à dire un symbole inscrit dans cet espace et dans la langue à la fois, dès lors intime et extime, impliquant l'identité du sujet. Le plaisir vivant, structurant au sens de Jérémy England, ne peut alors plus se comprendre seulement de l'être, mais de l'être dans l'inscription signifiante. C'est le domaine inévitable de la névrose humaine, qui fera l'objet de la suite de ce travail.



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