Le dialogisme, souvent associé à la polyphonie, est un concept développé par le philosophe et théoricien de la littérature Mikhail Bakhtine dans son ouvrage "Problème de la poétique de Dostoïevski". Pour Bakhtine, le dialogisme est l'interaction qui se constitue entre le discours du narrateur principal et les discours d'autres personnages ou entre deux discours internes d'un personnage. Grâce à ce procédé, l'auteur peut laisser toute la place à une voix et une conscience indépendantes de la sienne et garder une position neutre, sans qu'aucun point de vue ne soit privilégié. Ce procédé permet de garder intactes les oppositions entre des conceptions idéologiques divergentes plutôt que de les masquer dans un discours monologique dominé par la voix de l'auteur.
Le concept bakhtinien de polyphonie a été jugé problématique parce que l'auteur n'en donne jamais une définition stable et le reformule différemment d'un livre à un autre. D'abord appliqué à Dostoïevski, le concept est ensuite présenté comme caractéristique de toute narration, et serait déjà présent dans L'Âne d'or d'Apulée[1].

On comprend aisément que pour Dostoïevski le centre de son monde artistique devait être le dialogue, non pas d’ailleurs en tant que moyen, mais en tant que but en soi. Le dialogue n’est pas pour lui l’antichambre de l’action, mais l’action elle-même. Ce n’est pas non plus un procédé pour découvrir, mettre à nu un caractère humain fini ; dans le dialogue, l’homme ne se manifeste pas seulement à l’extérieur, mais devient, pour la première fois, ce qu’il est vraiment et non pas uniquement aux yeux des autres, répétons-le, aux siens propres également. Être, c’est communiquer dialogiquement [obš?at’sja dialogi?eski]. Lorsque le dialogue s’arrête, tout s’arrête. C’est pourquoi, en fait, le dialogue ne peut et ne doit jamais s’arrêter.




.Toute l’œuvre [Le Double] est construite comme un dialogue intérieur ininterrompu de trois voix dans le cadre d’une conscience décomposée. Chacun de ses moments significatifs se trouve au point d’intersection de ces trois voix et de leur succession d’interruptions brusques et douloureuses. En employant notre image, on peut dire que ce n’est pas encore de la polyphonie, mais ce n’est déjà plus de l’homophonie. Le même mot, la même idée, le même phénomène sont pris en charge par trois voix et ils résonnent différemment dans chacune. Le même ensemble de mots, de tons, d’orientations intérieures se réalise à travers le discours intérieur de Goliadkine, à travers le discours du narrateur, et à travers le double ; de plus, ces trois voix sont tournées l’une vers l’autre, ne parlant pas l’une de l’autre, mais l’une à l’autre. Trois voix chantent la même chose, mais pas à l’unisson : chacune a sa partie [3].

Dans les oreilles de Goliadkine, la voix du narrateur, qui provoque et qui se moque, et la voix du double résonnent sans discontinuer. Le narrateur lui crie à l’oreille ses propres mots et pensées, mais sur un ton autre, irrémédiablement étranger, qui condamne sans appel et qui se moque. Cette deuxième voix est présente dans tous les héros de Dostoïevski […]. Le diable crie dans l’oreille d’Ivan Karamazov ses propres mots [4].
Une parole étrangère pénètre graduellement, s’insinue dans la conscience et dans le discours du héros : sous forme de pause, ce qui ne convient pas au discours monolithique et sûr de lui-même ; ou bien sous forme d’un accent étranger qui a cassé la phrase ; ou encore sous forme d’un ton anormal, strident ou fêlé [5].
Dans chaque œuvre de Dostoïevski, une voix étrangère, à l’accent changé, chuchote dans l’oreille du héros. Il en résulte une union à jamais originale des voix et des paroles dans une seule parole, dans un seul discours, une intersection de deux consciences dans une seule – sous une forme ou une autre, à un degré ou à un autre, dans une direction idéologique ou dans une autre [6].
Trouver sa voix et l’orienter au milieu d’autres voix, l’unir à certaines, l’opposer à d’autres, ou bien la séparer d’une autre voix avec laquelle elle est fondue jusqu’à en être indiscernable, tels sont problèmes que les héros résolvent au cours du roman .

Nous avons déjà parlé du phénomène du rire réduit très, important dans la littérature mondiale. Le rire y est une attitude esthétique déterminée - mais intraduisible dans le langage logique - à l'égard de la réalité: c’est-à-dire une certaine façon artistique de voir et de comprendre, par conséquent un mode structural pour l’image du sujet et le genre littéraire. Le rire ambivalent camavalesque possède une grande puissance créatrice, capable d’engendrer des genres. Il atteint et embrasse les phénomènes au cours de leur transformation ou de leur remplacement, fixe en eux les deux pôles du devenir, dans leur instabilité permanente, féconde, régénératrice : dans la mort il présage la naissance, dans la naissance, la mort ; dans la victoire, la défaite, et vice versa ; dans l’intronisation, la « détronisation ››, etc. Le rire carnavalesque ne laisse aucun de ces moments du changement s'absolutiser et se figer dans le sérieux monologique. 

Mais on peut dire que l’expression la plus importante, la plus lourde de conséquences, du rire réduit se trouve dans la dernière position de l'auteur : celle-ci exclut tout sérieux monologique, ne laisse s'absolutiser aucun point de vue, aucun pôle de la pensée et de la vie. Tout le sérieux et tout le pathos monologique se réfugient chez les héros, alors que l’auteur, en les faisant se rencontrer dans le « grand dialogue ›› du roman, laisse ce dialogue ouvert et inachevé.

La nature du jeu (aux dés, aux cartes, à la roulette) est carnavalesque. Cela était nettement ressenti dans l'Antiquité, au Moyen Age, pendant la Renaissance. Ses symboles entraient toujours dans l’imager carnavalesque.
Des hommes de diverses positions sociales (hiérarchiques), en se groupant autour de la table de la roulette, deviennent égaux aussi bien devant les règles du jeu qu'en face de la chance, du hasard. Leur conduite devant une table de jeu ne fait pas partie du rôle qu’ils jouent dans la vie habituelle.
L’atmosphère même est celle de changements de fortune subits et radicaux, d'ascensions et de chutes rapides; autrement dit, d'in-détronisations. La mise est semblable à la crise : l’homme se sent sur une sorte de seuil. Le temps du jeu est un temps spécial, la minute y vaut aussi des années.
La roulette étend son influence carnavalisante sur toute la vie environnante, presque sur toute la ville, que Dostoïevskl n'a pas au hasard appelée Roulettenbourg. 

Bien sûr, nous simpli?ons et accusons quelque peu l'ambivalence très complexe et fine des derniers romans de Dostoïevski. Dans son univers, tout et tous doivent se connaître, ne rien ignorer les uns des autres, entrer en contact, se regarder en face et se mettre à converser. Tout doit "s’inter-re?éter ", « s’inter-éclairer ›› dialogiquement. C'est pourquoi tout ce qui est désuni et dispersé doit être ramené en un « point ›› spatial et temporel. C'est à cela que servent la liberté carnavalesque et la conception artistique du temps et de l’espace, propre au carnaval …

La carnavalisation a rendu possible la structure ouverte du grand dialogue, a permis de transposer les interactions sociales des hommes dans la sphère supérieure de l’esprit et de l’intellect qui fut longtemps l'apanage exclusif d'une conscience isolée, monologique, d'un esprit unique, indivisible, se développant à l'intérieur de lui-même (dans le romantisme par exemple). La perception carnavalesque du monde aide Dostoïevski à surmonter le solipsisme éthique et gnoséologique. Un seul homme, resté avec lui-même, ne peut rapprocher les extrêmes, fût-ce dans les sphères les plus profondes et les plus intimes de sa vie spirituelle, on ne peut se passer de la conscience d'autrui. L'homme ne trouvera jamais toute sa plénitude à l’intérieur de soi.

On comprends dès lors que le trait principal de la paranoïa est l’absence de ce dialogue constructif bien décrit par Bakthine. Non pas comme dans la schizophrènie un dialogue éclaté, d’où le sens métaphorique a sauté, mais au contraire un remplacement complet du dialogue par une rigidité interne qui aspire littéralement tout événement linguistique pour grossir sa structure fondamentale, sorte de monstre de vérité généralisée.
Il est clair que la certitude de la vérité n'appelle aucun dialogue. C'est même la raison fondamentale qui verra fonctionner une relation inverse dans le trajet psychanalytique entre l'habitat par le patient de son délire et son aptitude au dialogue avec son thérapeute. C'est là le coeur du travail, conditionné par le fait que l'analyste se sait lui-même à l'écart de toute vérité ! L'inverse ne produira qu'une aggravation de l'état du patient, en raison de la répétition de la cause même qui l'a amené dans cet état, comme on l'a vu dans les pratiques de Lacan et Freud.



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